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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I by Michel de Montaigne

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MONTAIGNE: LES ESSAIS - Livre I (PDF)

MONTAIGNE: LES ESSAIS - Livre I (PDF)

MONTAIGNE LES ESSAIS Livre I Traduction en fran¸cais moderne du texte de l’´edition de 1595 par Guy de Pernon 2009

MONTAIGNE LES ESSAIS Livre I Traduction en fran¸cais moderne du texte de l’´edition de 1595 par Guy de Pernon 2009 Less

c Guy de Pernon 2008-2009 Tous droits r´eserv´es

Merci `a celles et ceux qui m’ont fait part de leurs encouragements et de leurs suggestions, qui ont pris la peine de me signaler des coquilles dans ce travail, et tout particuli`erement `a Mireille Jacquesson et Patrice Bailhache pour leur regard aigu et leur pers´ev´erance durant toutes ces ann´ees.

Sur cette ´edition Les ´editions des « Essais » de Montaigne ne manquent pas. Mais qu’elles soient « savantes » ou qu’elles se pr´etendent « grand public », elles n’offrent pourtant que le texte original, plus ou moins « toilett´e », et force est de constater que les « Essais », tant comment´es, sont pourtant rarement lus. . . C’est que la langue dans laquelle ils ont ´et´e ´ecrits est maintenant si ´eloign´ee de la nˆotre qu’elle ne peut plus vraiment ˆetre comprise que par les sp´ecialistes. Dans un article consacr´e `a la derni`ere ´edition « de r´ef´erence »1 , Marc Fumaroli faisait remarquer qu’un tel travail de sp´ecialistes ne peut donner « l’´eventuel bonheur, pour le lecteur neuf, de d´ecouvrir de plain-pied Montaigne autoportraitiste “`a sauts et gambades” ». Et il ajoutait : « Les ´editeurs, une fois leur devoir scientifique rempli, se proposent, comme Rico pour Quichotte, de donner une ´edition en fran¸cais moderne pour le vaste public. Qu’ils se hˆatent ! » Voici justement une traduction en fran¸cais moderne, fruit d’un travail de quatre ann´ees sur le texte de 1595 (le mˆeme que celui de la « Pl´eiade »), qui voudrait r´epondre `a cette attente. Destin´ee pr´ecis´ement au « vaste public », et cherchant avant tout `a rendre accessible la savoureuse pens´ee de Montaigne, elle propose quelques dispositifs destin´es `a faciliter la lecture : – Dans chaque chapitre, le texte a ´et´e d´ecoup´e en blocs ayant une certaine unit´e, et num´erot´es selon une m´ethode utilis´ee depuis fort longtemps pour les textes de l’antiquit´e, constituant des rep`eres ind´ependants de la mise en page. – La traduction des citations s’accompagne dans la marge des r´ef´erences `a la bibliographie figurant `a la fin de chaque volume. Ceci ´evite de surcharger le texte et de disperser l’attention. – Des titres en marge indiquent les th`emes importants, et constituent des sortes de « signets » qui permettent de retrouver plus commod´ement les passages concern´es. – Lorsque cela s’est av´er´e vraiment indispensable `a la compr´ehension, j’ai mis entre crochets [ ] les mots que je me suis permis d’ajouter au texte (par exemple `a la page 55, § 16). 1. Celle de Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Gallimard, Coll. « Pl´eiade », 2007 (texte de 1595). L’article cit´e est celui du « Mondes des Livres » du 15 juin 2007, intitul´e « Montaigne, retour aux sources ».

– L’index ne concerne volontairement que les notions essentielles, plutˆot que les multiples occurrences des noms de personnages ou de lieux, comme il est courant de le faire. Ainsi le lecteur curieux ou press´e pourra-t-il plus facilement retrouver les passages dont le th`eme l’int´eresse. – les notes de bas de page ´eclairent les choix op´er´es pour la traduction dans les cas ´epineux, mais fournissent aussi quelques pr´ecisions sur les personnages anciens dont il est fr´equemment question dans le texte de Montaigne, et qui ne sont pas forc´ement connus du lecteur d’aujourd’hui. On ne trouvera pas ici une nouvelle biographie de Montaigne, ni de consid´erations sur la place des « Essais » dans la litt´erature : l’´edition mentionn´ee plus haut, pour ne citer qu’elle, offre tout cela, et mˆeme bien davantage ! Disons donc seulement pour terminer qu’`a notre avis, et contrairement `a l’adage c´el`ebre, traduire Montaigne n’est pas forc´ement le trahir. Au contraire. Car s’il avait choisi d’´ecrire en fran¸cais, il ´etait bien conscient des ´evolutions de la langue, et s’interrogeait sur la p´erennit´e de son ouvrage : « J’´ecris ce livre pour peu de gens, et pour peu d’ann´ees. S’ilIII-9. 114. s’´etait agi de quelque chose destin´e `a durer, il eˆut fallu y employer un langage plus ferme : puisque le nˆotre a subi jusqu’ici des variations continuelles, qui peut esp´erer que sous sa forme pr´esente il soit encore en usage dans cinquante ans d’ici? » Puisse cette traduction apporter une r´eponse convenable `a son inqui´etude. . . Pernon, aoˆut 2008

Pr´eface `a la 2`eme ´edition. Pendant tout le XXe si`ecle, on n’a voulu consid´erer que le texte offert par « l’exemplaire de Bordeaux » de 1588, consid´erant que c’´etait le seul qui pouvait faire autorit´e puisqu’il ´etait le dernier `a avoir ´et´e publi´e du vivant de Montaigne. En d´ecidant de publier, en 2007, le texte de l’´edition posthume de 1595, les ´editions Gallimard ont rompu avec cette tradition, et fourni un ouvrage de r´ef´erence qui fera date2 . Ma propre traduction de ce mˆeme texte - termin´ee en 2007 elle aussi - s’en trouvait du mˆeme coup confort´ee dans sa cr´edibilit´e. Si je n’avais pas cru utile de donner dans la premi`ere ´edition, voici deux ans, la pr´eface ´ecrite par Marie de Gournay, le nouveau tirage de ce livre me donne l’occasion de r´eparer cette erreur. Cette pr´eface est diversement appr´eci´ee. Certains consid`erent qu’elle n’est qu’un plaidoyer pour une ´edition remani´ee et douteuse. Ils ne seraient pas loin de vouloir faire de Marie de Gournay une sorte de « sœur de Nietzsche ». . . Mais si l’on prend soin, comme je l’ai souvent fait en note, de s’interroger sur le sens des ajouts et modifications par rapport `a « l’exemplaire de Bordeaux », force est de constater, pourtant, que tous ne vont pas dans le sens qu’on attendrait d’une « manipulatrice », bien au contraire. Par ailleurs, au-del`a des louanges, `a notre goˆut d’aujourd’hui exag´er´ees, `a l’adresse de Montaigne — qu’elle appelle son « P`ere », au-del`a de la rh´etorique un peu encombrante et des r´ef´erences `a des personnages qui n’ont plus tous valeur d’exemple pour nous, deux aspects m´eritent, `a mon sens, que cette pr´eface soit traduite et publi´ee. Elle offre d’abord un int´eressant ´eclairage sur le combat d’une femme assur´ement « de caract`ere » dans un monde aristocratique o`u les hommes, bien entendu, font « la loi ». Cet aspect de pamphlet « f´eministe » avant la lettre, associ´e `a une d´enonciation v´eh´emente de ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui « l’establishment litt´eraire » ne manque pas de saveur – ni de virulence. De fa¸con plus restreinte, la pr´efaci`ere donne in fine quelques indications sur le soin apport´e par elle `a l’´etablissement du texte 2. On s’´etonne d’autant plus de voir le mˆeme ´editeur, en 2009, republier une traduction fond´ee sur le texte de 1588.

de Montaigne, de ses corrections, de son souci du d´etail, allant mˆeme jusqu’`a donner la liste des mots qu’elle estime avoir dˆu corriger. . . Elle indique clairement aussi que dans son esprit, l’´edition « de r´ef´erence », c’est la sienne! On ne peut que d´eplorer que la copie-t´emoin dont elle se pr´evaut ait disparu. Mais il n’en reste pas moins que ce souci « d’´editeur », `a la fin du XVI`eme si`ecle, et port´e qui plus est par une femme m´erite bien notre attention aujourd’hui. En publiant cette traduction, j’ai le sentiment de r´eparer une vieille injustice. GdP le 26 juillet 2009

Pr´eface sur les Essais de Michel Seigneur de Montaigne par sa Fille d’Alliance3 . [Marie de Gournay4 ] Si vous demandez `a quelqu’un qui est C´esar, il vous r´epondra que c’est un grand G´en´eral. Si vous le lui montrez sans le nommer, tel qu’il fut r´eellement avec ce qui a fait sa singularit´e : sa fiert´e, son ardeur au travail, sa vigilance, sa pers´ev´erance, son goˆut de l’ordre, son art de g´erer le temps, et celui de se faire aimer et craindre, son caract`ere r´esolu, ses d´ecisions avis´ees devant les ´ev´enements inattendus et soudains – si, dis-je, apr`es lui avoir fait admirer tout cela, vous lui demandez de quel homme il s’agit, il vous le donnera volontiers pour l’un des fuyards de la bataille de Pharsale. C’est que pour juger un grand G´en´eral, il faut l’ˆetre soi-mˆeme, ou ˆetre capable de le devenir par le travail et l’´etude. Et c’est peine perdue, pour un athl`ete, que de montrer la force et la vigueur de ses membres `a un cheval pour lui faire croire qu’il remportera la victoire `a la lutte, puisque celui-ci est incapable de sentir si c’est par les cheveux qu’il faut s’y prendre. Demandez encore `a cet homme ce qu’il pense de Platon : il vous fera entendre les louanges [qu’on adresse `a ] un divin philosophe. Mais si vous lui mettez entre les mains « le Symposium » ou « l’Apologie de Socrate », il s’en servira pour emballer sa vaisselle. Et s’il entre dans la galerie d’Apelle, il en sortira avec un tableau, mais ce n’est que le nom du peintre qu’il aura achet´e. Ces consid´erations m’ont toujours fait douter de la valeur des livres et des esprits que la foule admirait (et je ne parle pas des anciens, de qui nous entretenons la r´eputation, non de notre fait, mais par l’autorit´e des beaux esprits qui les ont reconnus avant nous). C’est que la r´eussite et l’intelligence habitent rarement la mˆeme maison. Et je remarque aussi que celui qui se fait tant d’admirateurs ne peut ˆetre vraiment grand, puisque, pour avoir beaucoup de juges, il faut qu’il y ait beaucoup de gens semblables `a lui, ou au moins ressemblants. Le commun des mortels est une foule d’aveugles : quiconque se vante de son approbation se vante d’ˆetre admir´e par des gens qui ne 3. «Fille d’Alliance» est l’expression qui figure dans le chap. 17, § 69 du Livre II, dans un passage que certains prˆetent `a Marie de Gournay elle-mˆeme. 4. Le d´ecoupage en paragraphes et les intertitres sont le fait du traducteur.

12 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I le voient mˆeme pas. C’est au fond une sorte d’injure que d’ˆetre adul´e par ceux `a qui vous ne voudriez pas ressembler. . . Qu’est-ce donc que l’opinion commune ? Ce que nulle personne sens´ee ne voudrait dire ni croire. L’intelligence? le contrepied de l’opinion commune. Et pour bien vivre, il faut certainement fuir aussi bien l’exemple et le goˆut de l’´epoque que suivre la Philosophie et la Th´eologie. Il ne faut entrer chez le peuple que pour le plaisir d’en sortir. Et la vulgarit´e s’´etend au point qu’il y a dans la soci´et´e moins de gens distingu´es que de Princes. Tu devines d´ej`a, lecteur, que je veux me plaindre de l’accueil bien froid qui fut fait aux « Essais ». Et tu penses peut-ˆetre avoir `a me reprocher mon acrimonie, dans la mesure o`u leur auteur lui-mˆeme dit que l’approbation publique l’encouragea `a d´evelopper son livre. Certes, si nous ´etions de ceux qui croient que la plus insigne des vertus est de se m´econnaˆıtre soi-mˆeme, je dirais qu’il a pens´e, pour se faire r´eputation d’humilit´e, que la renomm´ee de ce livre suffisait `a son m´erite. Mais il n’est rien que nous ne ha¨ıssions comme cette antique Lamia5 , aveugle chez elle et clairvoyante ailleurs ; et comme nous savons que celui qui ne se connaˆıt pas bien ne peut bien se faire valoir, je te dirai, lecteur, que cette faveur publique dont il parle n’est pas celle qu’il pensait qu’on lui devait : il pensait qu’une tout autre, plus compl`ete et plus parfaite lui ´etait due, mais pensait d’autant moins l’obtenir. Je rends grˆace `a la Providence que ce soit une main aussi digne et aussi fameuse que celle de Juste Lipse qui ait ouvert aux « Essais » la voie vers les louanges. Et si c’est lui qu’elle a choisi pour en parler le premier, c’est qu’elle a voulu lui donner des pr´erogatives, et nous avertir que nous devons l’´ecouter comme notre maˆıtre. On ´etait pr`es de me donner de l’ell´ebore6 parce que les « Essais », qui m’´etaient tomb´es fortuitement entre les mains au sortir de l’enfance me remplissaient d’admiration, si je ne m’´etais pr´evalue de l’´eloge que Lipse leur avait rendu quelques ann´ees auparavant ; j’ai appris cela quand j’ai rencontr´e, apr`es avoir dˆu attendre deux ans, l’auteur des « Essais » lui-mˆeme, que je me fais gloire d’appeler « P`ere », et qui m’accorda son enti`ere sollicitude, comme il le fit pour d’autres, qui en furent aussi tr`es impressionn´es. « Voici donc le livre de Plantin (dit Lipse dans l’Epˆıtre 43, Centurie 1) que je recommande s´erieusement comme le Thal`es des Gaules » etc. Et plus loin : « On voit bien que la sagesse n’a pas ´elu domicile chez nous » avec en marge : « En voici la preuve : le livre de sagesse 5. La f´ee ´evoqu´ee par Plutarque [67], De la curiosit´e, f◦ 63 H, qui pouvait d´eposer et reprendre ses yeux `a sa guise. 6. « Plante herbac´ee, vivace, dont la racine a des propri´et´es purgatives et vermifuges, qui passait autrefois pour gu´erir la folie. » (Dictionnaire Petit Robert)

Pr´eface de Marie de Gournay 13 de Michel de Montaigne ». Dans l’Epˆıtre 45, Centurie 2, il se dit `a lui-mˆeme : « Nous ne nous flattons pas, je t’estime autant que tu t’es d´ecrit par tes paroles. Je te place parmi les sept sages, et mˆeme audessus d’eux ». C’est vraiment parler, Lipse, et les « Essais » ´etaient certes ´egalement capables et de t’impartir, et de m´eriter cet honneur extrˆeme. C’est `a de telles ˆames que l’on doit souhaiter ressembler, et dont il faut s’efforcer d’obtenir les louanges. Quel malheur que je ne puisse, lecteur, te montrer les lettres que le sieur d’Ossat lui ´ecrivit sur le mˆeme sujet ! Pour ceux qui ne le sauraient pas, il faut dire que dans toute l’Italie o`u il r´esidait, ce Gascon ´etait le personnage le plus aim´e et le plus estim´e de mon p`ere. Et je ne puis dire autrement que « p`ere », Lecteur, car je ne suis moi-mˆeme qu’en ´etant sa fille. C’est `a la diligente recherche de Madame de Montaigne, qui me les envoya pour les publier, que l’on doit la d´ecouverte de ces derniers ´ecrits parmi les papiers du d´efunt. Tout son entourage peut t´emoigner de ce qu’elle a fait preuve d’un amour conjugal sans pareil pour la m´emoire de son mari, en n’´epargnant ni sa peine, ni sa d´epense. Mais je peux t´emoigner, en v´erit´e, pour ce qui est de ce livre, que son maˆıtre lui-mˆeme n’en prit jamais autant de soin qu’elle, ce qui est d’autant plus louable qu’`a ce moment-l`a, la langueur, les pleurs et les douleurs de sa perte eussent pu `a juste titre et fort d´ecemment l’en dispenser. Dirons-nous de ces larmes qu’elles ´etaient insupportables ou d´esirables? Si Dieu lui a r´eserv´e le plus douloureux des veuvages, il lui a aussi assign´e du mˆeme coup le titre le plus honorable qui soit pour une femme. Et il n’est aucune femme de m´erite et de valeur qui n’eˆut pr´ef´er´e avoir ce mari-l`a pour ´epoux qu’aucun autre – quel qu’il fˆut. C’est un avantage glorieux et inestimable, que ce dont Dieu l’a estim´ee digne puisse encore s’acqu´erir au prix de la f´elicit´e. Chacun lui doit, sinon autant de grˆaces, du moins autant de louanges que je lui en d´ecerne. Car j’ai voulu ´etreindre encore, et r´echauffer en moi les cendres de son mari ; non pas l’´epouser, mais devenir une autre lui-mˆeme, et ressusciter en elle, quand il mourut, une affection qu’elle ne connaissait que par ou¨ı-dire, et par l`a lui restituer peut-ˆetre une nouvelle image par la continuation de l’amiti´e qu’il me portait. Les « Essais » comme r´ev´elateur Les « Essais » m’ont toujours servi de pierre de touche pour les esprits : je demandais `a quantit´e de gens de me dire ce que je devais en penser, pour me faire une id´ee, selon l’opinion plus ou moins bonne qu’ils en avaient, de l’opinion que je devais avoir d’eux-mˆemes. Le

14 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I jugement est l’affaire de tous, mais les hommes s’y appliquent de la fa¸con la plus diverse, et le pr´esent le plus rare que Dieu leur fasse, c’est d’en avoir un tr`es sˆur. Toutes les qualit´es, mˆeme les plus essentielles, ne leur servent `a rien si celui-l`a ne leur est accord´e, et la vertu elle-mˆeme en d´epend. C’est le jugement seul qui ´el`eve les humains audessus des bˆetes, Socrate au-dessus d’eux, et Dieu au-dessus de lui. C’est le jugement, et lui seul, qui nous met en rapport avec Dieu : on l’adore, ou on l’ignore. Voulez-vous avoir le plaisir de voir ´echauder les censeurs des « Essais »? Parlez-leur des livres anciens. Il ne s’agit pas de leur demander si Plutarque et S´en`eque sont de grands auteurs : sur ce point, la r´eputation fait leur opinion. Mais demandez-leur en quoi ils sont les plus grands : pour le jugement ? Pour l’esprit ? Qui est le plus cat´egorique sur tel ou tel point? Quelle ´etait leur but en ´ecrivant? Quelle est la plus noble des finalit´es pour l’´ecriture? Quelle est celle de leurs œuvres qu’ils pourraient sans dommage oublier? Laquelle devraient-ils au contraire d´efendre avant toutes les autres, et pourquoi? Faites-leur ensuite examiner une comparaison de l’utilit´e de leur doctrine et de celles des autres ´ecrivains ; et finalement, demandezleur de faire le tri de ceux `a qui ils aimeraient le mieux ressembler, et de ceux avec lesquels ils ne voudraient pas ˆetre confondus. Celui qui saura r´epondre `a tout cela avec pertinence, je l’autorise `a me faire changer d’avis `a propos des « Essais ». . . Du m´epris envers les femmes Tu as bien de la chance, lecteur, si tu n’es pas d’un sexe priv´e de tout : non seulement de la libert´e mais aussi de toutes les vertus, puisqu’elles ne peuvent naˆıtre que d’un usage mod´er´e du pouvoir de d´ecision – et que ce pouvoir lui est ˆot´e. Ainsi la seule vertu et le seul bonheur qui lui sont conc´ed´es sont-ils l’ignorance et la souffrance. Bienheureux celui qui peut ˆetre sage sans crime ! C’est que son sexe lui permet tout, et d’ˆetre cru, ou pour le moins ´ecout´e. Pour moi, si je veux soumettre mes gens `a cet examen, il y a des cordes, dit-on, que les doigts f´eminins ne peuvent toucher. Ou alors il me faut reprendre les arguments de Carn´eade : mˆeme le plus timor´e ne manque pas d’obtenir l’approbation de l’assistance, quand il ajoute un sourire, un hochement de tˆete, ou quelque plaisanterie, apr`es avoir dit : « C’est une femme qui parle ». Celui qui se taira par m´epris fera l’admiration de tous par sa profondeur d’esprit, alors qu’il emporterait l’adh´esion de toute autre fa¸con si on l’obligeait `a mettre un peu par ´ecrit ce qu’il eˆut r´epondu aux propositions et r´epliques de cette femelle, eˆut-elle ´et´e mˆale. . . Un autre, que sa faiblesse aura fait s’arrˆeter `a michemin, sous pr´etexte de ne pas vouloir importuner son adversaire,

Pr´eface de Marie de Gournay 15 sera d´eclar´e victorieux et courtois. Celui-l`a, qui ne dit que des sottises, l’emportera pourtant parce qu’il porte barbe. Celui-ci ne ressent pas le coup port´e, parce qu’il ne peut pas le ressentir venant d’une femme. Cet autre, qui le ressent, traite ce discours en d´erision, ou le noie sous un bavardage incessant, sans se soucier de r´epondre ; ou encore, il le d´etourne, et se met `a prof´erer plaisamment un tas de belles choses qu’on ne lui demandait pas. Et celui-ci, qui sait combien il est ais´e de tirer parti des oreilles de l’assistance, mais qui n’est que tr`es rarement capable de juger de l’ordre et de la conduite du d´ebat, et de la force des combattants, et qui ne peut s’empˆecher d’ˆetre ´ebloui par la vaine science qu’il prof`ere (comme s’il s’agissait de r´ep´eter une le¸con apprise, et non pas de r´epondre), comment pourrait-il s’apercevoir quand ces galanteries sont une fuite ou preuve de victoire? Cet autre enfin, faisant le brave devant une femme, fera croire `a sa grand-m`ere qu’il ne laisse vivre Hercule que par piti´e pour lui, bien heureux que pour emporter le prix, il n’ait qu’`a fuir les coups, et remporte d’autant plus de gloire qu’il s’´epargne de peine. S’il fait le brave, dis-je, c’est devant une femme peu clairvoyante et afflig´ee en outre d’un esprit lent, de peu d’imagination, et d’une m´emoire bien faible, trois raisons qui, devant un adversaire qu’elle voudrait retenir `a force d’arguments, la disqualifient et la renvoient `a la modestie de sa condition et `a la contenance la plus ridiculement plate qui soit. Je voue une haine si terrible `a cette imperfection qui le blesse tant, qu’il faut que je l’injurie en public. Je pardonne `a ceux qui s’en moquent : ils ne sont pas oblig´es d’ˆetre aussi habiles qu’Aristippe ou X´enophon pour pouvoir discerner, sous un visage qui rougit, autre chose que de la sottise ou de la soumission. Et je leur pardonne aussi de penser que des confessions comme celle-ci rel`event de la folie : il est bien vrai qu’elles sont communes aux fous et aux sages ; mais aux sages d’une telle qualit´e que je ne puis atteindre leur niveau. La langue des « Essais » Pour en revenir `a nos « Essais », et aux reproches qu’on leur fait, je ne vais pas en diminuer les m´erites pour donner raison `a leurs calomniateurs ; mais je veux dire un mot en direction de quelques esprits qui m´eritent bien qu’on les avertisse, pour leur ´eviter de tr´ebucher avec les autres. Premi`erement, ils reprochent au langage certains latinismes, et la cr´eation de mots nouveaux. Je leur donne raison s’ils peuvent dire p`ere, m`ere, fr`ere ou sœur, boire, manger, veiller, dormir, aller, voir, sentir, ou¨ır, toucher, – et tout le reste en somme des plus communs vocables de notre usage courant sans parler latin. . . ! Le besoin d’exprimer nos

16 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I conceptions nous oblige `a utiliser ceux-l`a. C’est pour la mˆeme raison que l’auteur des « Essais » a dˆu en employer d’autres pour exprimer ses conceptions, car celles-ci vont bien au-del`a des nˆotres. Je sais bien qu’on a traduit en notre langue les meilleurs livres, et que leurs traducteurs se sont montr´es plus r´eticents dans l’innovation et les emprunts ; mais ce que l’on ne dit pas, c’est que les « Essais » resserrent en une seule ligne ce que les autres ´etirent sur quatre ; ni que nous ne sommes pas assez savants, ni moi ni ceux qui tiennent ces propos, pour pouvoir dire si leurs traductions sont partout aussi denses que l’´etait le texte de l’auteur. J’aime `a dire « gladiateur », j’aime `a dire « escrimeur `a outrance » – et il en est de mˆeme dans les « Essais ». Mais si je devais choisir, je pencherais pour « gladiateur », `a cause de sa bri`evet´e. Je sais bien qu’il faut se limiter dans les innovations et les emprunts. Mais n’estce pas une grande sottise de dire qu’on d´efend seulement d’y recourir sans r`egles, et que c’est pour cela que les « Essais » sont condamnables, alors qu’on ne trouve rien `a redire au « Roman de la Rose »? Et pourtant, `a son ´epoque, il n’´etait pas plus n´ecessaire qu’`a la nˆotre de le corriger. Car avant ce livre ancien, on parlait, on se faisait entendre autant qu’on le voulait. O`u la force d’esprit manque, les mots ne manquent jamais. Et `a l’inverse je me demande, si malgr´e la remarquable f´econdit´e de la langue grecque, Platon et Socrate n’en ont pas souvent manqu´e. On ne peut repr´esenter que les conceptions communes avec les mots courants. Qui en a d’extraordinaires doit chercher les termes dont il a besoin pour s’exprimer. Du reste, c’est l’innovation impropre qu’il faut blˆamer, et non l’innovation qui permet de mieux rendre les choses. Ils sont ridicules, ceux qui attribuent exclusivement l’innovation `a l’idiome fran¸cais : Echine et Calvin l’eussent condamn´ee dans leurs propres langues. Sans compter que ce qui est une imperfection pour celui-l`a, est au contraire une perfection pour ceux-ci, et que cela rend la compr´ehension, aux uns facile et aux autres impossible. C’est faire comme le singe qui s’enfuirait `a toute vitesse de peur qu’on le prˆıt par la queue, parce qu’il aurait entendu dire qu’un renard avait ´et´e happ´e par l`a. Ne sont-ils pas aussi peu fond´es, je vous le demande, ceux qui [se plaisent `a relever] huit ou dix mots qui leur semblent ´etrangers, ou quelque mani`ere de parler gasconne, dans cet ouvrage admirable partout ailleurs? En mati`ere de langage, ils font comme celui qui, contemplant `a loisir V´enus toute nue, ne montra pas son admiration, et ne dit mot, jusqu’au moment o`u il aper¸cut un fil color´e, peut-ˆetre, sur sa ceinture, qui lui donna envie de parler pour s’en plaindre ! Quand je le d´efends contre de telles attaques, je ne fais que me moquer : demandons plutˆot `a ses d´etracteurs, pour mieux lui reprocher

Pr´eface de Marie de Gournay 17 ses erreurs, de le contrefaire. Qu’ils nous forgent cent vocables `a leur guise, pourvu que l’un d’entre eux en fournisse trois ou quatre ordinaires, avec des voyelles per¸cantes l`a o`u les autres assurent seulement la liaison. Qu’ils nous proposent mille nouvelles phrases, qui disent en une demi-ligne le sujet, le r´esultat et la louange de quelque chose, tr`es belles, d´elicates, vives, et vivifiantes. Qu’ils nous fournissent encore mille m´etaphores aussi admirables et inou¨ıes. Mille emplois de mots renforc´es et approfondis pour mille divers et nouveaux sens ! Car voil`a l’innovation que je trouve dans les « Essais », et qui, si c’est par la grˆace de Dieu celle que l’on craint, n’est pas du moins celle qu’on imite. Et qu’ils fassent tout cela, dis-je, sans qu’un lecteur puise rien y reprendre que sa nouveaut´e, mais une nouveaut´e bien fran¸caise : alors nous leur permettrons de nous attribuer leurs ´ecrits, afin de les d´echarger de la honte qu’ils encourraient `a en porter le titre d’auteurs. Or plus est admirable l’entreprise de cultiver comme il faut une langue, plus est restreint du mˆeme coup le nombre de gens qui en sont capables, comme dit mon P`ere. C’est `a quelques jeunes courtisans, sans parler de tant d’´ecrivains, qu’il faudrait donner de l’argent pour qu’ils cessent de s’en mˆeler. Car ils ne cherchent pas `a innover pour am´eliorer, mais `a faire pis pour innover ; et qui plus est, en condamnant les vieux vocables, ceux qui sont, ou les meilleurs, ou s’ils sont simplement ´egaux, doivent encore ˆetre pr´ef´er´es dans l’usage. Et d’ailleurs, on ne peut les rejeter qu’au d´etriment de l’apprentissage de notre langue par les ´etrangers, qui, pas plus que Prot´ee, ne parviendront `a la maˆıtriser, et cela ne ferait que ruiner les livres qui les ont employ´es. Ils ont beau faire : on se moquera de notre sottise `a nous autres, quand nous dirons « son lever », « son col », « la servitude », au lieu de leurs nouveaux termes « son habiller », « son cou », « son esclavitude », et semblables importantes corrections. Mais quand ils en viendront, avec le temps, `a r´eprouver Amyot ou Ronsard sur ces mots-l`a, qu’ils s’attendent `a se voir d´esar¸conn´es. Pour d´ecrire le langage des « Essais », il faut le transcrire ; il n’ennuie jamais le lecteur que quand il cesse, et tout y est parfait, sauf la fin. Les Dieux et les D´eesses ont donn´e leur langue `a ce livre, ou bien c’est qu’ils parlent d´esormais la sienne. C’est le clou qui fixera la volubilit´e de notre idiome, jusqu’ici laiss´e libre. Sa r´eputation s’´el`evera jour apr`es jour jusqu’au ciel, empˆechant que de temps en temps on trouve surann´e ce que nous disons aujourd’hui, parce qu’il continuera, lui, de dire cela, et que du coup on trouvera cela bien parce que c’est en lui.

18 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I L’Amour dans les « Essais » On lui reproche aussi la libert´e de son propos contre le c´er´emonial [de la biens´eance] : mais en disant cela, il s’est veng´e lui-mˆeme, et a ´evit´e aux autres d’avoir `a le faire. Aussi n’oserions-nous dire si nous pensons ou non qu’un homme soit plus habile pour parler de la pratique de l’amour, l´egitime, honnˆete, et sacr´e, et de sa th´eorie horrible et critiquable. Et nous leur accordons enfin qu’il soit m´echant, ex´ecrable et condamnable, d’oser pr´ef´erer la langue ou l’oreille `a l’expression de ce sujet. Mais qu’il soit impudique, nous le nions. Car outre que ce livre proscrive fort bien le concubinage que les lois de la c´er´emonie attribuent `a V´enus, de quelle pudicit´e, je vous prie, font preuve ces auteurs qui vont vantant si haut la force et la grˆace des effets de Cupidon, quand ils veulent faire croire `a la jeunesse qu’on ne peut mˆeme pas en entendre seulement parler sans en ˆetre boulevers´e? S’ils en parlent `a des femmes, n’ont-elles pas raison de mettre en garde leur abstinence contre un pˆecheur qui soutient qu’on ne peut pas entendre parler de la table sans rompre son jeˆune? En quoi Socrate, qui faisait preuve de continence envers cette belle et brillante flamme de l’amour, et dont la Gr`ece, `a ce qu’on disait, n’eˆut pu en produire deux semblables, en quoi faisait-il alors moins preuve de chastet´e, parce qu’il avait vu, entendu et touch´e, que Timon se promenant seul dans un d´esert? Livia, selon l’opinion des Sages, parlait comme une grande et intelligente dame qu’elle ´etait, quand elle disait qu’`a une femme chaste un homme nu n’est rien d’autre qu’une image. Elle pensait qu’il faut que le monde bannisse compl`etement l’Amour et chasse sa m`ere[V´enus] hors de ses limites, ou que, si on les y retient, ce n’est que tromperie et tricherie de faire la chaste pour les contenir par la langue, les yeux et les oreilles, voire simple boniment pour ceux mˆeme qui n’en ont pas l’usage. Et cela d’autant plus que, si dire ce qu’on entend et que l’on voit n’est rien, ils avouent qu’ils y prennent part aussi, au moins de fa¸con pr´esomptive, par le mariage. Peut-ˆetre Livia eˆut-elle dit aussi volontiers que celles qui crient qu’on les viole par les oreilles ou par les yeux le font `a dessein, afin de pouvoir pr´etendre ensuite que c’est par ignorance qu’elles se sont mal prot´eg´ees ailleurs? L’attitude la plus l´egitime en la mati`ere, c’est de craindre qu’on ne les tente par l`a, justement. Mais elle doivent se sentir honteuses d’avoir `a confesser qu’elles ne se sentent sˆures d’elles-mˆemes que jusqu’`a l’´epreuve de v´erit´e, et pudiques que parce qu’elles ignorent ce que l’impudicit´e voudrait qu’elles fassent. L’assaut pr´esente un risque pour le combattant ; mais c’est aussi un triomphe pour le vainqueur. Toute vertu a besoin de l’´epreuve,

Pr´eface de Marie de Gournay 19 comme si elle tenait son essence de cette confrontation. Le pire des malheurs, pour Polydamas et Theogenes, c’est de ne rencontrer personne qui puisse envier, qui la force de l’un `a la palestre, qui la vitesse `a la course de l’autre, afin de leur dresser un troph´ee. Par ambition de montrer sa vertu, une femme sage ne se contente pas de fuir les avances, mais par une juste connaissance de la faiblesse de la nature humaine, elle les attire : car elle ne s’assure de sa continence que si elle a pu dire non `a la richesse, `a la beaut´e, aux grˆaces, et `a ses propres d´esirs. Qu’elle laisse parler le poursuivant `a l’oreille, se plaindre, prier, crier : le s´erieux qui l’arme contre les fausses persuasions, ce vice ridicule et sot de la croyance superficielle, et des erreurs `a l’encontre de la religion de ses p`eres, la d´efendra encore contre ces entreprises. Quant `a l’obscurit´e, que l’on reproche `a nos « Essais », je n’en dirai qu’un mot : puisque la mati`ere n’en est pas destin´ee aux novices, il suffisait que le style en fˆut simplement adapt´e `a la port´ee du propos. On ne peut traiter les grandes choses en fonction de l’intelligence des gens ordinaires, car la compr´ehension des hommes ne d´epasse gu`ere le niveau de leur imagination. Il ne s’agit pas ici de rudiments pour apprentis, mais de l’Alcoran des Maˆıtres, de la quinte essence de la philosophie. Ce n’est pas une œuvre qui doive enfler, mais ˆetre dig´er´ee, assimil´ee. C’est le dernier livre que l’on doit prendre, et le dernier que l’on doit quitter. Ils en ont apr`es ses discours morcel´es, excessifs, et qui ne traitent pas forc´ement un point en entier ; et je sens bien qu’on va me mettre de sa partie dans ce floril`ege de rˆeveries diverses. Je les prie donc de faire une liste `a leur gr´e, d’autant d’autres sujets que les « Essais » en comprennent, et qu’ils disent sur chacun, en suivant cet exemple, non pas un peu, mais un seul mot, pourvu que ce soit toujours le mieux qui puisse ˆetre dit `a ce propos, comme mon P`ere l’a fait. Et alors je leur promets que non seulement je leur pardonnerai, mais que je les consid`ererai comme des Maˆıtres, comme Socrate le fut pour les Anciens. La religion des « Essais » Ceux qui pr´etendent mettre en doute sa foi, pour avoir, avec tant de m´erite, fait figurer un h´er´etique au rang des meilleurs po`etes de notre temps, ou `a propos de quelque autre point mineur, ne font que prouver qu’ils cherchent `a trouver des compagnons `a leur propre d´ebauche en la mati`ere. Moi seule ai le droit d’en parler : car moi seule avais une parfaite connaissance de ce grand esprit, et il faut me croire de bonne foi, mˆeme si ce livre ne le montre pas clairement. Car j’ai quitt´e ces vertus magnifiques, pompeuses et plaisantes dont tout le monde se vante, afin de

20 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I m´eriter le reproche de niaiserie de la part de mes compagnes, et n’avoir rien d’autre en partage que l’innocence et la sinc´erit´e. Je dis donc, et c’est l’enti`ere v´erit´e, que jamais homme ne voulut plus de mal aux mauvaises et fausses religions que lui, et qu’il n’en fut jamais un plus ennemi de tout ce qui blessait le respect dˆu `a la vraie. Et la preuve de celle-ci c’´etait, pour lui, comme les « Essais » le d´eclarent, et pour moi, sa cr´eature, la sainte Loi des P`eres. Qui donc pourrait supporter ces Titans escaladeurs du Ciel, qui pensent parvenir `a Dieu par leurs propres moyens, et enfermer ses œuvres dans les limites de leur raison? Nous disons au contraire que ce sont les choses les plus incroyables qui manifestent le plus sˆurement l’œuvre de Dieu. Et que ce Dieu n’est ici ou l`a que s’il y a miracle. C’est ici surtout qu’il faut l’´ecouter avec soin, et se garder de se cabrer devant cette fa¸con libre, brusque et nonchalante, et parfois mˆeme, il me semble, modeste, d’attiser un calomniateur ; de fa¸con que, ´etant d´ej`a un m´echant homme, et donc odieux, il se montre aussi comme un sot, par son interpr´etation biscornue, et que nous ayons donc le plaisir de le voir accabl´e de deux vices. M’amuserai-je `a pr´eciser quelques r`egles pour se diriger en cette lecture? Un seul mot suffira : ne t’en mˆele pas, ou tiens-toi tranquille. Je rends grˆaces `a Dieu que dans la confusion de tant de croyances effr´en´ees qui traversent et bouleversent son Eglise, il lui ait plu de l’´etayer d’un pilier aussi ferme et aussi puissant : pour fortifier la foi des simples contre de tels assauts, il a pens´e ne pas pouvoir mieux faire que de produire une ˆame telle qu’il n’y en eut pas de semblable depuis quatorze ou quinze cents ans, et qui la garantisse par son approbation. Si la religion catholique, `a la naissance de cet enfant, avait su combien il serait un jour illustre, quelle crainte elle aurait eue de l’avoir pour adversaire, et quels vœux n’aurait-elle pas form´es pour qu’il devˆınt un de ses d´efenseurs? Il s’agissait l`a de son int´erˆet bien compris, alors que Dieu, lui, d´elib´erait pour savoir s’il donnerait un si digne pr´esent `a un si`ecle si indigne, ou si, en lui fournissant par bont´e un tel exemple, il l’inciterait `a s’am´eliorer. Personne n’aurait pens´e qu’il y eˆut quelque faute dans les nouvelles religions si le Grand Montaigne les eˆut admises – mˆeme parmi ceux qui auraient pu s’en rendre compte : ils n’auraient eu aucune honte `a commettre cette erreur apr`es lui. Et il a rendu vraie sa proposition selon laquelle les bons croyants se trouvent `a la fois chez les grands esprits et chez les esprits simples, comme le mien, et que les gens de bien sont `a ces deux extr´emit´es.

Pr´eface de Marie de Gournay 21 L’intelligence des « Essais » Je suis de ceux qui pensent que le vice proc`ede de la sottise, et que par cons´equent, plus on se rapproche de l’intelligence, plus on s’´eloigne de lui. Quelle « tˆete bien faite » ne confierait `a Platon sa bourse et son secret, pour peu qu’elle ait lu ses livres? C’est pourquoi j’ai m´epris´e le reproche d’imprudence et d’extravagance qu’on m’adressait lorsque j’´eprouvais de l’affection pour lui d’apr`es ses « Essais », avant mˆeme de l’avoir vu et fr´equent´e. Toute amiti´e, disais-je, est mal fond´ee si elle ne l’est sur l’intelligence et la vertu du sujet. Or dans ce livre, l’intelligence, non seulement se montre, mais elle se montre d’une telle fa¸con, que le vice ne peut y avoir sa place. Et par cons´equent, il ne servirait `a rien de diff´erer son affection jusqu’`a l’entrevue, sauf `a celui qui rechercherait l’amour, et non l’amiti´e. Ou qui aurait honte que l’on dise de lui que sa raison a plus de force que ses sens pour nouer une relation, et qu’il pourrait y parvenir les yeux ferm´es. Nous trouvons chez tous les philosophes antiques des t´emoignages du fait que leur vertu ´etait `a la mesure de leur intelligence, grˆace `a laquelle ils se survivent `a eux-mˆemes, et constituent, apr`es tant de si`ecles, des lois pour l’univers. Nous les trouvons soit dans leurs livres, soit, pour ceux dont le temps nous en a priv´es, dans les relations de leurs compagnons. Je fais une exception pour C´esar seulement, dans toute la descendance des Muses, pour son esprit aussi fort que d´evoy´e. Je sais bien qu’on me demandera si parmi ces grands hommes, il y en a qui n’aient pas choisi la carri`ere des lettres. R´epondons : la Nature qui d´eteste l’inutilit´e, rejette l’oisivet´e de ses ´el´ements, et ne peut mˆeme pas les laisser s’attarder sur un travail qui ne les m`ene pas au bout de leurs possibilit´es. Essayez donc d’interdire, par exemple, au vigoureux Milon les exercices corporels les plus extrˆemes, ou au l´eger Achille de faire preuve d’all´egresse ! Cela ´etant, il faut examiner si, en dehors des Lettres, comme ils nommaient la philosophie, il n’y aurait pas quelque activit´e qui puisse occuper tout entier l’esprit de Socrate et d’´Epaminondas : un jugement lors d’un proc`es? L’´etude des formes de la cour du Roi des perses? La guerre? Le soin de l’Etat? Voil`a de bien belles choses ; qui voudra les consid´erer de pr`es trouvera facilement, il me semble, qu’apr`es que de tels esprits auront rempli tous les devoirs de ces charges, il leur restera encore bien du temps libre, et demeureront inoccup´es en temps de guerre, puisqu’Agamemnon pouvait la soutenir `a lui seul ; de mˆeme pour le gouvernement de l’Etat, o`u Priam pouvait exceller. Les gens ont tort de s’imaginer qu’un homme perd son innocence d`es lors qu’ils l’imaginent plein de capacit´es, et quand ils disent que

22 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I les plus habiles sont les plus m´echants, parce qu’ils voient les g´en´eraux et les hommes politiques les plus en vue, ou encore les plus r´eput´es des astrologues, des logiciens, des brigands et des danseurs se comporter ainsi. Nous croyons que ces esprits sont les plus ´elev´es parce que nous ne parvenons pas `a voir plus haut qu’eux, comme ce paysan qui n’avait jamais vu la mer, et qui croyait que chaque rivi`ere fˆut l’oc´ean ! C’est fixer trop pr`es les bornes de la connaissance. Pour accomplir ces fonctions-l`a, il faut certainement ˆetre un homme habile ; mais pour ˆetre un homme vraiment parfait, il en faut encore plus : avoir le sens du bien et du mal, ne pas ˆetre soumis `a la tyrannie des habitudes, poss´eder l’art d’appr´ecier l’exacte ´etendue de notre clairvoyance, savoir mod´erer sa curiosit´e, ne pas c´eder aux tendances vicieuses, faire plier ses forces sous le joug de la libert´e d’autrui, savoir o`u la vengeance est licite, et jusqu’o`u la gratitude peut suffire ; jusqu’`a quel prix on peut acheter l’approbation du public, et bien juger des actions humaines ; savoir quand il faut croire et quand il faut douter, aimer et ha¨ır `a juste titre, reconnaˆıtre ce qu’autrui nous doit et ce que nous lui devons, et tant d’autres cas dans lesquels il faut diriger sa vie comme elle doit l’ˆetre : c’est une tout autre tˆache, bien plus lourde, et plus difficile. L’oreille n’est qu’une parcelle de nous-mˆemes : mais on ne me fera pourtant pas croire que les exploits de Pyrrhus et d’Alexandre exigeaient de leur part autant de force et d’intelligence qu’il en faut pour le bon usage de ce seul organe. . . Ce n’est d´ej`a pas rien d’empˆecher que la calomnie n’y p´en`etre : une certaine malignit´e, lˆache et vile, dans l’amour de la m´edisance peut lui pr´eparer le chemin, ou bien, le plus souvent, la simple incapacit´e `a discerner le vrai du faux. Ainsi s’introduisent les fausses nouvelles, parfois si vraisemblables, et si largement r´epandues, les mauvais conseils, les vains espoirs. Veiller `a cela n’est pourtant qu’une partie de la tˆache, dont je ne reparlerai pas, ayant d´ej`a dit ailleurs un mot sur la sotte cr´edulit´e. Mais `a l’autre bout, qu’y a-t-il ? C’est l`a que se tient le d´esaveu de toutes les vertus qui sont hors de notre vue, hors de notre exp´erience, ou de notre port´ee, l’injure faite `a tant de gens d’honneur qui nous rapportent ces histoires : m´epris pernicieux d’avertissements, incr´edulit´e envers les miracles, et finalement : l’ath´eisme. C’est une chose ´etonnante que les hommes ne puissent ´echapper `a un vice que pour tomber en son contraire. Qu’ils n’´evitent la flatterie qu’en jetant `a chacun sa pierre, ne gu´erissent du d´er`eglement des mœurs qu’en tombant dans la servitude, et de la gourmandise que par la famine. Et que ceux qui s’estiment assez malins pour savoir jusqu’o`u peut aller le mensonge, ignorent jusqu’o`u peut aller la v´erit´e.

Pr´eface de Marie de Gournay 23 Montaigne, les femmes Mon sexe ne manque pas de me fournir des exemples contraires `a ce que je crois et ce dont je t´emoigne. Est-ce `a tort ou `a raison? Je peux dire que le titre dont je me pare de cr´eature du grand Montaigne en r´epondra. Car en v´erit´e `a m´editer sur celui qui ne sait pas croire et ne plus croire quand il faut, je suis incapable d’autre chose. Et je ne me fierais pour rien au monde `a mon impression, mˆeme apparemment si sˆure, si une seule fois elle m’avait tromp´ee. Mˆeme si je ne m’y sens pas asservie, personne jusqu’ici n’a jamais ni´e les choses que j’ai clairement vues et entendues sans me faire douter de mon savoir, et me faire rechercher une v´erification nouvelle. Nous proc´edons aussi avec circonspection pour juger de la pens´ee des gens. Et s’il est vrai que nous nous y soumettons librement dans les situations o`u la n´ecessit´e l’ordonne, nous ne nous sentirions pas tromp´es si mal nous en prenait ; car avant d’en arriver l`a, nous avons bien pr´evu que cela pourrait se produire : on a pu nous trahir, mais non pas nous tromper. Un sage peut bien fr´equenter les autres et avoir affaire `a eux, mais il ne se fie qu’`a peu de gens, car les affaires `a traiter sont plus nombreuses que les gens d’honneur. Il est une chose qui me console de ceux qui se sont moqu´es de mes rapports avec Montaigne, ou qui n’ont que m´epris pour mon sexe et moi-mˆeme : c’est qu’ils se sont irr´em´ediablement montr´es comme des sots, en pr´etendant que Montaigne lui-mˆeme l’´etait, parce qu’il m’estimait digne, non pas seulement d’estime, mais d’ˆetre admise, par un esprit tel que le sien, dans la soci´et´e que nous formions tous deux tant que Dieu l’a permis. Mais nous autres femmes, parce que nous sommes minces et faibles, nous sommes directement la cible du remarquable courage de cette sorte d’hommes ! Je leur conseille pourtant, en amie, de ne pas se frotter `a ceux qui savent si bien manier la plume : ceux-l`a, il faut les tuer avant de les blesser, leur ˆoter toute force sans attiser leur courage. Si on veut leur prendre quelque chose, il faut commencer par la tˆete : c’est une sottise que de les outrager en leur laissant le jardin o`u croissent les fantasmes de la vengeance. . . Offenser un bel esprit, c’est se pr´eparer consciencieusement `a se repentir de sa faute : on sait combien il en coˆuta `a Minos d’avoir excit´e la verve de ces beaux parleurs d’Ath´eniens. Nous autres pauvres femmes, ne les menacerons jamais sur ce terrain : car ils font en sorte que le plus haut niveau auquel nous puissions parvenir ce soit de ressembler `a l’homme le plus m´ediocre. Eh quoi ! Nos petits faiseurs d’invectives et de libelles eux-mˆemes ont esp´er´e maˆıtriser le monde par ces armes ! Mais ils se trompent : une invective sans vie ne peut atteindre son but, et elle ne peut vivre que si elle est

24 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I d´ecoch´ee dans une langue extrˆemement vive et admirable, et tir´ee d’un bon livre. Il y a moins d’int´erˆet pour eux `a cracher sur le nom que sur la robe, et `a parler s’ils ne sont pr`es de nous. Si le Roi de Crˆete n’avait pas eu d’autres ennemis qu’eux, nous lui aurions ´epargn´e d’ˆetre juge des lutins et des ombres damn´ees. Une personne de m´erite et de valeur ne craint point les invectives, car elle sait qu’un homme habile et bien ´elev´e ne l’attaquera pas, et que si l’un de ces faibles et brouillons personnages s’en prend `a elle, il lui arrivera la mˆeme chose qu’`a l’abeille, qui laisse son aiguillon dans la plaie, et ainsi fera voir au monde ce dont on pouvait douter jusquel`a, que cette mauvaise intention ne peut ˆetre que celle d’un fat. Mais apr`es tout, comment un esprit solide ne pourrait-il triompher de son ennemi, quand mˆeme les douces et d´elicates fillettes savent aussi se venger. Mais ces vengeances sont d’autant moins dures que celles de ces ´ecrivailleurs qu’elles sont moins ac´er´ees, et qu’elles sont ex´ecut´ees en r´eparation d’offenses – non pour donner la p´epie aux grenouilles `a force de crier miracle devant leur savoir, comme les autres le font. Ce sont des vengeances tendres et douces, comme elles. Ainsi dans cette c´el`ebre histoire : quelques-unes, en Picardie, ´etaient agac´ees par l’attitude d’une autre pour qui de sottes gens comme nous ne comptaient vraiment pas. Faisant mine de vouloir danser avec elle, devant une grande assembl´ee, elles se content`erent, pour contenter leur cœur, de se retenir au premier son des violons, la laissant se mettre seule en mouvement. . . de si belle taille pourtant, de vaillance, belle et remarqu´ee de tous, mais presque d´efunte, car on voyait bien, de loin, l’allure de sa com´edie `a un seul personnage. Et les filles de rire. Et pour reprendre maintenant le fil de mon propos concernant les ´etourdis rieurs : quelqu’un que la fortune avait combl´e, se vantait d’attribuer `a une certaine personne des avantages tels qu’il eˆut fallu ˆetre bien sot et t´em´eraire pour les nier ou en douter, comme par exemple : le gouvernement d’une de nos grandes villes, ou un grade honorable et autres charges publiques. Et il disait ensuite `a celui qu’il avait dup´e, en riant beaucoup, qu’il l’avait cru simplement parce qu’il le lui avait dit. . . Et ce, alors qu’il n’en savait rien, qu’il n’´etait pas sinc`ere. Quelle garantie de v´erit´e ne tirait-il pas de son exp´erience, pour croire qu’en quelque lieu que ce soit, on soit oblig´e, ou de venir lui faire hommage, ou, par ambition, se montrer `a lui en premier ! Pensez qu’on aurait pu le croire `a propos de choses douteuses et secr`etes, puisqu’il savait nous informer ainsi des plus communes affaires ! Et engager une arm´ee dans n’importe quel pays, sous l’´egide de quelqu’un qui pouvait faussement jurer aussi bien de ses forces, armes, soldats, munitions, itin´eraire, courage, discipline, que de la conduite du gouverneur qui la commanderait. Qu’il se souvienne donc de ce que lui coˆuta un jour, `a force de

Pr´eface de Marie de Gournay 25 laisser libre cours `a sa vanit´e, de n’avoir pas voulu croire que ses ennemis, bien ´equip´es, bien n´es et courageux, puissent avoir la hardiesse de l’attaquer. . . et comment il provoqua ainsi un d´esastre dans son camp, d`es le d´ebut, par sa d´efaite ! Ou encore : comment au contraire il se rend ridicule en prˆetant l’oreille, `a tout moment, et avec une ´etonnante versatilit´e, `a toutes les histoires qu’on lui raconte, pourvu qu’elles blessent quelqu’un, et `a mille nouvelles mensong`eres auxquelles il croit et qu’il r´epand lui-mˆeme, pour la seule raison qu’« on le lui a dit », raison qu’il critique justement chez les autres ! Celui qui fait `a un autre la r´eputation d’ˆetre quelqu’un qui croit tout ce qu’on lui dit, en sachant pertinemment qu’il n’est pas ce genre de gros et balourd animal – c’est qu’il en est un lui-mˆeme, dans la mesure o`u il ne sait pas discerner `a quel point une telle cr´edulit´e ne saurait ˆetre compatible avec une seule once de bon sens. J’aimerais bien qu’on ne puisse trouver des gens dont la profession est des plus s´erieuses, et qui pourtant sont corrompus par un semblable m´elange de dispositions pernicieuses. Apr`es avoir dix fois cru et pr´etendu – `a tort – que telle ou telle ville serait prise, ils s’imaginent volontiers redonner du poids `a leurs dires en se moquant de quelque histoire, ni tellement ´etonnante, ni tellement rare pourtant, que quelqu’un d’entre nous, pauvret, aura pu rapporter de cinquante lieues de l`a, peut-ˆetre. Comme si l’on se gu´erissait d’ˆetre fat en se faisant injurieux, et comme s’il y avait moins d’ineptie `a admettre un faux d´ementi qu’une fausse nouvelle, et croire `a la l´eg`ere ce qui vient de soi plutˆot que ce qui vient d’autrui. Supposons que nous puissions ˆetre sots au point qu’il y ait quelque v´erit´e dans les reproches qu’on nous ferait `a propos de nos dires, notre sottise ne serait pas plus grande d’avoir cru cela parce que nous l’aurions entendu dire, que la leur, de l’avoir ni´e parce qu’ils n’en savaient rien. Est-il si important d’accepter de la sorte les histoires obscures, celles qui sont surprenantes, et mˆeme monstrueuses? Je ne les rejette pas comme fausses, mais je me refuse `a leur accorder foi, car ce ne sont pas des choses prouv´ees. Les critiques faites aux « Essais » Mais reprenons : la critique la plus g´en´eralement faite `a ce livre porte sur le fait que, d’une fa¸con qui lui est propre, notre auteur s’y d´epeint. Et pourtant, que de belles choses il dit `a ce propos ! Si je pouvais ˆetre amen´ee `a vouloir respecter la haine dont fait preuve la foule `a l’´egard de l’originalit´e, au point de n’adorer Dieu lui-mˆeme que sous la forme humaine, je pourrais lui demander : les Anciens faisaient-ils autre chose quand ils racontaient leurs faits et gestes jusqu’aux plus menus? Mais je ne me soucie gu`ere de ce reproche : il ne concerne que ceux qui

26 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I m´econnaissent le monde et craignent de ne pas lui ressembler, ou ceux qui, pour leur propre perte, veulent le caresser et le flatter. H´e quoi ! Si nous allions chez ces peuples dont Pline dit qu’ils ne vivent que d’odeurs, ce serait donc une folie de manger? Et apr`es tout : Messieurs de Montluc et de La Noue ne se sont-ils pas, `a notre ´epoque, d´ecrits et repr´esent´es, eux aussi, par le r´ecits des actions qu’ils ont accomplies pour en faire don `a leur pays? En cela ils sont deux fois dignes d’ˆetre remerci´es : l’une pour leur labeur, l’autre pour l’avoir appliqu´e `a un tel sujet. Car ils n’eussent rien pu ´ecrire de plus vrai que ce qu’ils avaient fait eux-mˆemes, ni rien de plus utile que ce qu’ils avaient si bien fait. Je ne parle pas ici de la cause d´efendue par La Noue, mais seulement de la valeur et de la qualit´e de ses faits d’armes. Il leur semble justifi´e de mettre en lumi`ere leurs actions publiques, et non celles qui rel`event de leur vie priv´ee, et quoiqu’ils fassent cependant une place `a ces derni`eres – allant jusqu’`a raconter leurs rˆeves – ils ne consid`erent pourtant pas que les actes publics et priv´es se valent, ni mˆeme que ce qui est public n’est destin´e qu’au particulier. Ils estiment que l’art de vivre est si facile que c’est une sottise de rendre public sa fa¸con de le mettre en pratique. Ils sentent bien que leurs enfants ne sauraient ni danser, ni mener des chevaux, ni d´ecouper les viandes, ni saluer, si on ne le leur avait pas appris. Mais pour ce qui est de la fa¸con de conduire sa vie, ils n’ont jamais pens´e qu’elle puisse leur faire d´efaut. Certes il est bien plus ais´e de vaincre que de vivre – et il y a plus de triomphateurs que de sages. Mon P`ere a pens´e qu’il ne pouvait rien t’apprendre de mieux[, lecteur,] que la connaissance et l’usage de toimˆeme, tantˆot par le raisonnement, tantˆot par la mise `a l’´epreuve. Si sa peinture est mauvaise ou fausse, plains-toi de lui ; si elle est bonne et juste, remercie-le de n’avoir pas voulu priver ton enseignement du point le plus instructif de tous : l’exemple. Et le plus bel exemple de l’Europe, c’´etait sa vie. Et quand ses ennemis lui reprochent d’avoir racont´e jusqu’aux moindres d´etails de son instruction, c’est pr´ecis´ement de cela qu’ils devraient le louer ; car il n’y eut pas avant lui de maˆıtre pour donner une telle le¸con, si n´ecessaire pourtant `a la r´eussite de la vie : non seulement parce que les grandes choses d´ependent des petites, mais aussi parce que la vie elle-mˆeme n’est qu’un assemblage de points minuscules. . . Voyez le Conseil des Rois assembl´e si souvent sur la question de la pr´es´eance entre deux femmes. Les autres auteurs ont eu tort de ne pas prendre la peine de nous instruire `a partir d’actions, si petites soientelles, dont plusieurs pouvaient pˆatir, et que nul ne pouvait ´eviter. Et rien de ce qui est important ne saurait ˆetre petit : si cela nous touche, c’est important. Il a bien eu raison, vraiment, de nous montrer comment il se comportait dans les choses de l’amour, dans la conversation,

Pr´eface de Marie de Gournay 27 `a la table, voire aux toilettes – puisque tant d’hommes ont fait fausse route pour n’avoir su se comporter `a table, dans la conversation, en amour, et aussi aux toilettes. Son exemple te semble-t-il bon `a suivre ? Alors rends grˆaces au hasard qu’il te soit tomb´e devant les yeux. Te semble-t-il mauvais? Tu n’as pas `a craindre que beaucoup de monde aille le suivre. Quoi? Tu le blˆames pour avoir parl´e de lui-mˆeme, et tu ne le loues pas de n’avoir rien fait qu’il n’ait os´e dire, ni pour avoir atteint la v´erit´e dans ce que l’on dit quand on parle de soi, qui est la plus m´eritoire de toutes? C’est piti´e que de voir que ceux qui le critiquent de nous avoir fait son portrait, ne veulent pas, et n’osent mˆeme pas, faire la mˆeme chose pour eux-mˆemes, et qu’ils pr´etendent que ce serait pour eux faire preuve de sottise plus que d’immodestie, s’il leur venait l’id´ee de se montrer. Je ne sais si [Montaigne] a raison de se produire tout nu7 devant le peuple, mais par contre je sais que nul n’est fond´e `a l’en accuser, sauf celui qui n’ose en faire autant ! Et du reste, toi qui ´eprouves un singulier plaisir `a ce qu’on te montre un grand chef d’arm´ee ou d’´etat, tu sais bien qu’il faut ˆetre un « honnˆete homme » avant que de pouvoir y parvenir pleinement. Ces « Essais » enseignent pr´ecis´ement `a le devenir : celui qui ne veut s’´elever sans ´echelle devra passer par le crible de leur jugement. Et d’ailleurs ce livre n’est-il pas une ´ecole de formation `a la guerre et aux affaires d’´etat? En fin de compte, le nœud de cette querelle, le voici : X´enophon se peint `a travers la guerre et l’´etat ; Montaigne peint la guerre et l’´etat `a travers lui-mˆeme. Les fausses louanges Parmi ceux qui aiment les « Essais », il est une autre sorte de juges mal venus : ce sont ceux dont les louanges sont ti`edes. Quiconque dit de Scipion que c’est un aimable Capitaine, et de Socrate un galant homme, leur fait plus de tort que celui qui les ignore absolument : `a ceux-l`a, en effet, si on ne leur accorde pas tout, on leur enl`eve tout. On ne peut vanter des gens comme eux en faisant des r´eserves. On peut aussi bien se fourvoyer sur la quantit´e que sur la qualit´e des t´emoignages : l’excellence est au-del`a de toutes limites, et pas seulement celles de la vraisemblance ; la gloire seule en est la borne. Et j’oserai dire que ceux qui blˆament les « Essais », comme ceux qui ne font que mollement les louer, les m´econnaissent tous deux ´egalement. `A d’autres les louanges, pour eux l’admiration. Et si j’ai vu bien peu de critiques capables de d´efendre leur point de vue, parmi ceux que je n’ai pas vus, je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup plus. Je puis bien le dire, car 7. Allusion `a la phrase « je m’y serais tr`es volontiers peint tout entier et tout nu. » de l’Avis Au Lecteur, cf. infra, p. 39.

28 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I si quelqu’un connaissait vraiment les « Essais », il crierait tellement au miracle, qu’il serait `a mon avis bien difficile de ne pas l’entendre. Ceux dont je parle s’imaginent sauver la face en disant : « C’est un ouvrage agr´eable », et c’est l`a leur ´eloge, bien plat en v´erit´e. Ils disent encore : « C’est un bel ouvrage, mais un enfant de huit ans en ferait tout autant. » Alors je leur demande en quoi, et jusqu’`a quel point il est beau : jusqu’`a quel point il ´egale les meilleurs des Anciens, et en quoi il les surpasse ; en quel endroit ils sont admirables, sinon l`a o`u ils se ressemblent? Je veux que l’on me dise quelle force a d´epass´e la sienne, quels arguments, quels raisonnements, quels jugement peuvent ´egaler les siens. Ou pour le moins : lequel d’entre eux a jamais os´e se mettre autant `a l’´epreuve, se mettre `a nu ; lequel nous a jamais laiss´e si peu douter de sa stature, et si peu laiss´e `a d´esirer de lui-mˆeme. Je laisse de cˆot´e son ´el´egance et sa grˆace, qui peuvent `a l’occasion trouver d’autres juges. Mais quoi qu’il en soit, s’il avait v´ecu au temps de ces grands Anciens, on aurait pu se justifier de moins l’admirer, car on aurait pu en trouver d’autres semblables `a lui. Mais face `a l’indigence des esprits de notre ´epoque, que quatorze ou quinze si`ecles s´eparent du dernier livre qui aurait pu pr´etendre lui tenir tˆete, je puis dire en toute certitude qu’il aurait ravi tous ceux qui, comme moi, se seraient donn´es la peine de le connaˆıtre. Quand on entend parler d’un animal monstrueux, d’un homme plus grand ou plus petit que d’ordinaire, ou encore de je ne sais quel bateleur faisant des singeries nouvelles ou des tours curieux, voyez comment tout un chacun, et mˆeme les plus malins y courent comme s’il y avait le feu ! Et ceux qui reviennent d’un tel spectacle, ne peuvent rencontrer en chemin quelqu’un de leur connaissance ou quelque voisin, sans se croire oblig´es par amiti´e de faire le r´ecit d´etaill´e par le menu de ce qu’ils ont vu `a ceux qui n’y ´etaient pas, pensant qu’il serait bien `a plaindre, celui qui aurait pu perdre une part de cette merveille. . . Alors que l’on peut voir tous les jours des choses semblables ! Et l’on voudrait nous faire croire que s’ils avaient goˆut´e [comme il se doit] le livre, ses lecteurs ne seraient pas accourus de toutes parts pour voir et rencontrer l’esprit qui l’a con¸cu? Un esprit, dis-je, qu’on ne trouve ni rarement, ni souvent, mais un esprit unique depuis tant de si`ecles ! Comment penser, au moins, que ceux qui n’auraient pu venir le saluer en personne n’eussent pas trouv´e le moyen de le louer et de le placer au-del`a de tout autre, comme il le m´erite? Il a suffi `a Juste Lipse de le connaˆıtre pendant un mois pour que son admiration pour lui retentisse dans toute l’Europe. C’est qu’il avait compris qu’il ne s’agissait pas seulement de justice `a lui rendre, mais qu’il en allait aussi de son honneur personnellement : lire un livre est plus une ´epreuve pour soi-mˆeme que pour le livre qu’on lit.

Pr´eface de Marie de Gournay 29 La pierre de touche des esprits, c’est l’examen d’une œuvre nouvelle. C’est pourquoi je veux tant de mal `a ceux qui pillent les livres des autres ; car s’il venait au jour quelque bon auteur moderne, l’exemple trop fr´equent de ces larrons nous conduisant `a penser qu’il tient ses qualit´es d’autrui, et notre propre ignorance nous empˆechant de nous rendre compte qu’il n’en est rien, la cons´equence en serait que faute d’applaudir `a ses m´erites, nous ferions preuve d’une insigne stupidit´e. Quand quelqu’un lit un ouvrage et ne vante pas son auteur, ou cet auteur est effectivement un fat, ou bien c’est le lecteur lui-mˆeme. Les « Essais » ´echappent `a ce soup¸con : il est facile de voir qu’ils ont ´et´e ´ecrits par une seule main, car c’est un livre nouveau. Tous les autres, et mˆeme ceux des Anciens, ont pour objectif l’exercice de l’esprit ; celui du jugement y est purement accidentel. Celui-ci, au contraire, se propose d’exercer le jugement, et `a l’occasion, l’esprit, source perp´etuelle du fl´eau des erreurs communes. Les autres enseignent la connaissance, lui s’attache `a d´ebusquer la sottise. Et il a bien raison de vouloir vider l’eau sale du vase avant que d’y verser l’eau parfum´ee ! Il d´evoile cent impostures nouvelles, et parmi elles, combien dont on n’avait pas `a se vanter? Il est certain que jamais personne n’a dit ni examin´e ce que celui-ci a dit et examin´e au chapitre des actions et des passions humaines. Et il n’est mˆeme pas certain que, lui mis `a part, qui que soit eˆut pu dire et examiner ces choses-l`a. Jamais les livres de l’Antiquit´e, si grands qu’ils aient pu ˆetre, ne sont parvenus `a ´epuiser les sources de l’esprit ; seul ce livre-l`a semble avoir ´epuis´e celles du jugement : il a si bien jug´e qu’il n’y a plus rien `a juger apr`es lui. Et parce que mon ˆame n’a pour sa part d’autre qualit´e que celle qui consiste `a juger et raisonner de cette fa¸con, la nature m’ayant fait cet honneur d’ˆetre, `a peu de chose en plus ou en moins, toute semblable `a mon P`ere, je ne puis faire le moindre pas, en ´ecrivant ou en parlant, sans me retrouver sur ses traces – au point que l’on peut croire souvent que je le pille. Et le seul contentement de moi-mˆeme que j’aie jamais ´eprouv´e, c’est d’avoir trouv´e dans les derni`eres additions8 faites `a ce volume plusieurs choses que j’avais d´ej`a formul´ees de fa¸con tout `a fait semblable sans les avoir vues auparavant. Ce livre, en fin de compte, est le trˆone d’o`u la Raison rend ses jugements. C’est mˆeme, `a proprement parler, celui de l’ˆame : c’est l’ell´ebore de la folie humaine. C’est le t´emoin de la maturit´e de l’esprit, la r´esurrection de la v´erit´e. Il est parfait en lui-mˆeme, et repr´esente la perfection pour les autres. Et si l’on cherche `a p´en´etrer le sens de ces mots-l`a, que l’on regarde quel traitement il leur applique en les 8. Elles constituent « un tiers plus qu’aux pr´ec´edentes impressions » est-il pr´ecis´e dans le titre et dans le « privil`ege » de l’´edition de 1595.

30 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I diss´equant, bien souvent. Mais pour en revenir aux personnages dont je parlais plus haut, s’ils n’ont pas recherch´e cette grande ˆame, c’est peut-ˆetre pour v´erifier sur eux la proposition philosophique selon laquelle le sage se contente de lui-mˆeme. Et oui, vraiment – mais `a la condition qu’il n’y ait qu’eux au monde. Mon P`ere, voulant un jour me taquiner, me dit qu’il estimait qu’il y avait bien trente hommes, dans notre grande ville o`u il se trouvait alors, qui ´etaient de la mˆeme force d’esprit que lui. L’un de mes arguments pour le contredire fut que, n’y en eˆut-il qu’un seul, il serait venu le saluer, et mˆeme l’idolˆatrer – ai-je pris plaisir `a ajouter. Et que si tant de gens l’accueillaient, c’´etait en tant qu’homme d’une bonne maison, pour sa r´eputation et sa qualit´e, mais aucun en tant que Montaigne. Croyez-vous donc que notre temps soit tellement port´e vers la quˆete de bons esprits? Il en est pour penser que leurs amiti´es, mˆeme une simple fr´equentation, leur fait injure, s’ils ne lui trouvent des qualit´es. Et si Socrate renaissait, un gros monsieur aurait honte de simplement faire ´etat des visites qu’il lui rend. Ou bien, si la curiosit´e lui donnait quelque envie de l’aborder, il s’en contenterait pour une fois, comme on le fait quand on contemple des tableaux : il s’en retournerait chez lui satisfait d’avoir content´e le d´esir qu’il avait eu de voir un bel esprit, parce qu’il en aurait contempl´e la boˆıte [cranienne] situ´ee entre les deux yeux. Il ne faut qu’un instant pour voir le ciel, mais il faut du temps pour voir un esprit, tout autant qu’il en faut pour l’instruire. Qui ne fr´equente que les gens « de qualit´e », montre par l`a qu’il n’y a pour lui que la « qualit´e « qui compte. S’il ´etait plus galant homme qu’il n’est un « Monsieur », il rechercherait la compagnie d’un galant homme avant celle d’un « Monsieur ». Mais c’´etait le fait des rois Attales et Ptol´em´ee que de donner les premi`eres places dans leur palais et dans leur compagnie aux esprits de premier ordre. Ils ´etaient trop savants eux-mˆemes pour pouvoir s’entretenir `a leur niveau avec des gens qui n’eussent pas ´et´e parmi les plus puissants cerveaux. Et leurs m´erites ´etaient si grands qu’ils auraient eu bien plus `a perdre que leurs compagnons s’ils n’avaient su se faire comme amis ceux qui seraient plus tard capables de les faire valoir sur le Th´eˆatre de la Post´erit´e. Et cependant, si ce penchant `a ne consid´erer que leur rang, et `a m´epriser les hommes dont les grades sont inf´erieurs aux siens, n’est pas le fait d’un monarque, voire du plus ´elev´e des monarques, il me semble, qu’outre son ineptie, c’est l`a une attitude encore plus injurieuse envers celui qui l’affiche qu’envers autrui : elle le faisait l’´egal des dix millions de tˆetes viles, mauvaises, et sottes qui de par le monde se trouvent au mˆeme rang que lui, si brillant qu’il soit. Et il n’en sera pas moins

Pr´eface de Marie de Gournay 31 d´edaign´e par bien d’autres, par tous ceux qui le surpassent encore dans son attitude. N’est-il pas honteux de ne s’estimer que sur un seul point, et celui-l`a justement qui, par ce qui le fonde, fait que tant de millions de personnes vont devoir le m´epriser? Et quel est l’homme d’honneur qui daignerait accepter pour ami celui qui reconnaˆıt que tant de gens auraient honte de l’accepter tel qu’il est? La solitude et l’amiti´e Retournant `a mon propos, je dirai que les grands esprits recherchent, aiment, et sont s´eduits par les grands esprits. Comme si leur ˆetre prenait son origine dans ce mouvement, ce mouvement premier qui les pousse vers leur semblable. D´esassemblez les rouages de l’horloge : ils cessent de fonctionner. Remettez-les ensemble, sans changer leur mati`ere ni leur forme : il semble que ce soit en cette disposition unique qu’ils donnent une image de la vie, par leur agitation perp´etuelle. C’est aller trop loin que de vouloir faire le sage et le solitaire `a la fois, si le destin ne refuse pas d’offrir un compagnon. Il est vrai qu’un ami n’est pas seulement un compagnon, et que l’amiti´e n’est pas simplement une liaison ni une relation, c’est une vie redoubl´ee : ˆetre un ami, c’est ˆetre deux fois. Il n’est aucun homme qui puisse vivre seul ; et il est bien malheureux, celui `a qui la solitude peut enlever [quelqu’un], s’il n’est pas un grand homme9 . ˆEtre seul, c’est n’ˆetre qu’`a demi. Mais celui qui n’est plus qu’une moiti´e, pour avoir perdu celui qui en ´etait l’autre, est encore plus mis´erable, et ˆo combien, que de ne jamais l’avoir trouv´e. Il y a mille arguments pour s’opposer `a ceux qui disent qu’une belle ˆame peut vivre heureuse, sans faire alliance avec une autre. Ils disent cela pour mieux excuser la stupidit´e qui les empˆeche de chercher, parce qu’ils seraient incapables de pouvoir vraiment en tirer profit. Car celui qui en serait capable d´esirerait [obtenir] cette volupt´e de l’esprit qui, du fait de sa pr´e´eminence sur toutes les autres parties de l’homme, est la premi`ere de toutes les volupt´es humaines, et qui naˆıt principalement du commerce que l’on entretient avec son semblable. Ce n’est pas seulement le souci de son contentement ni de son r´econfort qui pousse l’ˆame `a cette recherche : c’est l’imp´erieuse n´ecessit´e de sortir du d´esert. Mais elle n’est pas si grande, si la foule n’est pas un d´esert pour elle. `A qui voulez-vous qu’elle offre la connaissance qu’elle a d’elle-mˆeme, si elle ne peut trouver sa pareille? `A qui importe peu de se faire connaˆıtre, parce qu’il n’en est pas capable, n’est-il pas n´ecessaire malgr´e tout de se voir pr´ef´er´e au reste des hommes, aim´e, ch´eri, voire ador´e ? Si quelque monarque en venait `a ˆetre m´elang´e au peuple et 9. Cette phrase tr`es elliptique, est loin d’ˆetre claire : « Et est chetif, `a qui moins qu’un grand homme peut oster la solitude ».

32 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I que, sa dignit´e ´etant ignor´ee, il se trouvˆat plac´e au mˆeme rang que les charretiers, ne souhaiterait-il pas avec l’ardeur la plus extrˆeme, rencontrer quelqu’un qui, reconnaissant sa condition, s’´ecrierait : « C’est le roi ! », et ainsi lui rendˆıt son rang? Qui pourrait nous convaincre de la beaut´e qu’il y a `a vivre parmi les aveugles? Ou `a ne chanter que pour les sourds, quand on a la d´elicate voix de N´eron? Ne pas ˆetre connu, c’est en quelque sorte ne pas ˆetre. Car l’ˆetre se r´ef`ere `a l’action ; et il n’est pas, me semble-t-il, d’action parfaite pour qui n’est pas capable de la savourer. Si l’on peut ´evoquer ici l’ambition, nous n’en sommes pas assez honteux pour la d´esavouer. Car un sage se languit s’il ne peut rendre un homme de bien t´emoin de la puret´e de sa conscience, face `a la boue du vulgaire ; des distances qu’il prend avec les erreurs communes et priv´ees dont le peuple raffole ; de combien il est plus proche de Dieu qu’ils ne le sont ; combien il pourrait faire de mal et qu’il ne le veut pas ; combien il serait pr´ef´erable de s’en remettre `a lui plutˆot qu’au reste du monde ; et de quelle fa¸con il saurait rendre heureux son ami, et le racheter par sa mort. `A qui veut-on donc qu’il fasse part de si belles conceptions? `A qui veut-on qu’il parle et tienne des discours — le seul plaisir qui puisse sinon contenter, du moins retenir et fixer une belle ˆame? `A qui, sinon `a quelqu’un qui ait les mˆemes capacit´es que lui? Celui qu’on rel`egue seul au fond du d´esert d’Arabie ne connaˆıt rien de pire que cela : ne voir personne qui lui ressemble, le reconnaisse, le comprenne. `A qui pourrait-il communiquer tant de choses qu’il ne saurait taire sans en souffrir la g´ehenne, ni les dire par int´erˆet (du fait de la tyrannie exerc´ee par la coutume sur la raison, ou quelque autre empˆechement) – si ce n’est `a une oreille convenable? Avec qui pourrait-il se moquer de la sottise des hommes, tellement grande, et le plus souvent si d´efavorable pour celui qui la manifeste, qu’il semble qu’il se soit engag´e comme `a prix convenu, pour s’´egorger lui-mˆeme, afin de pouvoir blesser autrui ! Car il ne loue jamais son voisin pour sa sagesse, sinon quand celle-ci l’empˆeche d’ˆetre heureux lui-mˆeme ! La connaissance de cette triste condition humaine qui ne lui permet pas de s’assurer qu’il fait le bien ni qu’il juge bien sans l’approbation d’un grand t´emoin, l’am`ene `a souhaiter d’en avoir un. Ou veut-on apr`es cela qu’il aille tirer parti de son attitude, de la douceur de sa conversation, de sa foi, de sa constance, de ses affections et de ses fonctions? Ceux qui soutiennent ici l’opinion contraire disent qu’ils r´epandent cela sur le peuple, pour en obtenir un effet plus g´en´eral. Mais c’est tout le contraire, en r´ealit´e : soit qu’ils n’en obtiennent rien pour euxmˆemes, ou qu’ils en trouvent les b´en´efices si maigres qu’ils n’en tiennent pas grand compte. Car ce que l’on donne `a tout le monde ne concerne personne, et personne ne s’en trouve plus riche. Et puis d’ailleurs rien ne prouve que ce pr´esent dont ils estiment digne un portefaix,

Pr´eface de Marie de Gournay 33 ils puissent ensuite l’estimer digne de Platon. Il faut bien se prˆeter au peuple, mais il ne faut se donner qu’`a la vertu elle-mˆeme. Et la vertu que le peuple peut enti`erement s’approprier n’est pas une vertu bien grande. D’un autre cˆot´e, elle ne peut comporter des parties vacantes sans dommages, des dommages en son ˆetre mˆeme, pour autant qu’elle soit active. Imaginez un peu `a quoi vous r´eduiriez Milon si vous lui d´efendiez de lutter, en lui liant les bras ! Et de plus, qui mesurera l’attirance et l’agr´ement qu’un sage exerce sur un autre sage, mesurera du mˆeme coup le d´egoˆut et le d´esagr´ement qu’il inspire `a un sot. Il est la pierre de touche par laquelle on distingue l’or v´eritable et le faux, car il d´evoile ce que l’on est en fonction de ce que l’on cherche. La vigueur de cet esprit qui fait les d´elices des gens intelligents est pr´ecis´ement ce qui froisse et blesse l’ignare, et la clairvoyance d’un autre n’est pas plus opportune `a celui qui est de grande valeur qu’elle n’est importune `a qui ne vaut rien. Si vous connaissez cet homme-ci, vous le d´emolissez ; il n’a de bon que d’ˆetre pris pour un autre. C’est pourquoi, quand on m’a rapport´e qu’il y avait quelque ´etroite intelligence entre deux personnes, d`es que je connus l’une d’elles, je fus certaine de les connaˆıtre toutes les deux. « Qui se ressemble s’assemble » disent les clercs. Vous ne pouvez atteler au mˆeme timon un cheval fort et un faible : tous deux se gˆeneraient et se fatigueraient mutuellement. Et l’on peut d´evelopper cet exemple jusque dans les choses de l’amour : qu’un galant homme puisse ´echapper `a Theano10 et qu’un lourdaud s’y laisse prendre, sont, `a mon avis, deux choses aussi impossibles l’une que l’autre. La peau d’un sot est trop dure pour ˆetre entam´ee par un couteau si d´elicat. Et vous ne sauriez attraper un buffle avec un lacet11 de soie, mais vous pourriez le faire pour un Ph´enix. Enfin, pour suivre notre id´ee, je crois que mon P`ere eˆut ´et´e de cette opinion que tout le monde pr´ef´ererait la sagesse de Socrate en personne `a un ami parfait ; mais que si Dieu lui demandait de choisir, il ne saurait ni pourquoi celle-l`a se donne, ni combien vaut celui-ci, ou bien se sentirait incapable d’en tirer profit. Et il est bien vrai que quiconque est capable d’aimer et d’ˆetre aim´e comme nous l’entendons est capable de tout. Le malheureux qui perd la sagesse de Socrate subit une perte qui peut se remplacer. Qui a dispos´e [d’un v´eritable ami] et l’a perdu n’a plus rien `a esp´erer ni `a craindre, car il a d´ej`a connu le Paradis et l’Enfer. Et Pythias survivant `a Damon12 vous dira que s’il ne s’est pas perdu lui-mˆeme, il n’en a pas moins perdu la moiti´e 10. Philosophe grecque, disciple de Pythagore. Juste Lipse, dans une lettre `a Marie de Gournay, avait compar´e cette derni`ere `a Theano. 11. « Nœud coulant utilis´e pour la capture du gibier » (Dictionnaire Petit Robert). On dit aussi « poser des collets ». 12. Philosophes grecs, c´el`ebres pour l’amiti´e qu’ils entretenaient.

34 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I qui le mettait en possession de l’autre. Sa condition, d`es lors, n’est plus de vivre, mais de souffrir, car il n’est plus rien d’autre que son malheur. Il n’est plus, `a proprement parler ; ou s’il est, c’est comme un paralytique qui survit `a la d´epossession de la meilleure part de ses propres membres, car son ˆetre n’´etait pas associ´e, mais confondu avec celui de son ami. Sa volont´e elle-mˆeme, sa libert´e, sa raison, lui restent maintenant comme des d´echets inutiles, tant il s’´etait accoutum´e `a ne plus en profiter que par les mains d’un autre ; et il avait appris dans cet usage aimable, qu’on ne peut en disposer avec bonheur que sous la douce et fid`ele attention d’un ami. Certes, il n’est plus du tout ; car s’il ´etait plus un ami qu’il n’´etait un homme et lui-mˆeme, mais s’´etait transform´e en tant qu’homme et en tant que lui-mˆeme, en un ami, maintenant qu’il n’est plus en tant qu’ami, comment pourrait-il ˆetre encore? Ce qui reste de lui ne concerne que cette tˆete si ch`ere ; car s’il s’est perdu pour lui-mˆeme, c’est pour se retrouver en un autre. ˆEtre un ami, c’est n’ˆetre que d´epositaire de soi-mˆeme. La plus grande souffrance au monde, c’est de connaˆıtre la plus grande f´elicit´e. Je l’avais en la personne de ce P`ere admirable, puisqu’il faut payer la perte de ce qu’on poss´edait par une privation perp´etuelle. Mon esprit s’est refus´e cent fois `a ob´eir `a l’id´ee que je formais d’´ecrire un mot sur les « Essais », protestant de l’impuissance dans laquelle il se trouvait dans le trouble o`u mes tourments le pr´ecipitaient ; et ce n’est pas le lieu ici d’´evoquer la tr`es sainte et tr`es ch`ere soci´et´e `a laquelle la mort m’a arrach´ee, ni la facult´e qu’elle avait de s’entretenir de toute autre chose. Lecteur, n’accuse pas de t´em´erit´e le jugement favorable qu’il a port´e sur moi : tu auras constat´e en lisant ceci combien je suis loin de le m´eriter ; c’est que, quand il m’adressait des louanges, je disposais de lui. Moi et lui, et moi sans lui, nous sommes absolument deux [ˆetres diff´erents]. Je n’ai profit´e de lui que quatre ans, pas plus que lui de La Bo´etie. Peut-ˆetre le destin, par piti´e envers les autres, limite-til de telles amiti´es `a ce terme, afin que le d´edain provoqu´e par une jouissance que l’on sait si courte, leur ´evite de se laisser entraˆıner dans les souffrances que la privation fait endurer? Bien des gens, pourtant, seront r´eticents `a ce propos : tout le monde, `a bon droit, peut se moquer de notre impatience, et nous jeter au d´efi de la constance – car nul n’a autant `a perdre que nous. Ils demandent ce que devient la raison en tout cela ; mais la raison, dans ces sortes d’amiti´es, consiste `a aimer. On ne plaint pas n’importe qui de ce malheur, car le seul terme du contrat, au march´e de l’amiti´e parfaite, c’est : toi et moi nous nous donnons l’un `a l’autre parce que nous ne saurions aussi bien trouver ailleurs.

Pr´eface de Marie de Gournay 35 L’´edition du texte Il est mort `a cinquante-neuf ans, en l’an 1592, d’une fa¸con si remarquable en tous points, dans sa perfection, qu’il n’est pas besoin que j’en parle davantage. J’en dirai peut-ˆetre un jour, si l’esprit ne me fait pas d´efaut, les circonstances particuli`eres, quand je les aurai tr`es exactement apprises de la bouche mˆeme de ceux qui les auront recueillies – car plusieurs autres t´emoins n’ont pas pu me les confirmer – et recueillies avec le tendre adieu qu’il demanda que l’on m’envoie, de sa part, de la main du sire de La Brousse, son fr`ere. Le sire de Bussaguet, son cousin, qui porte dignement le nom de la maison de Montaigne, et dont il est le solide pilier depuis qu’elle a perdu le sien, n’a pu m’´eclairer l`a-dessus quand je suis all´e le voir tout expr`es pour m’en instruire, `a Chartres, o`u ses affaires l’avaient conduit il y a quelques ann´ees de cela. Mais il est vrai qu’il n’´etait pas pr´esent au d´ec`es. Au surplus, le travail de correction et d’´edition de ce livre, au regard de la tr`es mauvaise fa¸con dont il a ´et´e conduit pour les autres qui ne furent pas imprim´es du vivant de leur auteur, et dont t´emoigne celui qui est dˆu `a Turn`ebe, montrera `a quel point quelque bon ange l’a estim´e digne de faveurs particuli`eres. Car ni le soin attentif des imprimeurs, `a qui on les impute en g´en´eral dans de telles circonstances, ni mˆeme celui plus exigeant encore dˆu `a des amis n’eussent pu y suffire. C’est que, outre la difficult´e naturelle de la correction des « Essais », ce manuscrit-ci en pr´esentait tellement d’autres encore, que ce n’´etait pas une entreprise facile que d’en mener `a bien la lecture, en faisant en sorte que telle ou telle difficult´e n’aille pas entraˆıner une mauvaise interpr´etation, ou transposition, ou une omission. Et comme, d’apr`es ce que j’ai dit, il fallait pour le bien de l’entreprise un bon tuteur, j’oserai dire, quitte `a me vanter, qu’il ne pouvait en ˆetre pour son bien, de meilleur que moi, car mon affection pouvait en quelque sorte suppl´eer `a mon insuffisance. Et que je sais gr´e au sire de Brach d’avoir toujours soigneusement soutenu madame de Montaigne en ces circonstances, interrompant pour ce faire l’œuvre po´etique dont il honore sa Gascogne, et ne se contentant pas de l’emporter sur les si`ecles pr´esent et pass´es pour le titre d’unique mari, par la gloire qu’il offrit `a sa femme d´efunte, mais s’effor¸cant encore d’emporter celui de noble ami par les services rendus – plus m´eritoires encore s’agissant d’un mort. Du reste, j’ai second´e ses intentions avec le plus extrˆeme scrupule ; et je ne me suis pas refus´ee, quand je jugeais que quelque chose pouvait ˆetre corrig´e, `a me plier et conformer tout `a fait mon discours `a cette seule consid´eration que celui qui l’avait voulu ainsi ´etait « P`ere » et qu’il ´etait Montaigne. Je dis cela afin d’empˆecher ceux qui rencontreront quelque phrase ou quelque obscurit´e qui les arrˆete, de

36 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I critiquer cette ´edition comme si elle avait trahi l’auteur, et ne perdent de vue la recherche du fruit qui ne peut manquer de s’y trouver, puisqu’elle l’a tr`es exactement reproduit. Et je pourrais appeler pour en t´emoigner une autre copie qui est encore en sa maison, si je devais craindre que quelqu’un puisse douter de ma sollicitude en ce qui le concerne [Montaigne]. Et que ceux qui ne peuvent parvenir `a p´en´etrer ce texte ne s’en prennent qu’`a eux-mˆemes. Je n’y trouve qu’un seul passage inintelligible pour moi13 . Et peut-ˆetre se trouvera-t-il un meilleur interpr`ete qui puisse me le donner `a comprendre. Et enfin, quoique cette ´edition, que je fais achever en l’an mil cinq cent quatre-vingt quatorze, `a Paris, ne soit pas aussi parfaite que je l’eusse d´esir´e, toujours est-il que je demande que ce soit toujours `a elle que l’on fasse r´ef´erence – qu’il s’agisse d’un lecteur capable de juger `a quel point les « Essais » m´eritent d’ˆetre connus dans leur exactitude, ou qu’il s’agisse de quelqu’un qui voudrait les faire imprimer dans les pays ´etrangers. Car outre le fait qu’elle n’est tout de mˆeme pas si loin de la perfection qu’on ne peut ˆetre sˆur que les suivantes pourront l’approcher d’aussi pr`es, elle est au moins scrupuleusement corrig´ee par un « Errata », sauf en quelques fautes si l´eg`eres qu’elles se corrigent d’elles-mˆemes. Et de crainte qu’on ne rejette comme t´em´erairement ins´er´es certains traits de plume qui corrigent cinq ou six caract`eres, ou que quelqu’un voyant cela n’ait l’id´ee d’en ajouter d’autres, je d´eclare ici qu’il s’agit de ces mots-l`a : si, desmesler, deuils, ost´e, Indique, estacade, affrer´e, paelle, m’a, engagez, et en quelques autres points encore de moindre cons´equence. Je ne saurais apporter trop de pr´ecaution ni de soin `a une chose d’un tel m´erite, et qui n’est pas la mienne. Adieu, Lecteur. 13. On ignore lequel. Certains pr´etendent qu’il s’agit d’une coquetterie pour parler du passage dans lequel Montaigne fait la louange de Marie de Gournay (Livre II, chap. 17, § 69). Mais d’autres estiment que ce passage, pr´ecis´ement, serait dˆu `a Marie de Gournay elle-mˆeme. . .

Au lecteur. Voici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit d`es le d´ebut que je ne m’y suis fix´e aucun autre but que personnel et priv´e ; je ne m’y suis pas souci´e, ni de te rendre service, ni de ma propre gloire : mes forces ne sont pas `a la hauteur d’un tel dessein. Je l’ai d´evolu `a l’usage particulier de mes parents et de mes amis pour que, m’ayant perdu (ce qui se produira bientˆot), ils puissent y retrouver les traits de mon comportement et de mon caract`ere, et que grˆace `a lui ils entretiennent de fa¸con plus vivante et plus compl`ete la connaissance qu’ils ont eue de moi. S’il s’´etait agi de rechercher la faveur du monde, je me serais par´e de beaut´es emprunt´ees14 . Je veux, au contraire, que l’on m’y voie dans toute ma simplicit´e, mon naturel et mon comportement ordinaire, sans recherche ni artifice, car c’est moi que je peins. Mes d´efauts s’y verront sur le vif, mes imperfections et ma fa¸con d’ˆetre naturellement, autant que le respect du public me l’a permis. Si j’avais v´ecu dans un de ces peuples que l’on dit vivre encore selon la douce libert´e des premi`eres lois de la nature, je t’assure que je m’y serais tr`es volontiers peint tout entier et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-mˆeme la mati`ere de mon livre : il n’est donc pas raisonnable d’occuper tes loisirs `a un sujet si frivole et si vain. Adieu donc. De Montaigne, ce 12 Juin 1588 14. Sur « l’exemplaire de Bordeaux », Montaigne a barr´e « & asseur´ee » et a ´ecrit au-dessus : « et arrogante ». Dans l’´edition de Villey cela n’apparaˆıt pas. La r´edaction de cette phrase a beaucoup vari´e. Dans les ´editions publi´ees du vivant de Montaigne, on lit : « Je me fusse par´e de beautez emprunt´ees, ou me fusse tendu et band´e en ma meilleure d´emarche. » Sur son exemplaire de l’´edition de 1588, Montaigne a barr´e en partie cette phrase et a ´ecrit audessus : « mieux par´e et me presanterois en une marche estudiee ». Comme on peut le voir, l’´edition de 1595 donne encore une autre r´edaction.

Chapitre 1 Par divers moyens on arrive au mˆeme r´esultat 1. La fa¸con la plus courante d’amadouer ceux qu’on a offens´es, lorsque, prˆets `a se venger, ils nous tiennent `a leur merci, c’est de susciter en eux, par notre soumission, la piti´e et la commis´eration. Et pourtant, la bravade, la constance et la d´etermination, qui en sont l’inverse, ont parfois produit le mˆeme effet. 2. ´Edouard, le Prince de Galles1 , qui r´egna si longtemps sur notre Guyenne, personnage dont la condition et le destin ne manquent pas de grandeur, avait ´et´e gravement offens´e par les Limousins. En s’emparant de leur ville, il ne se laissa pas attendrir par les cris du peuple, des femmes et des enfants abandonn´es au massacre, implorant sa piti´e et se jetant `a ses pieds. Mais comme il avan¸cait plus avant dans la ville, il aper¸cut trois gentilshommes fran¸cais qui, faisant preuve d’une hardiesse incroyable, soutenaient `a eux seuls l’assaut de son arm´ee victorieuse. La consid´eration et le respect que lui inspir`erent un courage aussi remarquable ´emouss`erent sa col`ere ; et apr`es avoir accord´e sa mis´ericorde `a ces trois-l`a, il l’accorda `a tous les autres habitants de la ville. 3. Scanderberch2 , Prince de l’´Epire, poursuivait un de ses propres soldats pour le tuer ; celui-ci ayant essay´e de l’apaiser 1. Le « Prince Noir » (1330-1376), qui gouverna l’Aquitaine et mit Limoges `a feu et `a sang en 1370 comme le raconte Froissart, o`u Montaigne a certainement pris cela, bien que Froissart ne parle que de trois gentilhommes qui auraient ´et´e ´epargn´es. 2. Ou Scanderberg (1414-1467). Il s’agit d’un patriote albanais qui combattit les Turcs.

42 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I par ses protestations d’humilit´e et ses supplications, se r´esolut en derni`ere extr´emit´e `a l’attendre l’´ep´ee au poing : cette r´esolution arrˆeta net la furie de son maˆıtre, qui lui voyant prendre un si honorable parti, lui accorda sa grˆace. Mais il est vrai que ceux qui n’auraient pas eu connaissance de la vaillance et de la force prodigieuses de ce Prince pourraient donner `a son attitude une autre interpr´etation. 4. L’Empereur Conrad III3 , ayant assi´eg´e le Guelphe Duc de Bavi`ere, ne voulut pas adoucir ses conditions, aussi viles et lˆaches qu’aient pu ˆetre les satisfactions qu’on lui offrit. Il permit seulement aux Dames qui ´etaient assi´eg´ees avec le Duc de sortir sans qu’il fˆut port´e atteinte `a leur honneur, `a pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles. Et elles, d’un cœur magnanime, eurent l’id´ee de charger sur leurs ´epaules leurs maris, leurs enfants, et le Duc lui-mˆeme. L’Empereur fut tellement impressionn´e par la noblesse de leur attitude, qu’il en pleura de contentement, et que l’inimiti´e mortelle et totale qu’il ´eprouvait envers le Duc s’adoucit ; et `a partir de ce moment, il le traita humainement, lui et les siens. 5. Quant `a moi, je me laisserais entraˆıner aussi bien vers l’une que vers l’autre de ces attitudes, mais j’ai une certaine faiblesse pour la mis´ericorde et la mansu´etude ; si bien qu’`a mon avis, je me rendrais plus facilement `a la compassion qu’`a l’admiration. La piti´e est pourtant, pour les Sto¨ıciens, un mauvais sentiment : ils consid`erent que si l’on doit porter secours aux af-S´en`eque [82]. flig´es, on ne doit pas se laisser fl´echir au point de partager leurs souffrances. 6. Les exemples pr´ec´edents me paraissent d’autant plus convaincants que l’on y voit des caract`eres, confront´es `a ces deux attitudes, r´esister `a l’une, et fl´echir devant l’autre. On peut dire que se laisser toucher par la commis´eration, c’est c´eder `a la facilit´e, la bont´e et la faiblesse ; et l’on voit bien que les natures les plus faibles, comme celles des femmes, des enfants et du vulgaire, y sont plus sujettes. Mais qu’apr`es avoir m´epris´e les sanglots et les larmes, on se rende simplement par d´evotion envers le courage, c’est en fait la marque d’un caract`ere fort et inflexible, qui affectionne et honore la mˆale vigueur et la d´etermination. 3. Empereur d’Occident de 1138 `a sa mort en 1152. Il prit part `a la 2e croisade.

Chapitre 1 – Par divers moyens on arrive au mˆeme r´esultat 43 7. Et pourtant, en des ˆames moins g´en´ereuses, l’´etonnement et l’admiration peuvent avoir le mˆeme effet. C’est ce dont t´emoigne le peuple th´ebain : ayant requis en justice la peine capitale `a l’encontre de ses chefs, qu’il accusait d’avoir continu´e `a exercer leur charge au-del`a de la p´eriode prescrite et convenue, il pardonna difficilement `a P´elopidas4 , ´ecras´e par les accusations `a son encontre et qui ne se d´efendait que par requˆetes et supplications. Dans le cas d’´Epaminondas au contraire, qui se complut `a raconter ses hauts faits jusqu’`a en faire honte au peuple, par fiert´e et arrogance, personne n’eut le cœur de proc´eder au scrutin, et on se s´epara, l’assembl´ee louant grandement le remarquable courage de l’accus´e. 8. Denys l’Ancien, qui avait pris la ville de Rege apr`es un si`ege qui avait traˆın´e en longueur et au prix de grandes difficult´es, voulut faire du Capitaine Phyton, homme estimable, et qui avait obstin´ement d´efendu sa cit´e, un exemple de sa vengeance implacable. Il commen¸ca par lui dire comment il avait fait noyer son fils et toute sa famille le jour pr´ec´edent ; `a quoi Phyton r´epondit simplement qu’ils ´etaient donc d’un jour plus heureux que lui. Il le fit alors d´epouiller de ses vˆetements et le livra `a des bourreaux, qui le traˆın`erent par la ville, en le fouettant de fa¸con cruelle et ignominieuse, et l’accablant de paroles injurieuses et m´echantes. Mais le malheureux conserva son courage et sa dignit´e. 9. D’un visage ferme, il rappelait au contraire la cause honorable et glorieuse de sa mort, qui ´etait de n’avoir pas voulu remettre son pays entre les mains d’un tyran, et il le mena¸cait d’une Diodore de Sicile [24], XIV, 29. prochaine punition divine. Au lieu de s’indigner des bravades de cet ennemi vaincu, et du m´epris qu’il affichait pour leur chef et son triomphe, l’arm´ee ´etait ´emue et ´etonn´ee par une vertu si rare, elle songeait `a se mutiner, et mˆeme `a arracher Phyton d’entre les mains de ses tortionnaires. Alors Denys, lisant cela dans les yeux de ses soldats, fit cesser son martyre, et le fit secr`etement noyer en mer. 10. Certes, c’est un sujet extraordinairement vain, divers, et ondoyant, que l’homme : il est malais´e de fonder `a son ´egard 4. P´elopidas, ´Epaminondas : chefs th´ebains qui avaient d´elivr´e Th`ebes des Spartiates, et morts tous deux au combat. P´elopidas contre Alexandre de Ph`eres en 364, ´Epaminondas `a Mantin´ee en 362 contre les Grecs. La source est dans Plutarque [67], V, Dicts des Anciens Roys.

44 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I un jugement constant et uniforme. Voil`a Pomp´ee, qui pardonna `a toute la ville des Mamertins5 , contre laquelle il ´etait fort irrit´e, en consid´eration de la vertu et de la magnanimit´e du citoyen Z´enon, car celui-ci prenait `a son propre compte la faute publique, et ne demandait pas d’autre grˆace que d’en supporter seul la punition. Mais l’hˆote de Sylla, ayant fait preuve en la ville de P´erouse d’un semblable courage6 , n’y gagna rien, ni pour lui, ni pour les autres. 11. Et `a l’inverse de mes premiers exemples, voici celui d’Alexandre, le plus hardi des hommes, si bienveillant pourtant envers les vaincus : emportant apr`es bien des difficult´es la ville de Gaza, il y trouva B´etis qui y commandait, et dont il avait pu appr´ecier la valeur, durant le si`ege, par des preuves extraordinaires ; B´etis ´etait seul `a ce moment, abandonn´e par les siens, ses armes mises en pi`eces, tout couvert de sang et de plaies, et combattant encore au milieu de Mac´edoniens qui le harcelaient de toutes parts. 12. Alexandre lui dit alors, irrit´e qu’il ´etait d’une victoire si ch`erement acquise (car il venait encore d’y ˆetre bless´e deux fois) : « Tu ne mourras pas comme tu l’as voulu, B´etis. Sache qu’il te faudra subir toutes les tortures que l’on peut inventer pour un captif. » 13. Et l’autre, la mine non seulement assur´ee mais arrogante et hautaine, re¸cut ces menaces sans prof´erer le moindre mot. Alexandre, devant son mutisme obstin´e, se disait : « A-t-Quinte-Curce [71], IV, 6. il fl´echi un genou? Lui a-t-il ´echapp´e quelque supplication? Oui vraiment, je vaincrai ce silence, et si je ne puis en arracher quelque parole, j’en arracherai au moins un g´emissement. » Et sa col`ere devenant rage, il commanda qu’on lui per¸cˆat les talons, et le fit ainsi traˆıner tout vif, d´echirer et d´emembrer derri`ere une charrette. 14. Serait-ce que le courage lui ´etait si commun et naturel qu’il ne le trouvait pas vraiment admirable, et que de ce fait il le respectait moins? Ou parce qu’il le consid´erait tellement comme sa chose propre qu’il ne pouvait supporter de le voir `a un tel degr´e chez un autre, sans en ´eprouver du d´epit et de l’envie ? 5. Habitants de la ville de Messine. 6. D’apr`es Plutarque [67] Instructions pour ceux qui manient affaires d’Estat, un capitaine ayant refus´e la grˆace qui lui avait ´et´e offerte, par solidarit´e avec ses concitoyens.

Chapitre 1 – Par divers moyens on arrive au mˆeme r´esultat 45 Ou encore que l’imp´etuosit´e naturelle de sa col`ere ne pouvait supporter d’ˆetre contrari´ee? 15. En v´erit´e, si elle avait pu ˆetre dompt´ee, tout porte `a croire que lors de la prise de Th`ebes elle l’eˆut ´et´e, `a voir passer au fil de l’´ep´ee tant de vaillants hommes qui n’avaient plus aucun moyen de se d´efendre. Car il y en eut bien six mille de tu´es, Diodore de Sicile [24], XXVII. et aucun d’entre eux ne songea `a fuir ni `a demander grˆace. Au contraire, ils cherch`erent encore, ici ou l`a, de par les rues, `a affronter les ennemis victorieux et mˆeme les provoquaient pour obtenir d’eux une mort honorable. On n’en vit aucun qui n’essayˆat, dans ses derniers instants, de se venger encore, et avec l’´energie du d´esespoir, de se consoler de sa propre mort par celle de quelque ennemi. Leur courage d´esesp´er´e ne suscita aucune piti´e, et une journ´ee enti`ere ne suffit mˆeme pas `a Alexandre pour assouvir sa vengeance : ce carnage dura jusqu’`a ce qu’il n’y eˆut plus une seule goutte de sang `a r´epandre, et il n’´epargna que les personnes d´esarm´ees, les vieillards, les femmes et les enfants, dont on fit trente mille esclaves.

Chapitre 2 Sur la tristesse 1. J’ignore tout de ce sentiment ; je ne l’aime ni ne l’estime, bien que les hommes aient pris l’habitude, comme si c’´etait un march´e conclu d’avance, de lui faire une place particuli`ere. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement ! Les Italiens ont de fa¸con plus judicieuse donn´e son nom `a la malignit´e1 . Car c’est une fa¸con d’ˆetre toujours nuisible, toujours folle. Et les Sto¨ıciens, la consid´erant comme toujours lˆache et vile, d´efendent `a leurs disciples de l’´eprouver. 2. Mais on raconte que Psammenite, roi d’´Egypte, ayant ´et´e vaincu et fait prisonnier par Cambyse, roi de Perse, et voyant passer devant lui sa fille prisonni`ere habill´ee en servante, qu’on envoyait puiser de l’eau, alors que tous ses amis se lamentaient et pleuraient `a ses cˆot´es, se tint coi, les yeux `a terre. Et quand il vit son fils qu’on menait au supplice, il fit encore de mˆeme. Mais ayant aper¸cu un de ses domestiques parmi les captifs, il se frappa la tˆete et manifesta une douleur extrˆeme. 3. On pourrait comparer cela avec ce que l’on a pu voir r´ecemment chez un de nos princes. Ayant appris `a Trente, o`u il se trouvait, la mort de son fr`ere aˆın´e, sur qui reposait l’honneur de sa maison, et sitˆot apr`es celle d’un autre de ses fr`eres plus jeune, il soutint ces deux ´epreuves avec une constance exemplaire ; mais quelques jours apr`es, comme un de ses gens venait de mourir, il se laissa emporter par ce dernier malheur, et abandonnant sa r´esolution, succomba `a la douleur et aux regrets. Si bien qu’il y 1. L’italien tristezza peut signifier aussi malignit´e, m´echancet´e, en effet.

48 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I eut des gens pour dire qu’il n’avait ´et´e touch´e que par ce dernier coup du sort : mais c’est qu’en v´erit´e, il ´etait d´ej`a tellement plein de chagrin, qu’`a la moindre peine nouvelle, sa r´esistance s’effondra d’un coup. 4. Cette histoire, me semble-t-il, pourrait donc ˆetre compar´ee `a la pr´ec´edente, si ce n’est qu’elle y ajoute ceci : Cambyse ayant demand´e `a Psammenite pourquoi il ne s’´etait gu`ere ´emu du sort de sa fille et de son fils, alors qu’il n’avait pu supporter celui qui ´etait fait `a ses amis, ce dernier r´epondit : « Seule cette derni`ere peine peut se manifester par des larmes, les deux premi`eres ´etant bien au-del`a de tout ce qui se peut exprimer. » `A ce sujet, il faudrait peut-ˆetre ´evoquer aussi l’invention de ce peintre antique qui, pour repr´esenter la douleur de ceux qui assist`erent au sacrifice d’Iphig´enie en fonction de l’importance que revˆetait pour chacun d’eux la mort de cette belle jeune fille innocente, ayant ´epuis´e les derni`eres ressources de son art, au moment de peindre le p`ere de la jeune fille, le repr´esenta le visage couvert – comme si nulle expression n’´etait capable de repr´esenter ce degr´e de la douleur. 5. Et voil`a pourquoi les po`etes imaginent que la malheureuse Niob´e, ayant perdu d’abord ses sept fils, et sitˆot apr`es autant de filles, incapable de supporter une telle perte, fut finalement transform´ee en rocher, p´etrifi´ee de douleur2 Ovide [54], VI, 304. pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidit´e qui nous saisit, lorsque les accidents qui nous surviennent nous accablent au-del`a de ce que nous pouvons endurer. 6. En v´erit´e, une douleur, pour atteindre son point extrˆeme, doit envahir l’ˆame enti`ere, et lui ˆoter sa libert´e d’action. C’est ainsi qu’il nous arrive, quand nous parvient une tr`es mauvaise nouvelle, de nous sentir saisi, paralys´e, et comme incapable du moindre mouvement ; et l’ˆame s’abandonnant ensuite aux larmes et aux plaintes, semble se lib´erer, se d´elier, s’´epanouir et se mettre `a son aise :Virgile [97], XI, 151. Et sa douleur enfin laissa passer la voix 2. Le texte exact est : « diriguitque malis » (et elle fut p´etrifi´ee de douleur). Sur l’« exemplaire de Bordeaux » (1588), Montaigne a d’abord barr´e, puis r´e´ecrit cette citation.

Chapitre 2 – Sur la tristesse 49 7. Pendant la guerre que le roi Ferdinand mena contre la veuve du roi Jean de Hongrie, tout le monde remarqua, lors d’une grande mˆel´ee qui eut lieu aux alentours de Bud´e, la conduite particuli`erement admirable d’un homme d’armes3 qui, bien que fort louang´e et plaint pour y avoir p´eri, demeurait inconnu de tous, et de Ra¨ısciac, notamment, seigneur allemand, qu’un tel courage avait impressionn´e. Il s’approcha par curiosit´e du corps que l’on venait d’amener, pour savoir qui c’´etait, et l’armure du mort ayant ´et´e ˆot´ee, il reconnut son fils. Cela mit un grand ´emoi dans l’assistance, mais lui, sans rien dire, et sans sourciller, se tint debout, contemplant tristement le corps, jusqu’`a ce que la douleur, ayant surpass´e sa force vitale, le fasse tomber raide mort `a terre. 8. P´etrarque [70], CLXX, 14. Qui peut dire son ardeur n’en ´eprouve que peu4 disent les amoureux, qui veulent exprimer une passion insupportable. Malheureux que je suis, Priv´e de tous mes sens ! Car `a peine t’ai-je vue, Lesbie, que je perds la raison, Catulle [7], LI, 2. Je ne peux plus parler. Ma langue est paralys´ee, Une flamme d´evore mes membres, Mes oreilles bourdonnent, La nuit couvre mes yeux. 9. Ainsi ce n’est pas dans la plus vive, et la plus ardente chaleur de l’exaltation que nous sommes le mieux `a mˆeme de faire entendre nos plaintes et d’user de persuasion : l’ˆame est alors alourdie de pens´ees profondes, et le corps abattu et languissant d’amour. 10. Et de l`a provient parfois la d´efaillance fortuite, qui surprend les amoureux si mal `a propos : cette glace qui les saisit `a 3. Le texte de l’´edition de 1595 porte « un gendarme » que je rends par « homme d’armes ». Mais les ´editeurs modernes (A. Thibaudet et M. Rat pour la « Pl´eiade » [50], par exemple), donnent ici « homme de cheval ». D’ailleurs, ce passage est d’une r´edaction tr`es l´eg`erement diff´erente de celle qui est g´en´eralement reproduite d’apr`es l’´edition. 4. Traduction de Michel Jacquesson.

50 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I cause d’une ardeur extrˆeme5 , au beau milieu de la jouissance ellemˆeme. Toutes les passions qui se laissent d´eguster, et appr´ecier, ne sont que m´ediocres :S´en`eque [77], A II, sc. 3, 607. Les petits chagrins bavardent, les grands sont muets. De mˆeme, la surprise d’un plaisir inesp´er´e nous bouleverse profond´ement,Virgile [97], III, 306, sq. Sitˆot qu’elle me vit et les armes troyennes, Elle perdit la tˆete et tout hallucin´ee, Le regard fixe, exsangue, elle tomba pˆam´ee ; La voix ne lui revint que tr`es longtemps apr`es. 11. Il y eut cette femme romaine, morte de saisissement en voyant revenir son fils apr`es le d´esastre de Cannes ; Sophocle et Denys le Tyran, qui tous deux tr´epass`erent d’aise ; Talva qui mourut en Corse, en apprenant les honneurs que le S´enat de Rome lui avait d´ecern´es. Mais `a notre ´epoque encore, le Pape L´eon X, inform´e de la prise de Milan qu’il avait tellement esp´er´ee, eut un acc`es de joie tel que la fi`evre le prit et qu’il en mourut. Et pour un t´emoignage plus remarquable encore de la sottise humaine, les Anciens avaient d´ej`a remarqu´e que Diodore le Dialecticien mourut subitement, `a cause de la honte extrˆeme qu’il avait ressentie, parce que, en son ´ecole et en public, il n’avait pas r´eussi `a r´efuter une objection qu’on lui avait faite. 12. Je suis peu sujet `a ces violentes ´emotions. Je suis de nature peu sensible, et je renforce tous les jours ma carapace en raisonnant. 5. Ce passage a ´et´e plusieurs fois modifi´e. 1580 « . . . cette glace qui les saisit par la force d’une ardeur extrˆeme. Toutes passions. . . ». 1588 « . . . ceste glace qui les saisit par la force d’une ardeur extreme, au giron mesme de la jo¨uyssance : accident qui ne m’est pas incogneu. Toutes passions. . . », et « accident qui ne m’est pas incogneu. », manuscrit, est barr´e. 1595 « . . . ceste glace qui les saisit par la force d’une ardeur extreme, au giron mesme de la jo¨uyssance. Toutes passions. . . ». On voit que Montaigne lui-mˆeme avait barr´e ce qui ressort `a la confidence intime, et qu’on ne peut pas toujours accuser Mlle de Gournay d’avoir pratiqu´e des coupures discutables.

Chapitre 3 Nos fa¸cons d’ˆetre nous survivent 1. Ceux qui blˆament les hommes de toujours courir apr`es le futur nous apprennent `a profiter du pr´esent et `a nous y tenir, puisque nous n’avons aucune influence sur ce qui adviendra, moins encore que sur le pass´e, – ceux-l`a montrent du doigt la plus commune des erreurs humaines. Car ils osent appeler erreur ce `a quoi la nature elle-mˆeme nous conduit, pour servir `a la perp´etuation de son œuvre, en nous inspirant cette id´ee fausse parmi beaucoup d’autres, plus soucieuse qu’elle est de notre action que de notre connaissance. 2. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-del`a. La crainte, le d´esir, l’esp´erance, nous projettent vers l’avenir et nous ˆotent le sens de ce qui est, pour nous distraire avec ce qui sera, mˆeme lorsque nous n’y serons plus. Malheureux l’esprit anxieux de l’avenir S´en`eque [81], 98. On trouve souvent chez Platon ce grand pr´ecepte : « Fais ce que tu dois et connais-toi1 . » Chacun de ces deux termes englobe tout ce que nous avons `a faire, et englobe l’autre en mˆeme temps. 3. Celui qui aurait `a s’occuper de ce qui le concerne verrait que la premi`ere des choses consiste `a connaˆıtre ce qu’il est, ce qui lui est propre. Et qui connaˆıt ce qu’il est ne prend plus pour sien ce qui rel`eve d’autrui : il s’aime et s’occupe de lui-mˆeme d’abord, 1. Ce pr´ecepte est extrait du Tim´ee, dans la traduction de Marsile Ficin.

52 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I refuse les occupations superflues, les pens´ees et les opinions inutiles. Si la folie n’est pas pour autant satisfaite quand on lui octroie ce qu’elle r´eclame, la sagesse, elle, se contente de ce qu’elle a, et n’est jamais d´e¸cue d’elle-mˆeme2 . Pour ´Epicure le sage n’aCic´eron, [16], III,xv, 32. pas `a ˆetre pr´evoyant ni se soucier de l’avenir. 4. Parmi les lois qui concernent les morts, celle qui veut que l’on juge les actions des Princes apr`es leur mort me semble des plus importantes. Ils sont, sinon les maˆıtres, du moins les compagnons des lois : ce que la Justice n’a pu faire peser sur leurs tˆetes, il est bon qu’elle le fasse sur leur r´eputation et sur les biens de leurs successeurs, choses que souvent nous pr´ef´erons `a la vie elle-mˆeme. C’est un usage particuli`erement commode pour les nations qui l’observent, et d´esirable pour tous les bons Princes qui ont `a se plaindre de ce que l’on traite la m´emoire des m´echants de la mˆeme fa¸con que la leur. Nous devons soumission et ob´eissanceSoumission et estime `a tous les rois ´egalement, car cela concerne leur charge. Mais l’estime, tout comme l’affection, nous ne la devons qu’`a leur valeur elle-mˆeme. 5. Que dans l’ordre du politique on les supporte patiemment, mˆeme indignes, et qu’on dissimule leurs vices ; qu’on soutienne leurs m´ediocres actions tant que leur autorit´e r´eclame notre appui, soit. Mais quand nos relations avec eux sont termin´ees, il n’y a aucune raison de refuser `a la justice, et `a notre libert´e, l’expression de v´eritables sentiments. Et en particulier, refuser aux bons sujets la gloire d’avoir servi fid`element et respectueusement un maˆıtre dont ils connaissaient si bien les imperfections, ce serait priver la post´erit´e d’un exemple fort utile. 6. Ceux qui, par respect de quelque obligation priv´ee, entretiennent de fa¸con inique la m´emoire d’un Prince qui fut blˆamable, font passer un int´erˆet priv´e avant l’int´erˆet g´en´eral. Tite-Live dit `a juste titre que le langage des hommes qui ont grandi sous la Royaut´e est toujours plein de vaines ostentations et de t´emoignages douteux, car chacun porte son propre Roi, quel qu’il soit, `a l’extrˆeme limite de la valeur et de la grandeur d’un souverain. 2. L’´edition de 1595 substitue une version fran¸caise au texte latin ajout´e par Montaigne `a l’´edition de 1588, et qui ´etait : « Ut stultitia etsi adepta est quod concupivit nunquam se tamen satis consecutam putat : sic sapientia semper eo contenta est quod adest, neque eam unquam sui pœnitet ».

Chapitre 3 – Nos fa¸cons d’ˆetre nous survivent 53 7. On peut r´eprouver la grandeur d’ˆame de ces deux soldats qui os`erent, `a sa barbe, dire son fait `a N´eron3 : le premier, `a qui il demandait pourquoi il lui voulait du mal r´epondit : « Je t’aimais quand tu en ´etais digne. Mais depuis que tu es devenu parricide, incendiaire, bateleur et conducteur de chars, je te hais comme tu le m´erites ». 8. Et l’autre, `a la question : « pourquoi veux-tu me tuer? » r´epondit : « Parce que je ne trouve pas d’autre rem`ede `a tes m´echancet´es continuelles4 ». Mais les t´emoignages publics et universels de sa conduite tyrannique et abjecte, rendus apr`es sa mort, et `a tout jamais, quel homme sain d’esprit pourrait les r´ecuser? 9. Je n’admets pas qu’`a un gouvernement aussi noble que celui de Sparte ait pu ˆetre associ´ee une c´er´emonie aussi fausse que celle-ci : `a la mort des Rois, tous les peuples conf´ed´er´es et voisins, tous les Ilotes, hommes et femmes pˆele-mˆele, se tailladaient le front en t´emoignage de deuil. Et au milieu de leurs cris et de leurs lamentations, ils pr´etendaient que le d´efunt, quel qu’il ait pu ˆetre r´eellement, ´etait le meilleur de tous les Rois. Ils attribuaient ainsi au rang dans la soci´et´e des louanges qui n’auraient dˆu concerner que le m´erite, rel´eguant de ce fait au tout dernier rang le m´erite v´eritable. 10. Aristote, qui s’interroge sur tout, s’interroge sur le mot de Solon : nul avant de mourir ne peut ˆetre dit heureux, et se demande si celui-l`a mˆeme qui a v´ecu et est mort selon les r`egles, 3. Tacite, [84], XV, 67 :« Interrogatusque a Nerone quibus causis ad oblivionem sacramenti processisset,“Oderam te”,inquit,“nec quisquam tibi fidelior milium fuit, dum amari meruisti. Odisse cœpi, postquam parricida matris et uxoris, auriga et histrio et incendiarius extitisti”. » Trad. H. Gœlzer, Belles-Lettres : « N´eron lui demanda pourquoi il avait trahi son serment : “je te ha¨ıssais, r´epondit-il ; il n’y eut, parmi les soldats, personne qui te fut plus fid`ele que moi, tant que tu as m´erit´e d’ˆetre aim´e : j’ai commenc´e `a te ha¨ır du jour o`u tu es devenu meurtrier de ta m`ere et de ta femme, cocher, histrion, incendiaire” ». 4. Tacite, [84], XV, 68 : « Proximum constantiae exemplum Sulpicius Asper centurio praebuit, percontanti Neroni cur in caedem suam conspiravisset breviter respondens non aliter tot flagitiis eius subveniri potuisse. » Traduction H. Gœlzer : « Apr`es l’exemple de fermet´e donn´e par Subrius, le plus remarquable fut celui du centurion Sulpicius Asper : comme N´eron lui demandait pourquoi il avait conspir´e sa mort, il lui r´epondit bri`evement qu’il n’avait pas trouv´e d’autre moyen de servir un sc´el´erat comme lui. » On voit que Montaigne rapporte ce passage de fa¸con assez approximative. . .

54 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I peut ˆetre dit heureux, si sa renomm´ee est mauvaise, et sa post´erit´e mis´erable. 11. Tant que nous sommes vivants, nous nous projetons par la pens´ee o`u il nous plaˆıt. Mais n’´etant plus, nous n’avons plus aucune communication avec ce qui est. Ne vaudrait-il pas mieux alors dire `a Solon que jamais un homme n’est heureux, puisqu’il ne peut l’ˆetre qu’apr`es qu’il n’est plus? On ne s’arrache pas radicalement `a la vie,Lucr`ece [41], III, 890 sq. Mais `a son insu mˆeme on suppose Qu’on laisse quelque chose de soi apr`es soi On ne se distingue pas de ce cadavre gisant l`a. . . 5 12. Bertrand Du Guesclin mourut au si`ege du chˆateau de Randon, pr`es du Puy, en Auvergne. Les assi´eg´es s’´etant rendus peu apr`es, on les obligea `a porter les cl´es de la ville sur le corps du d´efunt. Barth´el´emy d’Alviane, G´en´eral de l’arm´ee des V´enitiens, mourut `a la guerre `a Brescia, et son corps fut rapport´e `a Venise `a travers le pays de V´erone, en territoire ennemi. La plupart des soldats ´etaient d’avis de demander un sauf-conduit pour le passage `a ceux de V´erone. Mais Th´eodore Trivolce fut d’avis contraire : il pr´ef´era passer en force, en prenant le risque d’un combat, car il ne jugeait pas convenable, dit-il, que celui qui de sa vie n’avait jamais eu peur de ses ennemis fˆıt la preuve qu’il les craignait apr`es sa mort. 13. A vrai dire, et sur un sujet voisin, selon les lois grecques, celui qui demandait `a l’ennemi un corps pour l’inhumer renon¸cait `a la victoire, et il ne pouvait plus dresser un troph´ee la comm´emorant : ce genre de requˆete faisait de l’autre le vainqueur. C’est ainsi que Nicias perdit l’avantage qu’il avait nettement pris sur les Corinthiens ; et `a l’inverse, Ag´esilas affermit celui qu’il n’avait que partiellement pris sur les B´eotiens. 14. Ces aspects pourraient sembler ´etranges si l’on n’avait pris depuis toujours l’habitude, non seulement d’´etendre le soin de nous-mˆemes au-del`a de notre vie, mais encore de croire que bien souvent, les faveurs c´elestes nous accompagnent au tombeau, et 5. En fait, Montaigne « arrange » un peu le texte de Lucr`ece qui est : « nec radicitus e uita se tollit et eicit, /sed facit esse qui quiddam super inscius ipse. . . . nec remouet satis a proiecto corpore. . . »

Chapitre 3 – Nos fa¸cons d’ˆetre nous survivent 55 s’appliquent mˆeme `a nos restes. Il y a tant d’exemples anciens de cela, sans parler de ceux de notre temps, qu’il n’est pas n´ecessaire que j’en fournisse ici. 15. ´Edouard 1er, roi d’Angleterre, avait constat´e au cours des longues guerres entre lui-mˆeme et Robert, roi d’´Ecosse, combien sa pr´esence ´etait b´en´efique `a ses affaires, et attribuait toujours la victoire remport´ee au fait qu’il dirigeait les choses en personne ; au moment de mourir, il fit donc prendre `a son fils, par serment solennel, l’engagement de faire bouillir son corps apr`es sa mort, pour s´eparer la chair des os, de faire enterrer la chair et de conserver les os pour les emporter avec lui, dans son arm´ee, toutes les fois qu’il entreprendrait une guerre contre les ´ecossais : comme si la destin´ee avait fatalement attach´e la victoire `a ses membres6 ! 16. Jean Zischa, qui causa des troubles en Boh`eme pour soutenir les id´ees fausses de Wycliffe, voulut qu’on l’´ecorchˆat apr`es sa mort, et qu’on fˆıt avec sa peau un tambourin qu’on utiliserait dans les guerres contre ses ennemis : il pensait que cela contribuerait `a ce que se maintiennent les succ`es qu’il avait remport´es contre ses ennemis, quand il les conduisait lui-mˆeme. Certains Indiens arboraient ainsi au combat contre les Espagnols les ossements d’un de leurs chefs, parce qu’il avait eu de la chance [au combat] de son vivant. Et bien d’autres peuples en ce monde emportent `a la guerre les corps des hommes valeureux mort sur le champ de bataille, pensant qu’ils leur seront propices et leur serviront d’encouragement. 17. Les premiers des exemples pr´ec´edents ne font qu’associer au tombeau la r´eputation acquise par certains hommes du fait de leurs actions pass´ees ; mais les derniers veulent aussi lui ajouter la puissance d’agir. La conduite du Capitaine Bayard est de meilleur aloi7 : se sentant bless´e `a mort par un coup d’arquebuse, et comme on lui conseillait de se retirer de la mˆel´ee, il r´epondit qu’il ne commencerait pas, ´etant pr`es de sa fin, `a tourner le dos `a l’ennemi. Apr`es avoir encore combattu tant qu’il en eut la force, et se sentant cette fois d´efaillir et sur le point de 6. ´Edouard 1er est mort en 1307. On ne sait dans quel auteur Montaigne a trouv´e cet ´episode. 7. A la suite d’Andr´e Lanly [51], j’adopte ici « aloi » pour « composition », puisque le mot « aloi » originellement signifiait « alliage ».

56 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I tomber de cheval, il commanda `a son majordome de le coucher au pied d’un arbre, mais de telle fa¸con que son visage soit tourn´e vers l’ennemi : ce qui fut fait. 18. Je dois ajouter cet autre exemple, aussi notable `a mon point de vue qu’aucun des pr´ec´edents. L’empereur Maximilien, bisa¨ıeul du roi Philippe qui r`egne `a pr´esent, ´etait un prince dou´e de grandes qualit´es, et entre autres, d’une beaut´e singuli`ere. Mais parmi ces dispositions de caract`ere, il en avait une bien contraire `a celle des Princes qui, pour traiter les affaires les plus importantes, font de leur chaise perc´ee un trˆone : il n’eut en effet jamais de valet de chambre si intime qu’il lui permˆıt de le voir en sa garde-robe8 . Il se cachait pour uriner, aussi scrupuleux qu’une demoiselle `a ne d´ecouvrir, ni `a un m´edecin, ni `a qui que ce fˆut, les parties que l’on a coutume de tenir cach´ees. 19. Moi qui parle si effront´ement, je suis pourtant par na-La pudeur ture sujet `a cette pudeur. Sauf si j’y suis contraint par la n´ecessit´e ou par la volupt´e, je ne montre gu`ere `a qui que ce soit les membres et les actions que nos coutumes nous ordonnent de dissimuler. J’´eprouve `a ce sujet plus de contrainte que ce qui me semble normal pour un homme, et surtout `a un homme de ma profession. 20. Mais pour en revenir `a notre Empereur, il en arriva `a ce point d’obsession qu’il ordonna express´ement dans son testament qu’on lui mˆıt des cale¸cons quand il serait mort. Il aurait dˆu ajouter aussi par codicille que celui qui les lui mettrait devrait avoir les yeux band´es ! 21. La prescription faite par Cyrus `a ses enfants que ni eux ni personne ne voie ni ne touche son corps apr`es sa mort, je l’attribue `a quelque d´evotion qui lui ´etait propre. Car lui-mˆeme et son historien9 , entre autres grandes qualit´es, ont fait preuve au cours de leur vie d’un soin et d’un respect extraordinaires envers la religion. 22. J’ai ´et´e contrari´e par ce qu’un grand personnage m’a racont´e, `a propos d’un de mes proches, homme connu en temps 8. C’est aussi l’endroit o`u l’on rangeait la « chaise perc´ees » – et correspondrait de ce fait `a nos « toilettes ». On remarquera que Montaigne consid`ere comme exag´er´e le fait de ne pas se montrer `a son valet en cette situation. . . Il est vrai qu’`a l’´epoque, si l’on en croit les truculents r´ecits de Brantˆome, existait une certaine « convivialit´e des latrines ». . . 9. Il s’agit d’H´erodote.

Chapitre 3 – Nos fa¸cons d’ˆetre nous survivent 57 de paix comme `a la guerre. Mourant chez lui, vieux et tortur´e par les extrˆemes douleurs des coliques n´ephr´etiques, cet hommel`a occupa, paraˆıt-il, ses derni`eres heures, et avec un soin acharn´e, `a organiser le c´er´emonial de son enterrement. Il exigea de tous les nobles qui venaient lui rendre visite qu’ils lui donnassent leur parole d’assister `a son convoi. A ce prince lui-mˆeme, qui le vit dans ses derniers moments, il adressa une instante supplication pour que les gens de sa maison fussent contraints de s’y rendre, usant d’exemples et d’arguments divers pour prouver que c’´etait l`a chose due `a quelqu’un comme lui. Il sembla expirer content, ayant obtenu cette promesse, et arrang´e `a sa guise le d´eroulement de ses obs`eques. J’ai rarement vu de vanit´e aussi pers´ev´erante. . . 23. Un autre soin particulier pour lequel je ne manque pas non plus d’exemples parmi mes familiers, et qui me semble proche parent de celui-ci, c’est de se soucier et de se passionner au dernier moment pour organiser son convoi avec une parcimonie telle que n’y figure plus qu’un serviteur avec une lanterne. Je vois qu’on loue cette attitude, de mˆeme que l’instruction donn´ee par Marcus Emilius Lepidus `a ses h´eritiers10 , qui leur d´efendait d’organiser pour lui les c´er´emonies habituelles en ces circonstances. 24. Est-ce bien de la temp´erance et de la frugalit´e que d’´eviter d´epenses et plaisirs dont l’usage et la connaissance demeurent hors de port´ee? Voil`a une r´eforme facile et peu coˆuteuse. S’il fallait l´egif´erer l`a-dessus, je serais d’avis qu’en ces circonstances, comme dans toutes les actions de la vie, chacun adopte une r`egle de conduite en rapport avec sa condition. Ainsi le philosophe Lycon prescrit-il sagement `a ses amis de mettre son corps o`u ils jugeront que ce soit le mieux ; et pour les fun´erailles, de ne les faire ni ostentatoires, ni mesquines. 25. Je laisserai simplement la c´er´emonie se faire selon la coutume, et m’en remettrai `a la discr´etion des premi`eres personnes sur lesquelles retombera la charge de s’occuper de moi. Cic´eron [16], I, 45. « C’est un soin qu’il faut compl`etement m´epriser pour soi et ne pas n´egliger pour les siens. » Et comme il est saintement dit par un saint : « Le soin des fun´erailles, le choix de la s´epulture, la Saint Augustin [5], I, 12. pompe des obs`eques, sont plutˆot la consolation des vivants qu’un secours pour les morts. » 10. Tite-Live, [90], XLVII.

58 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I A Criton qui lui demande, dans ses derniers moments, comment il veut ˆetre enterr´e, Socrate r´epond : « Comme vous voudrez ». 26. Si j’avais `a m’en soucier davantage, je trouverais plus ´el´egant d’imiter ceux qui veulent, de leur vivant, profiter d’une belle s´epulture qui leur fait honneur, et qui prennent plaisir `a voir leur maintien dans la mort inscrit dans le marbre. Heureux ceux qui savent r´ejouir et contenter leurs sens par l’insensibilit´e, et vivre de leur mort ! 27. Peu s’en faut que je n’´eprouve une haine irr´econciliableLe pouvoir populaire contre toute domination populaire, bien qu’elle me semble la plus naturelle et la plus ´equitable forme de pouvoir, quand je me souviens de l’inhumaine injustice dont fit preuve le peuple ath´enien, quand il d´ecida de faire mourir sans r´emission et sans mˆeme vouloir entendre leur d´efense, ses vaillants g´en´eraux. Ceux-ci venaient pourtant de remporter contre les Lac´ed´emoniens la bataille navale des ˆıles Arginuses, la bataille la plus disput´ee, la plus dure que les Grecs aient jamais livr´ee en mer avec leurs propres forces. Mais c’est qu’apr`es la victoire, ces chefs avaient profit´e des occasions que la loi de la guerre leur offrait, plutˆot que de s’arrˆeter pour recueillir et inhumer leurs morts. Et ce qui rend cette ex´ecution plus odieuse encore, c’est le cas de Diom´edon. 28. C’´etait l’un des condamn´es, homme de grande valeur, militaire et politique. Apr`es avoir entendu l’arrˆet qui les condamnait, et trouvant seulement alors un moment pour se faire entendre, il s’avan¸ca pour parler ; mais au lieu d’en profiter pour d´efendre sa cause et d´emontrer l’´evidente iniquit´e d’une si cruelle d´ecision, il n’exprima que son souci pour ceux qui l’avaient condamn´e, priant les Dieux de porter ce jugement `a leur cr´edit. Il leur r´ev´ela les vœux que lui et ses compagnons avaient form´es, en reconnaissance de la chance extraordinaire qu’ils avaient eue au combat, afin que, faute de les accomplir `a leur place, ils ne s’attirassent la col`ere divine. Et sans ajouter un mot, il s’achemina courageusement au supplice. 29. Le sort rendit la pareille aux Ath´eniens quelques ann´ees plus tard. Car Chabrias, leur amiral, ayant eu le dessus contre

Chapitre 3 – Nos fa¸cons d’ˆetre nous survivent 59 Pollis, amiral de Sparte, en l’ˆıle de Naxos11 , perdit d’un coup le fruit d’une victoire pourtant cruciale, pour ne pas encourir le risque ´evoqu´e dans l’exemple pr´ec´edent. Et pour ne pas perdre un petit nombre de corps de ses amis qui flottaient sur la mer, laissa s’´echapper sains et saufs quantit´e d’ennemis vivants qui par la suite lui firent payer cher cette fˆacheuse superstition. Veux-tu savoir o`u tu seras apr`es la mort? S´en`eque [78], II, 30. O`u sont les ˆetres `a naˆıtre encore. Ici, la sensation du repos est attribu´ee `a un corps pourtant sans ˆame : Qu’il n’ait pas de tombeau pour le recevoir, Cic´eron [16], I, 44. De port o`u, d´echarg´e du poids de la vie, Son corps puisse reposer `a l’abri des maux. 30. Mais il est vrai que la nature nous montre que des choses mortes ont encore des relations occultes avec la vie : le vin se transforme dans les caves, en fonction des saisons qui affectent la vigne qui l’a produit. Et la chair de la venaison change d’aspect et de goˆut dans les saloirs, selon les lois de la chair vive – `a ce qu’on dit. 11. D’apr`es Diodore de Sicile [24], XV,9, cette victoire aurait eu lieu en -376.

Chapitre 4 Comment on s’en prend `a de faux objets, faute de pouvoir s’en prendre aux vrais 1. Un de nos gentilshommes gravement ´eprouv´e par la goutte, et `a qui les m´edecins voulaient interdire absolument de manger des viandes sal´ees, leur r´epondit en plaisantant qu’il voulait savoir `a quoi s’en prendre pour les tourments et souffrances qu’il endurait ; et que, incriminant et maudissant tantˆot le cervelas, tantˆot la langue de bœuf ou le jambon, il se sentait en quelque sorte soulag´e. Et de fait, de mˆeme que nous ressentons une douleur si le bras que nous levons pour frapper ne rencontre rien, et frappe dans le vide ; de mˆeme que pour ˆetre agr´eable un panorama ne doit pas laisser la vue se perdre au loin ou se disperser dans le vague, mais au contraire doit lui offrir quelque chose sur quoi buter, et qui la soutienne `a distance raisonnable, De mˆeme que le vent, si d’´epaisses forˆets Lucain [40], VI, v, 20. N’y font obstacle, se dissipe dans le vide, de mˆeme il semble que l’esprit, ´ebranl´e, agit´e, se perde en luimˆeme si on ne lui offre une prise : il faut lui fournir quelque chose sur quoi il puisse s’appuyer et s’exercer. 2. Plutarque dit `a propos de ceux qui s’entichent des guenons ou autres petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, faute d’objet l´egitime sur lequel se porter, et plutˆot que de demeurer inemploy´ee, s’en forge un autre, d´eplac´e et frivole. Et nous constatons aussi que l’esprit se trompe lui-mˆeme dans ses passions, en se construisant des objets imaginaires et fantastiques,

62 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I mˆeme contraires `a ses propres croyances, plutˆot que n’avoir rien contre quoi se dresser. 3. Ainsi leur rage conduit-elle les bˆetes `a s’attaquer `a la pierre ou au fer qui les a bless´ees, et `a se venger sur elles-mˆemes `a belles dents de la douleur qu’elles ´eprouvent, L’ourse de Pannonie devient plus f´eroce quand le LybienLucain [40], VI, 220. Lui d´ecoche son javelot `a la mince courroie, Elle se roule sur sa blessure, et furieuse Cherche `a mordre le trait qu’elle a re¸cu, Et s’en prend au fer qui tourne avec elle. 4. Quelles causes n’inventons-nous pas aux malheurs qui nous arrivent? A quoi ne nous en prenons-nous pas, `a tort ou `a raison, pour avoir quelque chose contre quoi nous battre? Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu arraches, ni la blancheur de cette poitrine, que, dans ton chagrin, tu frappes si cruellement, qui ont perdu ce fr`ere bien-aim´e en lui envoyant un plomb funeste, ce n’est pas `a cela qu’il faut t’en prendre ! 5. Tite-Live, parlant de l’arm´ee d’Espagne, apr`es la perte de deux fr`eres qui ´etaient ses grands capitaines : « Tous aussitˆotTite-Live [89], XXV, 37. de pleurer et de se frapper la tˆete. » C’est un usage courant. Le philosophe Bion, de ce roi qui s’arrachait les cheveux en signe de deuil, disait plaisamment : « Pense-t-il que la pelade att´enue la peine? » Qui n’a vu un joueur mˆacher et avaler ses cartes, ou avaler un cornet de d´es, pour se venger sur eux de la perte de son argent? 6. Xerx`es fouetta la mer1 et ´ecrivit une lettre de d´efi au Mont Athos. Cyrus occupa toute une arm´ee durant plusieurs jours `a se venger de la rivi`ere Gyndus, `a cause de la peur qu’il avait ´eprouv´ee en la traversant. Et Caligula fit d´etruire une tr`es belle maison `a cause du plaisir2 que sa m`ere y avait eu. 1. Ici, toutes les ´editeurs ajoutent – en l’attribuant `a l’´edition de 1595 – le passage suivant : « de l’Helespont l’enforgea et lui fit dire mille villanies », – En r´ealit´e, il s’agit d’un ajout manuscrit `a l’exemplaire de 1588 de Montaigne, et qui n’a pas ´et´e repris dans l’´edition de 1595. 2. Les ´editeurs modernes indiquent que « plaisir » est probablement une coquille d’imprimeur pour « desplaisir », puisque d’apr`es le texte de S´en`eque (De ira, XXI, 5), sa m`ere y avait ´et´e retenue prisonni`ere (« quia matter sua aliquando in illa custodita erat » ). Mais l’exemplaire de 1588 ayant

Chapitre 4 – Comment on s’en prend `a de faux objets. . . 63 7. Dans ma jeunesse, le peuple disait qu’un roi de nos voisins, ayant re¸cu de Dieu une correction, jura de s’en venger : il d´efendit de lui adresser des pri`eres durant dix ans, de parler de lui, et pour autant que cela ´etait en son pouvoir, de croire en lui. On voulait montrer par l`a, moins que la sottise, mais la gloriole naturelle dans la nation en question. Ce sont l`a des d´efauts qui vont toujours ensemble : mais de telles attitudes rel`event, `a la v´erit´e, encore plus de l’outrecuidance que de la bˆetise. 8. C´esar Auguste ayant subi une tempˆete en mer, se mit `a d´efier le dieu Neptune, et lors de la c´er´emonie d’ouverture des jeux du Cirque, fit ˆoter son image d’entre celles des Dieux, pour se venger de lui3 . En quoi il est encore moins excusable que les pr´ec´edents, et moins qu’il ne le fut depuis, lorsque, Quintilius Varus ayant perdu une bataille en Allemagne, il se tapait la tˆete contre la muraille de col`ere et de d´esespoir, en criant « Varus, rends-moi mes soldats ! » Car ceux qui s’en prennent `a Dieu luimˆeme, ou au Destin4 , comme si ce dernier avait des oreilles susceptibles d’entendre nos plaintes, vont au-del`a de la folie ordinaire, car ils joignent l’impi´et´e `a leurs actes. 9. Ainsi font les Thraces qui, quand il tonne ou qu’il fait des ´eclairs, se mettent `a tirer leurs fl`eches contre le ciel, comme pour ramener Dieu `a la raison, en une attitude de vengeance digne des Titans. Or, comme le dit ce po`ete ancien5 cit´e par Plutarque, Ne nous fˆachons pas contre les ´ev´enements, Ils n’ont cure de nos col`eres. appartenu `a Montaigne porte clairement « plaisir », et cinq mots seulement plus loin, il a barr´e « receu » pour ´ecrire au-dessus : « eu ». Se fondait-il sur une autre source? 3. La source est probablement dans Su´etone [75], Auguste, XVI. 4. Montaigne ´ecrit ici « la fortune » que je traduis par « Destin ». Il emploie tr`es souvent ce mot dans son sens latin, celui du « sort » ; mais il en fait aussi parfois, comme au Moyen-Age, une sorte de d´eesse plus ou moins personnifi´ee, par exemple quand il ´ecrit : « Fortune » sans article. Il est `a noter que la censure pontificale avait demand´e `a Montaigne de retirer pr´ecis´ement le mot « fortune » des « Essais » – et que Montaigne ne l’a pas fait. . . 5. On ne sait duquel il s’agit. La citation est tir´ee de la traduction d’Amyot du texte de Plutarque « Comment il faut r´efr´ener la col`ere », dans les « œuvres Morales », Plutarque [67], IV. Ce texte a ´et´e r´ecemment publi´e aux ´editions « Manucius » dans la traduction de Victor B´etolaud (1870), accompagn´e de ma traduction du chapitre XXXI du Livre II des « Essais ».

64 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Mais nous ne serons jamais assez s´ev`eres contre les d´er`eglements de notre esprit.

Chapitre 5 Le chef d’une place assi´eg´ee doit-il sortir pour parlementer? 1. Lucius Marcius, l´egat des Romains, pendant la guerre contre Pers´ee, roi de Mac´edoine, voulant gagner le temps qui lui ´etait n´ecessaire pour achever de mettre son arm´ee au point, formula des propositions en vue d’un accord ; le roi s’y laissa prendre, et lui accorda une trˆeve de quelques jours, fournissant ainsi `a son ennemi l’occasion et la possibilit´e de s’armer – causant ainsi en fin de compte sa propre ruine. 2. Les vieux s´enateurs, se souvenant des mœurs de leurs p`eres, d´enonc`erent cette pratique comme contraire `a leurs anciennes traditions ; elles consistaient, disaient-ils, `a combattre avec courage et non par la ruse, ni par surprise ou embuscades nocturnes, fuites simul´ees et contre-attaques inopin´ees ; `a n’entreprendre une guerre qu’apr`es l’avoir d´eclar´ee et avoir souvent assign´e l’heure et le lieu de la bataille. 3. C’est dans le mˆeme esprit qu’ils renvoy`erent `a Pyrrhus son traˆıtre m´edecin1 , et aux Falisques leur d´eloyal maˆıtre d’´ecole2 . C’´etaient l`a les formes vraiment romaines, non celles de la subtilit´e grecque ou l’astuce punique, pour lesquelles la victoire obtenue par la force est moins glorieuse que celle obtenue par la fraude. 1. Il avait promis aux ennemis d’empoisonner Pyrrhus, roi d’´Epire. 2. Selon Tite-Live ([89] V,27), il avait amen´e au camp des Romains, pour les leur livrer, les enfants des plus nobles chefs Falisques (de la ville de Faleries, en ´Etrurie).

66 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 4. La tromperie peut ˆetre utile sur le moment. Mais seul se tient pour vaincu celui qui sait l’avoir ´et´e, non par la ruse ou la malchance, mais par la vaillance, troupe contre troupe, en une guerre loyale et r´eguli`ere. On voit bien, par les propos de ces gens estimables, qu’ils n’avaient pas encore admis cette belle maxime :Virgile [97], II, v. 390. « ruse ou courage, qu’importe, contre un ennemi3 ? » 5. Les Ach´eens, dit Polybe, d´etestaient l’emploi de la ruse dans leurs guerres, ne se consid´erant comme victorieux que lorsque les ennemis n’avaient plus le cœur `a se battre. « Que l’homme v´en´erable et sage sache que la vraie victoire est celle que l’onJuste Lipse [37], V, 17. obtient sans manquer ni `a la loyaut´e ni `a l’honneur. » Et un autre dit :Ennius, in Cic´eron [14], I, 12. Si c’est `a vous ou `a moi que le sort r´eserve le trˆone, Que notre courage le montre. 6. Au royaume de Ternate, parmi ces nations que nous appelons si facilement4 barbares, la coutume est de ne pas entreprendre de guerre avant de l’avoir proclam´ee ; ils y ajoutent mˆeme tous les d´etails sur les moyens qu’ils comptent y employer : le nombre des combattants, les munitions, les armes offensives et d´efensives. Mais cela fait, ils se donnent le droit de se servir dans leur guerre, et sans encourir de reproches, de tout ce qui peut les aider `a vaincre5 . 3. Virgile [97], II, v. 390. « dolus an virtus quis in hoste requirat? » Montaigne ironise : cette « belle maxime » est justement de celles qu’il r´eprouve. . . Le vers de Virgile figure dans un ´episode dans lequel un Troyen incite ses compagnons `a se d´eguiser en Grecs pour mieux les surprendre. 4. Montaigne ´ecrit : « que si a pleine bouche nous appelons. . . » L’interpr´etation de l’expression « a pleine bouche » est un peu d´elicate. Lanly [51] pense qu’il faut y voir une antiphrase pour « du bout des dents », et traduit donc par « d´edaigneusement ». Mais parler de d´edain, c’est peutˆetre d´ej`a aller un peu loin, et prˆeter `a Montaigne une condamnation trop explicite. . . Dans leur « Dictionnaire du Moyen-Fran¸cais » chez Larousse, Greimas et Keane, citant cette phrase de Montaigne, donnent : « ouvertement, enti`erement ». Si on les suit, il ne s’agit donc pas ici de « d´edain » (jugement port´e), mais plutˆot d’une sorte de « manque de retenue », d’une fa¸con de parler « `a la l´eg`ere », en somme. . . c’est pourquoi en fin de compte, j’ai choisi « facilement », qui marque une distance, mais pas une r´eprobation trop ´evidente. 5. Ce passage est un de ceux qui diff`erent dans l’´edition de 1595 par rapport aux corrections manuscrites de l’« exemplaire de Bordeaux ». Voici en effet ce qu’on peut lire en marge de celui-ci f◦7 v◦(je traduis): Mais cela fait, si leurs ennemis ne c`edent pas et ne parviennent pas `a un accord, ils se

Chapitre 5 – Le chef d’une place assi´eg´ee doit-il. . . 67 7. Les anciens Florentins ´etaient si ´eloign´es de l’id´ee de prendre l’avantage sur leurs ennemis par surprise qu’ils les avertissaient un mois avant de mettre leur arm´ee en campagne, en faisant continuellement sonner une cloche qu’ils appelaient « Martinella ». 8. Quant `a nous, moins scrupuleux, qui attribuons les honneurs de la guerre `a celui qui en tire profit, et qui, apr`es Lysandre, disons que si la peau du lion ne peut suffire, il faut y coudre un morceau de celle du renard, les occasions de surprise les plus courantes d´erivent de cette pratique : et nous disons qu’il n’est pas d’heure o`u un chef doive avoir plus l’œil aux aguets que lors des trait´es et des pourparlers. C’est la raison pour laquelle, tous les hommes de guerre de notre temps vous le diront, il ne faut jamais que le Gouverneur d’une place assi´eg´ee sorte lui-mˆeme pour parlementer. 9. Du temps de nos p`eres, cela fut reproch´e aux seigneurs de Montmort et de l’Assigny, qui d´efendaient Mousson contre le Comte de Nassau. Mais `a ce compte-l`a, celui qui sortirait de fa¸con `a ce que la s´ecurit´e et l’avantage demeurent de son cˆot´e serait excusable. C’est ce que fit, en la ville de Rege, le Comte Guy de Rangon (s’il faut en croire Du Bellay [26], car Guichardin [30] dit que ce fut lui-mˆeme), quand le Seigneur de l’Escut s’en approcha pour parlementer : il s’´eloigna si peu de son fort qu’une ´echauffour´ee se produisit pendant les pourparlers ; non seulement Alexandre de Trivulce y fut tu´e, mais Monsieur de l’Escut se trouva avoir le dessous avec la troupe qui l’avait suivi et fut contraint, pour plus de s´ecurit´e, de suivre le Comte et de se mettre `a l’abri, sur sa parole, `a l’int´erieur de la ville. 10. Eum`ene, dans la ville de Nora, ´etait assi´eg´e par Antigonos. Ce dernier insistait pour qu’il sortˆıt lui parler, all´eguant que c’´etait normal, puisque lui, Antigonos, ´etait le plus grand et le plus fort. Eum`ene lui fit cette noble r´eponse : « Je n’estimerai jamais qu’il y a un homme plus grand que moi tant que j’aurai mon donnent le droit de se livrer aux pires extr´emit´es, et n’estiment pas pour autant encourir de reproches pour trahison, ou ruse, ni pour tout autre moyen permettant de vaincre. » S’agit-il d’un ultime « repentir » de Montaigne sur l’exemplaire ayant servi `a Mlle de Gournay pour son ´edition? On ne voit gu`ere pourquoi elle aurait proc´ed´e `a cette modification.

68 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I ´ep´ee sous la main », et il n’y consentit que quand Antigonos lui eut donn´e son neveu Ptol´em´ee en otage, comme il le demandait. 11. Il en est pourtant qui se sont bien trouv´es de sortir parce que l’assaillant leur avait donn´e sa parole : ainsi Henry de Vaux6 , chevalier champenois, lorsqu’il ´etait assi´eg´e dans le chˆateau de Commercy par les Anglais. Barth´el´emy de Bonnes, qui dirigeait le si`ege, ayant fait saper de l’ext´erieur la plus grande partie du chˆateau, de sorte qu’il ne restait plus qu’`a mettre le feu pour ´ecraser les assi´eg´es sous les d´ecombres, somma ledit Henry de sortir parlementer dans son propre int´erˆet, ce qu’il fit, avec trois autres. Sa ruine in´eluctable lui ayant ´et´e mise devant les yeux, il se sentit du coup extrˆemement redevable envers son ennemi, et se rendit donc `a sa discr´etion avec sa troupe. A la suite de quoi, le feu ayant ´et´e mis, et les ´etan¸cons7 de bois venant `a c´eder, le chˆateau s’effondra de fond en comble. 12. Je me fie ais´ement `a la parole d’autrui. Mais je le ferais malais´ement si je devais par l`a donner `a penser que je le fais par d´esespoir, ou par manque de courage, plutˆot que librement et par confiance en sa loyaut´e. 6. Episode tir´e des Chroniques de Froissart (I, 209). 7. Pi`eces de bois qui soutenaient une contruction ou un ´edifice min´e, comme ici.

Chapitre 6 L’heure des pourparlers est dangereuse 1. Je vis derni`erement, dans mon voisinage, `a Mussidan, que ceux qui avaient ´et´e d´elog´es de force par notre arm´ee criaient `a la trahison avec d’autres de leur parti, parce que pendant la recherche d’un accord, et alors que le trait´e qui avait ´et´e pass´e courait encore, on les avait surpris et mis en pi`eces. En un autre si`ecle, leurs protestations auraient pu avoir quelque apparence de raison ; mais comme je l’ai dit plus haut, nos fa¸cons d’aujourd’hui sont bien ´eloign´ees des r`egles qu’ils invoquent, et il n’est pas question de faire confiance `a qui que ce soit avant que le dernier sceau ne soit appos´e. Et mˆeme alors, il faut encore ˆetre prudent ! 2. De toutes fa¸cons, il a toujours ´et´e risqu´e de laisser `a la discr´etion d’une arm´ee victorieuse le respect de la parole donn´ee `a une ville qui vient de se rendre apr`es avoir adopt´e une attitude conciliante, et d’en laisser, quand l’affaire est encore chaude, l’entr´ee libre aux soldats. L. Aemilius Regillus, prˆeteur romain, Tite-Live [89], 32. ayant perdu son temps `a vouloir prendre la ville de Phoc´ee par la force, du fait de la remarquable r´esistance dont faisaient preuve les habitants, passa avec eux une convention : ils seraient consid´er´es comme amis du peuple romain, mais le laisseraient entrer chez eux comme dans une ville conf´ed´er´ee, sans avoir `a craindre aucune hostilit´e. Mais quand il y eut introduit son arm´ee pour s’y montrer plus pompeusement, il ne fut plus en mesure, malgr´e tous ses efforts, de contenir ses gens, et une bonne partie de la ville fut ravag´ee devant ses yeux : l’avidit´e et la vengeance avaient pris le pas sur son autorit´e et la discipline militaire.

70 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 3. Cl´eom`ene disait que quel que soit le mal que l’on puisse faire aux ennemis `a la guerre, cela ne relevait pas de la justice mais se situait au-dessus d’elle, que ce soit celle des Dieux ou celle des hommes. Ayant conclu une trˆeve de sept jours avec les Argiens, il alla les attaquer pendant leur sommeil la troisi`eme nuit, et les d´efit, en pr´etendant que dans la trˆeve qu’il avait conclue il n’avait pas ´et´e question des nuits !. . . Mais les Dieux punirent cette perfide subtilit´e. 4. Pendant les pourparlers et pendant que les habitants passaient leur temps `a discuter de leurs garanties, la ville de Casilinum fut enlev´ee par surprise. Et cela se produisit pourtant `a l’´epoque des plus justes Capitaines et de l’art militaire romain le plus parfait. Car il n’est pas dit qu’en certaines circonstances, il ne nous soit pas permis de nous pr´evaloir de la sottise de nos ennemis, aussi bien que de leur lˆachet´e. Et la guerre, ´evidemment, a beaucoup de privil`eges « raisonnables » au d´etriment de la raison elle-mˆeme. Ici n’est pas valable, on le voit, la r`egle : « queCic´eron [14], III, 17. personne ne doit chercher `a tirer profit de l’ignorance d’autrui ». Mais je m’´etonne de l’´etendue que X´enophon donne `a ces privil`eges, par les propos et par les divers exploits de son « parfait empereur », lui, auteur d’une telle importance, `a la fois grand capitaine et philosophe qui fut parmi les premiers disciples de Socrate. Et je ne souscris pas en tout et partout `a ce qu’il consid`ere comme permis. 5. Comme Monsieur d’Aubigny assi´egeait Capoue, apr`es une furieuse pr´eparation d’artillerie, le Seigneur Fabrice Colonne, Capitaine de la ville, commen¸ca `a parlementer du haut d’un bastion, et ses gens relˆach`erent un peu leur garde. Du coup les nˆotres s’en empar`erent, et mirent tout en pi`eces. Et plus r´ecemment en-Guichardin [30], V, 2. core, `a Yvoy, le Seigneur Jullian Romero, ayant fait ce pas de clerc1 de sortir pour parlementer avec Monsieur le Conn´etable, trouva au retour sa ville occup´ee. 6. Mais voici, en revanche, ce qui advint au Marquis de Pesquaire qui assi´egeait Gˆenes, o`u le Duc Octavian Fregose comman-Guichardin [30], XIV, 5. dait sous notre protection : l’accord entre eux ayant ´et´e pouss´e si loin qu’on le croyait presque fait, au moment de le conclure, voil`a que les Espagnols s’´etaient gliss´es dans la place et qu’ils 1. « Pas de clerc » : d´emarche hasardeuse, pr´ematur´ee.

Chapitre 6 – L’heure des pourparlers est dangereuse 71 s’y comportaient comme en terrain conquis. Et encore depuis, `a Ligny-en-Barrois, o`u le Comte de Brienne commandait : l’Empereur dirigeait le si`ege en personne, et Bertheuille, Lieutenant dudit Comte ´etant sorti pour parlementer, la ville fut prise justement pendant ce temps-l`a. La victoire est toujours louable L’Arioste [42], XVI, 1. Que ce soit par la chance ou par l’habilet´e Dit-on. 7. Mais le philosophe Chrysippe n’eˆut pas ´et´e de cet avis, et moi je le suis aussi peu que lui. Car il disait que ceux qui rivalisent `a la course doivent certes employer toutes leurs forces `a la vitesse, mais qu’il ne leur est nullement permis de mettre la main sur leur adversaire pour l’arrˆeter, ni de lui faire un croc-en-jambe pour le faire tomber2 . Et plus noblement encore, le grand Alexandre, comme Polypercon lui conseillait de profiter de l’obscurit´e de la nuit pour assaillir Darius, lui r´epondit : « non, ce n’est pas moi Quinte-Curce [71], IV, 13. qui chercherai des victoires vol´ees » – « J’aime mieux me plaindre de la Fortune que de rougir de ma victoire » Il d´edaigne de frapper Orode dans sa fuite, Virgile [97], X, 732. De le blesser d’un trait qu’il ne verrait pas venir : Il court vers lui, et c’est de front, d’homme `a homme, Qu’il l’attaque ; il ne veut pas ˆetre le meilleur Par surprise, mais par la force des armes. 2. On trouve cette remarque dans Cic´eron [14], III, 10.

Chapitre 7 L’intention juge nos actions 1. La mort, dit-on, nous acquitte de toutes nos obligations. Mais j’en connais qui ont vu les choses autrement. Henri VII, roi d’Angleterre, s’entendit avec Dom Philippe, fils de l’Empereur Maximilien (ou encore, en termes plus flatteurs, p`ere de l’Empereur Charles-Quint) en ces termes : Philippe remettrait entre ses mains le Duc de Suffolk de la Rose Blanche, son ennemi, qui s’´etait enfui et r´efugi´e aux Pays-Bas, moyennant quoi lui, Henri, promettait de n’attenter en rien `a la vie du Duc. Mais quant sa mort approcha, il ordonna par testament `a son fils de faire mourir le Duc aussitˆot que lui mˆeme serait d´ec´ed´e1 . 2. Derni`erement, dans cette trag´edie que le Duc d’Albe nous fit voir `a Bruxelles, concernant les Comtes de Horn et d’Egmont, il y eut bien des choses remarquables ; et entre autres le fait que ledit Comte d’Egmont, sur la parole et l’assurance duquel le Comte de Horn ´etait venu se rendre au Duc d’Albe, demanda avec insistance qu’on le fˆıt mourir en premier, afin que sa mort l’affranchisse de l’obligation qu’il avait envers le Comte de Horn. Il semble que la mort ne lib´erait pas le roi d’Angleterre de la parole qu’il avait donn´ee, et que le Comte d’Egmont lui, en eˆut ´et´e quitte mˆeme sans mourir. 3. Nous ne pouvons ˆetre li´es par un serment au-del`a de nos forces et de nos moyens, pour la bonne raison que les faits et les 1. La source de cet ´episode est dans les « M´emoires » des fr`eres Martin et Guillaume Du Bellay [26].

74 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I actes ne d´ependent pas de nous et qu’il n’est rien qui soit vraiment en notre pouvoir que la volont´e : c’est sur elle que se fondent et s’´etablissent n´ecessairement toutes les r`egles concernant les devoirs de l’homme. Ainsi le Comte d’Egmont qui maintenait son esprit et sa volont´e engag´es par sa promesse, alors mˆeme qu’il n’´etait pas en son pouvoir de la r´ealiser, ´etait-il sans aucun doute absous de son devoir, quand bien mˆeme il eˆut surv´ecu au Comte de Horn. Mais le roi d’Angleterre, lui, manquant volontairement `a sa parole, ne peut trouver d’excuse dans le fait d’avoir retard´e jusqu’apr`es sa mort l’ex´ecution de son plan d´eloyal. Pas plus que le « ma¸con » dont parle H´erodote2 , qui avait loyalement conserv´e durant toute sa vie le secret des tr´esors du roi d’´Egypte son maˆıtre, mais qui, au moment de mourir, le r´ev´ela `a ses enfants. 4. J’ai vu plusieurs hommes de mon temps, qui d´etenaient des biens appartenant `a d’autres et tourment´es par leur conscience, se disposer `a soulager celle-ci par leur testament et apr`es leur d´ec`es. Ils ne font l`a rien qui vaille, ni en repoussant `a plus tard une chose si urgente, ni en voulant r´eparer un tort avec si peu de regret et de dommage pour eux-mˆemes. Ils doivent y mettre plus du leur. Et plus le paiement sera p´enible et gˆenant, plus leur satisfaction sera juste et m´eritoire. La p´enitence veut qu’on ait un poids `a porter. 5. Et ceux-l`a font encore bien pire, qui attendent jusqu’`a leur dernier souffle pour avouer leur haine envers un de leurs proches, apr`es l’avoir cach´ee leur vie durant. Ils montrent qu’ils ne se soucient gu`ere de leur honneur, en suscitant ainsi chez l’offens´e l’irritation envers leur propre m´emoire ; et qu’ils ont encore moins le souci de leur conscience, n’ayant pas su respecter la mort ellemˆeme en faisant mourir leurs mauvaises dispositions avec eux, et en ´etendant au contraire la vie de leur ressentiment au-del`a de 2. H´erodote [36], II, 1 – Dans cet ´episode, il s’agit en fait d’un architecte et non d’un « ma¸con » comme le dit Montaigne. « Pour mettre son tr´esor `a l’abri, (le roi) se fit bˆatir une chambre toute en pierre, dont l’un des murs donnait sur l’ext´erieur du palais. Mais son architecte, dans un dessein coupable, usa d’un artifice en construisant cette pi`ece : il fit en sorte que l’une des pierres de ce mur pˆut ais´ement ˆetre retir´ee par deux hommes ou mˆeme un seul. Sitˆot l’´edifice achev´e, le roi y entassa ses tr´esors. Les ann´ees pass`erent et l’architecte, arriv´e `a son dernier jour, manda ses fils (il en avait deux) et leur fit connaˆıtre l’artifice dont il avait us´e, en bˆatissant le tr´esor royal. »

Chapitre 7 – L’intention juge nos actions 75 la leur. Juges iniques, qui renvoient leur jugement au moment o`u ils cesseront d’ˆetre en mesure de le rendre! Je prendrai garde, si je le puis, que ma mort ne dise quelque chose que ma vie n’ait d’abord dite ouvertement.

Chapitre 8 Sur l’oisivet´e 1. On voit que des terres en friche, quand elles sont grasses et fertiles, foisonnent d’herbes sauvages et inutiles, et que pour les maintenir en bon ´etat `a notre usage, il faut les travailler et les ensemencer. On voit que des femmes produisent d’elles-mˆemes des morceaux et des amas de chair informes1 , mais que pour obtenir une bonne g´en´eration naturelle, il faut les engrosser d’une semence ext´erieure. 2. Il en est de mˆeme de nos esprits : si on ne les occupe pas avec quelque chose qui les bride et les contraigne, ils se jettent sans retenue par-ci, par-l`a, dans le terrain vague de l’imagination. Comme dans un vase d’airain, la surface de l’eau Virgile [97], VIII, 22-26. R´efl´echit en tremblant le soleil ou la lune rayonnante, La lumi`ere voltige partout, s’´el`eve dans les airs Et frappe tout en haut les lambris du plafond. Et il n’est folie ni d´elire qu’ils ne produisent Horace [32], 7. En cette agitation. Ils se forgent des chim`eres, Qui sont comme des songes malades. L’esprit qui n’a point de but se disperse car, Martial [45], VII, 3. Comme on dit, c’est n’ˆetre nulle part que d’ˆetre partout. 1. Tir´e de Plutarque [67], Pr´eceptes de mariages, XIV.

78 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 3. Derni`erement, je me suis retir´e chez moi2 , d´ecid´e autant que je le pourrais `a ne rien faire d’autre que de passer en me reposant, `a l’´ecart, le peu de temps qui me reste `a vivre. Il me semblait que je ne pouvais faire une plus grande faveur `a mon esprit que de le laisser en pleine oisivet´e, `a s’entretenir lui-mˆeme, s’arrˆeter et se retirer en lui-mˆeme. J’esp´erais qu’il pourrait le faire d´esormais plus facilement, ´etant devenu, avec le temps, plus pond´er´e et plus mˆur. 4. Mais je d´ecouvre que l’oisivet´eLucain [40], IV, 704. Dissipe toujours l’esprit en tous sens, et que, au contraire, comme un cheval ´echapp´e, il se donne cent fois plus de mal pour lui-mˆeme qu’il n’en prenait pour les autres. Et il me fabrique tant de chim`eres et de monstres extraordinaires les uns sur les autres, sans ordre et sans raison, que pour en examiner `a mon aise l’ineptie et l’´etranget´e, j’ai commenc´e `a mettre cela par ´ecrit, esp´erant, avec le temps, lui en faire honte `a luimˆeme3 . 2. C’est au d´ebut de 1571 que Montaigne d´ecida de se retirer dans son chˆateau. On peut donc en inf´erer que ce chapitre a ´et´e ´ecrit peu de temps apr`es cette date. Et il ne comporte pratiquement pas de corrections ni d’ajouts. 3. Montaigne semble donc avoir commenc´e la r´edaction des « Essais » en 1571-72, comme une sorte de « catharsis », sans pr´eoccupation « litt´eraire ». . . Mais il faut prendre ces d´eclarations avec pr´ecaution, car elles peuvent aussi relever de ce que la rh´etorique appelait « topos de la modestie oblig´ee », c’est`a-dire que l’auteur devait toujours prendre bien soin de dire que ce qu’il fait n’est rien, et que d’ailleurs, il n’y est lui-mˆeme pour pas grand-chose, etc. On voit n´eanmoins, par l’importance et le caract`ere des ajouts manuscrits `a l’´edition de 1588, que le projet des « Essais » n’a cess´e d’´evoluer et de se renforcer au fil des ann´ees.

Chapitre 9 Sur les menteurs 1. Il n’est pas un homme `a qui il convient moins que moi de vouloir parler de la m´emoire : je n’en trouve quasi pas trace Le « d´efaut de m´emoire » en moi, et je ne pense pas qu’il y en ait une autre au monde qui soit aussi ´etonnamment d´efaillante. Toutes mes autres facult´es sont m´ediocres et banales, mais pour celle-l`a, je pense ˆetre exceptionnel et tr`es rare, et digne en cela de me faire un nom et une r´eputation. . . 2. Outre l’inconv´enient naturel que cela me cause – car certes, vu sa n´ecessit´e, Platon a raison de la nommer grande et puissante d´eesse – si en mon pays on veut dire qu’un homme n’a point de sens, les gens disent qu’il n’a point de m´emoire. Et quand je me plains du d´efaut de la mienne, ils me reprennent et refusent de me croire, comme si je m’accusais d’ˆetre un insens´e : ils ne voient pas de diff´erence entre m´emoire et intelligence. 3. C’est bien aggraver mon cas et me faire du tort, car `a l’exp´erience, on voit plutˆot, au contraire, que les m´emoires excellentes se trouvent g´en´eralement chez les simples d’esprit. Et par dessus le march´e, alors que je ne sais rien faire de mieux que de pratiquer l’amiti´e, ce sont les mˆemes mots dont on se sert pour accuser mon mal et d´esigner l’ingratitude ! On s’en prend `a mon affection, et de l`a `a ma « m´emoire » ; d’un d´efaut de ma constitution, on fait un d´efaut de ma conscience. . . Il a oubli´e, dit-on, cette pri`ere ou cette promesse ; il ne se souvient pas de ses amis ; il ne s’est pas souvenu de dire, ou de faire, ou de taire cela pour moi.

80 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 4. Certes, je peux facilement oublier ; mais pas n´egliger ce dont un ami m’a charg´e. Qu’on se contente de mon handicap, sans en faire une sorte de m´echancet´e ! Et une m´echancet´e si ´eloign´ee de mon temp´erament. . . Je me console pourtant un peu, en me disant que c’est un mal dont j’ai surtout tir´e le moyen d’en corriger un pire, et qui se serait facilement d´evelopp´e chez moi, `a savoir : l’ambition. Car mon handicap est r´edhibitoire pour qui veut se mˆeler de relations publiques. 5. Et comme le montrent plusieurs exemples du mˆeme type o`u la nature a fait son œuvre, `a mesure que cette facult´e s’est affaiblie, elle en a fortifi´e d’autres : je laisserais facilement reposer et s’alanguir mon esprit, comme font les autres, sans chercher `a l’exercer, si les id´ees nouvelles et les opinions des autres m’´etaient fournies par la m´emoire. Et mon discours en est plus mesur´e, car le magasin de la m´emoire est g´en´eralement bien mieux fourni que ne l’est celui de l’invention. Si la m´emoire m’eˆut secouru, j’eusse assomm´e tous mes amis de mon bavardage, car bien des sujets, ´eveillant en moi cette facult´e que j’ai de les manier et de les employer, eussent suscit´e et activ´e mes discours. 6. Et c’est tant mieux !. . . J’en vois la preuve chez certains de mes meilleurs amis : comme leur m´emoire leur fournit les choses en entier et comme pr´esentes, ils font commencer leur narration de si loin en arri`ere, et la chargent de tant de circonstances inutiles, que si l’histoire ´etait bonne, elle s’en trouve comme ´etouff´ee, et que si elle ne l’´etait pas, vous maudissez bientˆot, ou la qualit´e de leur m´emoire, ou la m´ediocrit´e de leur jugement. 7. C’est une chose difficile que de terminer un expos´e, et de l’interrompre quand on est lanc´e. Il n’est rien o`u l’on reconnaisse mieux la qualit´e d’un cheval qu’en le faisant s’arrˆeter net. Mˆeme parmi ceux qui savent parler avec `a propos, j’en vois qui voudraient terminer leur course, mais ne le peuvent pas. Pendant qu’ils cherchent l’endroit o`u s’arrˆeter, ils d´ebitent des balivernes en traˆınant la patte comme s’ils d´efaillaient de faiblesse. Les vieillards, surtout, sont dangereux : ils se souviennent des choses pass´ees, mais oublient ce qu’ils ont d´ej`a dit. J’ai vu des r´ecits bien plaisants devenir tr`es ennuyeux dans la bouche d’un grand personnage, chacun ayant d´ej`a entendu cela cent fois ! 8. Autre avantage de mon d´efaut de m´emoire : j’oublie facilement les offenses subies, comme le disait un auteur ancien. Il

Chapitre 9 – Sur les menteurs 81 me faudrait un aide-m´emoire, comme avait Darius : pour ne point oublier l’offense qu’il avait subie de la part des Ath´eniens, il avait ordonn´e qu’un page vˆınt, `a chaque fois qu’il se mettait `a table, H´erodote [36], V, 105. lui glisser dans l’oreille : « Sire, souvenez-vous des Ath´eniens ! » Mais pour moi, les lieux et les livres que je revois m’apparaissent toujours sous les plaisantes couleurs de la nouveaut´e. 9. Ce n’est pas sans raison qu’on dit que celui qui n’a pas une bonne m´emoire ne doit pas s’aviser de mentir. Je sais bien que les grammairiens1 font une diff´erence entre « mensonge » et « mentir » : ils disent qu’un mensonge est une chose fausse, mais qu’on a prise pour vraie, et que la d´efinition du mot « mentir » en Latin, d’o`u vient notre Fran¸cais, signifie « aller contre sa conscience » ; que par cons´equent, cela ne concerne que ceux qui disent ce qu’ils savent ˆetre faux, et qui sont bien ceux dont je parle. Or ceux-l`a, ou bien inventent de toutes pi`eces, ou bien d´eguisent et modifient quelque chose qui ´etait vrai `a la base. 10. Quand ils d´eguisent et modifient, si on les am`ene `a refaire souvent le mˆeme r´ecit, il leur est difficile de ne pas se trahir, parce que ce qu’ils racontent s’´etant inscrit en premier dans la m´emoire et s’y ´etant incrust´e, par la voie de la connaissance et du savoir, il se pr´esente forc´ement `a l’imagination, et en chasse la version fausse, qui ne peut ´evidemment y ˆetre aussi fermement install´ee. Et les circonstances de la version originelle, revenant `a tout coup `a l’esprit, font perdre le souvenir de ce qui n’est que pi`eces rapport´ees, fausses, ou d´etourn´ees. 11. Quand ils inventent tout, comme il n’y a nulle trace contraire qui puisse venir s’inscrire en faux, ils semblent craindre d’autant moins de se contredire. Mais ce qu’ils inventent, parce que c’est une chose sans consistance, et sur laquelle on a peu de prise, ´echappe volontiers `a la m´emoire, si elle n’est pas tr`es 1. Qui sont ces « grammairiens »? Andr´e Lanly [51], d’apr`es Villey [49], pense qu’il s’agit d’un grammairien ancien ´evoqu´e par Aulu-Gelle dans ses « Nuits attiques » [6], XI,11. Maurice Rat [50] pr´ecise qu’il s’agit d’un certain « Nigidius ». En effet dans le chapitre cit´e, Aulu-Gelle ´ecrit ceci : « Je cite un passage de P. Nigidius, si vers´e dans les connaissances relatives aux beauxarts, et dont M. Cic´eron admirait tant la force d’esprit et la vaste ´erudition. Voici comment il s’exprime : « Il y a une diff´erence tr`es grande entre dire un mensonge et mentir. Celui qui ment n’est point dans l’erreur, mais il tˆache d’y induire les autres ; au lieu que celui qui dit un mensonge se trompe lui-mˆeme. » Et c’est cette distinction que Montaigne reprend `a son compte.

82 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I sˆure. J’en ai fait souvent l’exp´erience, et plaisamment, aux d´epens de ceux qui pr´etendent ne donner `a leurs discours que la forme n´ecessaire aux affaires qu’ils n´egocient, et qui plaise aux puissants `a qui ils parlent. Car ces circonstances auxquelles ils veulent subordonner leur engagement et leur conscience ´etant sujettes `a bien des changements, il faut que ce qu’ils disent change aussi `a chaque fois. 12. D’o`u il d´ecoule que d’une mˆeme chose ils disent tantˆot blanc, tantˆot noir ; `a telle personne d’une fa¸con, et `a telle autre d’une autre. Et si par hasard ces personnes se racontent ce qu’ils ont appris sous des formes si contradictoires, que devient alors cette belle apparence? Sans parler du fait qu’ils se coupent si souvent eux-mˆemes ; car qui aurait assez de m´emoire pour se souvenir de tant de diverses formes qu’ils ont brod´ees autour d’un mˆeme sujet? J’en ai connu plusieurs, en mon temps, qui enviaient la r´eputation de cette belle habilet´e, et qui ne voyaient pas que si la r´eputation y est, l’efficacit´e y fait d´efaut. 13. En v´erit´e, mentir est un vice abominable, car nous neImportance de la parole sommes des hommes et nous ne sommes li´es les uns aux autres que par la parole. Si nous connaissions toute l’horreur et le poids d’un mensonge, nous le poursuivrions pour le chˆatier par le feu, plus justement encore que d’autres crimes. Je trouve qu’on perd son temps bien souvent `a chˆatier des erreurs innocentes chez les enfants, tr`es mal `a propos, et qu’on les tourmente pour des actes inconsid´er´es, qui ne laissent pas de traces et n’ont pas de suite. Mais le mensonge, et un peu au-dessous, l’obstination, me semblent ˆetre ce dont il faudrait absolument combattre l’apparition et les progr`es : ce sont chez les enfants des vices qui croissent avec eux. Et quand on a laiss´e prendre ce mauvais pli `a la langue, c’est ´etonnant de voir combien il est difficile de s’en d´efaire. C’est pour cette raison que nous voyons des hommes honnˆetes par ailleurs y ˆetre sujets et asservis. J’ai un tailleur qui est un bon gar¸con, mais `a qui je n’ai jamais entendu dire une seule v´erit´e, mˆeme quand cela pourrait lui ˆetre utile ! 14. Si, comme la v´erit´e, le mensonge n’avait qu’un visage, la situation serait meilleure, car il nous suffirait de prendre pour certain l’oppos´e de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la v´erit´e a cent mille formes et un champ d’action sans limites. Pour les Pythagoriciens le bien est certain et d´efini, le mal infini et

Chapitre 9 – Sur les menteurs 83 ind´etermin´e. Mille traits ratent la cible, un seul l’atteint. Certes, je ne pr´etends pas que je puisse m’empˆecher, pour ´echapper `a un danger ´evident et extrˆeme, de prof´erer un gros et solennel mensonge. . . Un ancien P`ere a dit que nous sommes mieux en Saint Augustin [5], XIX, 7. la compagnie d’un chien connu, qu’en celle d’un homme dont le langage nous est inconnu. « En sorte que, pour l’homme, un Pline l’Ancien [66], VII, 1. ´etranger n’est pas un homme. » Et combien le langage trompeur est moins sociable que le silence ! 15. Le roi Fran¸cois Ier se vantait d’avoir enferm´e dans ses contradictions Francisque Taverna, ambassadeur de Fran¸cois Sforza, Duc de Milan, homme tr`es r´eput´e dans l’art de la conversation. Ce dernier avait ´et´e envoy´e pour excuser son maˆıtre aupr`es de Sa Majest´e, `a propos d’un fait de grande importance, qui ´etait celui-ci : le Roi, pour maintenir malgr´e tout quelques connivences en Italie d’o`u il venait d’ˆetre chass´e, et particuli`erement dans le Duch´e de Milan, avait imagin´e de mettre aupr`es du Duc un gentilhomme de son parti, qui serait son ambassadeur officieux, mais avec l’apparence d’ˆetre l`a `a titre priv´e, faisant semblant d’y ˆetre pour ses affaires personnelles. Car le Duc, qui d´ependait beaucoup plus de l’Empereur, ´etant en train de n´egocier un mariage avec la ni`ece de ce dernier – fille du roi de Danemark, et maintenant Douairi`ere de Lorraine – ne pouvait laisser voir sans danger pour lui qu’il avait quelques relations et conversations avec nous. A cette fin, donc, se trouva convenir un gentilhomme milanais, ´ecuyer d’´ecurie chez le Roi, et nomm´e Merveille. 16. Celui-ci, d´epˆech´e avec des lettres de cr´eance secr`etes, et des instructions comme ambassadeur, mais aussi avec d’autres lettres de recommandation envers le Duc `a propos de ses affaires particuli`eres, pour le d´eguisement et l’apparence, demeura si longtemps aupr`es du Duc que l’Empereur en con¸cut quelque soup¸con, et qu’il provoqua ce qui suit d’apr`es ce que je sais : sous le pr´etexte de quelque meurtre, voil`a le Duc qui fait trancher la tˆete de notre homme en pleine nuit, et le proc`es bˆacl´e en deux jours. 17. Messire Francisque arriva bientˆot, muni d’une longue version falsifi´ee de cette histoire, car le roi s’´etait adress´e, pour en demander raison, `a tous les Princes de la Chr´etient´e et au Duc lui-mˆeme. Il fut entendu `a l’audience du matin, et pour soutenir sa cause, avait ´etabli et pr´esenta plusieurs belles versions de l’´ev´enement.

84 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 18. Il pr´etendait que son maˆıtre n’avait jamais pris le pauvre homme que pour un gentilhomme priv´e, et un de ses sujets, venu `a Milan pour ses affaires, et qui n’avait jamais v´ecu l`a sous une autre identit´e, niant avoir su qu’il appartenait `a la maison du Roi, et pr´etendant mˆeme qu’il ne le connaissait pas, et que donc il n’avait pu le prendre pour un ambassadeur. Alors le Roi, `a son tour, le pressant de questions et d’objections, et l’attaquant de toutes parts, l’accula pour finir sur la question de l’ex´ecution faite de nuit, comme `a la d´erob´ee. A quoi le pauvre homme, embarrass´e, r´epondit, pour faire celui qui est au courant des usages, que pour le respect de Sa Majest´e, le Duc eˆut ´et´e bien contrari´e que cette ex´ecution se fasse en plein jour !. . . On peut penser comment il lui fut r´epondu, s’´etant si lourdement trahi, et devant un nez aussi plein de flair que celui du roi Fran¸cois [Ier]. . . 19. Le Pape Jules II avait envoy´e un ambassadeur au roi d’Angleterre, pour le remonter contre le roi fran¸cais2 . L’ambassadeur ayant ´et´e interrog´e sur sa charge, et le roi d’Angleterre s’´etant arrˆet´e dans sa r´eponse aux difficult´es qu’il rencontrait dans les pr´eparatifs n´ecessaires pour combattre un roi si puissant, tout en ´evoquant quelques raisons `a cela, l’ambassadeur r´epliqua mal `a propos qu’il les avait lui aussi envisag´ees de son cˆot´e, et les avait bien expliqu´ees au Pape. De ces paroles, si ´eloign´ees de ce qu’il venait de proposer, en le poussant `a la guerre sans d´elai, le roi d’Angleterre en tira le premier indice de ce qu’il d´ecouvrit effectivement par la suite, `a savoir que cet ambassadeur penchait personnellement du cˆot´e de la France. Il en avertit son maˆıtre : ses biens furent confisqu´es, et il s’en fallut de peu qu’il n’en perdˆıt aussi la vie. 2. Fran¸cois est ici l’adjectif « fran¸cais ». Il s’agit de Louis XII – et non de Fran¸cois 1er. Source de l’´episode : Erasme, De lingua et Henri Estienne Apologie pour H´erodote, XV, 34.

Chapitre 10 Sur la r´epartie facile ou tardant `a venir Jamais toutes les faveurs ne furent donn´ees `a tous1 . 1. Aussi voyons-nous que pour le don de l’´eloquence, les uns ont facilit´e et promptitude, et, comme on dit, la r´epartie si ais´ee, qu’`a tout bout de champ ils y sont prˆets. Les autres, plus lents, ne disent jamais rien qui n’ait ´et´e ´elabor´e et pr´em´edit´e. On conseille aux dames de pratiquer les jeux et exercices du corps qui avantagent ce qu’elles ont de plus beau. De la mˆeme fa¸con, si j’avais `a donner mon avis sur les deux avantages diff´erents de l’´eloquence dont, `a notre ´epoque, il semble que les pr´edicateurs et les avocats fassent surtout profession, je verrais mieux le lent en pr´edicateur, et l’autre en avocat. 2. C’est que la charge du premier lui donne autant de loisir qu’il lui plaˆıt pour se pr´eparer, et que son intervention se d´eroule ensuite d’une seule traite, sans qu’il en perde le fil, alors que les occasions qui s’offrent `a l’avocat le contraignent d’entrer en lice `a toute heure, que les r´eponses impr´evisibles de la partie adverse le font d´evier de sa route et qu’il lui faut alors sur-le-champ adopter un nouveau plan. 3. Mais `a l’inverse, pourtant, voici ce qui arriva lors de l’entrevue du Pape Cl´ement2 et du roi Fran¸cois `a Marseille : monsieur Poyet, homme nourri toute sa vie au barreau3 et avocat de grande 1. Vers tir´e d’un sonnet de La Bo´etie. 2. L’entrevue du Pape Cl´ement VII et de Fran¸cois 1er eut lieu en 1533. 3. Je conserve ici la tournure si jolie et si malicieuse de Montaigne, « nourri au barreau » plutˆot que d’adopter le plat « qui avait pass´e sa vie au barreau ».

86 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I r´eputation, charg´e de faire le discours `a l’adresse du Pape, l’avait pr´epar´e longtemps `a l’avance, au point, `a ce qu’on dit, de l’avoir apport´e de Paris tout fait. 4. Et voil`a que le jour mˆeme o`u il devait prononcer son discours, le Pape, craignant qu’on lui tˆınt des propos qui eussent pu offenser les ambassadeurs des autres Princes qui l’entouraient, informa le roi du sujet qui lui semblait le plus appropri´e au moment et au lieu, et qui se trouva malheureusement ˆetre compl`etement diff´erent de celui sur lequel monsieur Poyet avait tant transpir´e ! De sorte que sa harangue devenait inutile, et qu’il lui en fallait sur le champ recomposer une autre. . . Et comme il s’en sentait incapable, il fallut que Monsieur le Cardinal Du Bellay s’en chargeˆat. 5. Le rˆole de l’avocat est plus difficile que celui de pr´edicateur. Et pourtant nous trouvons plus de m´ediocres, `a mon avis, chez les avocats que chez les pr´edicateurs, au moins en France. 6. Il semble que ce soit plutˆot la caract´eristique de l’esprit d’avoir une r´eaction prompte et soudaine, et celle du jugement d’en avoir une lente et pos´ee. Mais celui qui demeure compl`etement muet s’il n’a pas le loisir de se pr´eparer, et celui `a qui ce loisir mˆeme ne donne pas l’avantage de mieux parler, sont tous deux ´egalement bizarres. On dit de Severus Cassius4 qu’il parlait mieux sans y avoir pens´e, qu’il devait plus `a la chance qu’`a son talent, qu’il tirait avantage d’ˆetre d´erang´e quand il parlait, et que ses adversaires craignaient de le piquer au vif, de peur que la col`ere ne le fˆıt redoubler d’´eloquence. 7. Je connais par exp´erience ce temp´erament qui ne peut supporter une r´eflexion pr´ealable, appliqu´ee et laborieuse : s’il ne proc`ede gaiement et librement, il ne fait rien qui vaille. De certains ouvrages, nous disons qu’ils sentent la sueur, `a cause de cette sorte de rudesse et d’ˆapret´e que le travail imprime dans les œuvres o`u il a tenu une grande place. Mais outre cela, le souci de bien faire, cette contraction de l’esprit trop tendu vers son entreprise, le brise et le contrarie, comme l’eau qui, trop press´ee par son abondance et sa violence, ne peut trouver d’issue suffisante, mˆeme s’il existe un orifice. 4. Severus Cassius Longulanus, orateur, historien et ´ecrivain satirique. Auguste l’exila en Cr`ete et Tib`ere le rel´egua dans l’ˆıle de S´eriphe, o`u il mourut, en 33 av. J. -C. La source de cette anecdote est dans S´en`eque Le Rh´eteur, Controverses, III.

Chapitre 10 – Sur la r´epartie facile. . . 87 8. Le temp´erament dont je parle ne demande pas `a ˆetre secou´e et aiguillonn´e par de fortes passions, comme la col`ere de Cassius, car ce mouvement serait trop brutal pour lui ; il lui faut ˆetre r´echauff´e et r´eveill´e par des causes ext´erieures, imm´ediates et fortuites. S’il est laiss´e `a lui-mˆeme, il ne fait que traˆıner et languir : l’agitation est sa vie et son charme. 9. Je n’ai pas une bonne maˆıtrise de moi : le hasard a chez moi un plus grand rˆole que je n’en ai moi-mˆeme ; l’occasion qui se pr´esente, la compagnie qui m’entoure, le mouvement mˆeme de ma voix, tout cela tire plus profit de mon esprit que lorsque je le sonde et l’utilise par-devers moi. Aussi ses paroles valent mieux que ses ´ecrits, si l’on peut faire un choix entre deux choses sans valeur. 10. Il m’arrive aussi de ne pas me trouver l`a o`u je me cherche, et je me trouve plus par le fait du hasard que par l’exercice de mon jugement. Supposons que je lance quelque subtilit´e en ´ecrivant (disons plate pour un autre, mais piquante pour moi, – mais laissons toutes ces pr´ecautions oratoires, chacun le dit comme il peut). A peine ai-je lanc´e cette subtilit´e que je la perds de vue, et que je ne sais plus ce que je voulais dire ! Un ´etranger en d´ecouvre parfois le sens avant moi. . . Si je prenais les ciseaux partout o`u cela m’arrive, je retrancherais tout de ce que j’ai ´ecrit ! Le hasard viendra une autre fois tirer cela au clair, mieux encore qu’en plein midi, et je m’´etonnerai alors de mes h´esitations pass´ees.

Chapitre 11 Sur les pr´edictions 1. A propos des oracles, il est certain que bien avant la venue de J´esus-Christ, ils avaient commenc´e `a tomber en d´esu´etude : Cic´eron se demandait d´ej`a quelle ´etait la cause de leur d´eclin. Voici ses propres mots : « d’o`u vient qu’on ne rend plus d’oracles de cette sorte `a Delphes, non seulement de nos jours, mais depuis Cic´eron [11], II, 157. longtemps, en sorte qu’il n’y a rien d’aussi m´epris´e? » 2. Qu’il s’agisse des pr´edictions tir´ees de l’anatomie des bˆetes lors des sacrifices, (pr´edictions qui selon Platon ont d´etermin´e en partie l’arrangement naturel des organes internes1 ), ou tir´ees du tr´epignement des poulets, du vol des oiseaux, (nous Cic´eron [13], 64. croyons que certains oiseaux sont n´es pour servir l’art des augures), ou encore de la foudre, des tourbillons des rivi`eres. . . les haruspices voient beaucoup de choses, les augures en pr´evoient beaucoup, beaucoup d’´ev´enements sont annonc´es par les oracles, Cic´eron [13], 65. beaucoup par les devins, beaucoup par les songes, beaucoup par les prodiges ou d’autres sortes de pr´edictions encore, sur lesquelles l’antiquit´e fondait la plupart de ses projets, tant publics que priv´es. Notre religion a aboli tout cela. 1. Ce passage n’est pas tr`es clair ; « ausquels » renvoie `a « prognostiques » : l’agencement des visc`eres des animaux a donc ´et´e con¸cu en vue de la divination « selon Platon ». Tous les ´editeurs renvoient au « Tim´ee, 71-72 » : « C’est donc en fonction de la divination que le foie s’est vu attribuer, pour les raisons que nous avons dites, la nature et le lieu que nous avons dits. » Le finalisme est ici manifeste : le foie a ´et´e plac´e `a cet endroit pour servir `a la divination. Et c’est tr`es probablement `a ce passage en effet que fait allusion Montaigne ici.

90 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 3. Il nous reste pourtant encore quelques moyens de divination par les astres, les esprits, les formes du corps, les songes, et autres – exemple remarquable de la folle curiosit´e de notre nature, qui passe son temps `a se pr´eoccuper des choses futures, comme si elle n’avait pas assez `a faire avec les pr´esentes ! Pourquoi as-tu voulu, maˆıtre de l’Olympe,Lucain [40], II, 4, 5, 6, 14 et 19. Ajouter cette angoisse aux maux des mortels, Qu’ils connaissent leurs malheurs futurs par de cruels pr´esages? Que ton dessein con¸cu les frappe `a l’improviste ! Que leur ˆame soit aveugle `a leurs destins futurs ! Qu’ils puissent esp´erer au milieu de leurs craintes ! « Il n’y a aucun int´erˆet `a connaˆıtre l’avenir. C’est en effetCic´eron [13], XII, 6. une mis`ere de se tourmenter sans profit. » Mais l’autorit´e de la divination est d´esormais bien moindre. 4. Voil`a pourquoi l’exemple de Fran¸cois Marquis de Salluces2 m’a sembl´e remarquable. Lieutenant du roi Fran¸cois 1er dans son arm´ee d’Italie, infiniment favoris´e par notre cour, et oblig´e du roi pour le marquisat lui-mˆeme, qui avait ´et´e confisqu´e `a son fr`ere, alors qu’aucune occasion de faire cela ne se pr´esentait, et que son affection mˆeme le lui interdisait, il fut terriblement ´epouvant´e (cela est av´er´e), par les belles pr´edictions qu’on faisait alors courir de tous cˆot´es `a l’avantage de l’Empereur CharlesQuint, et `a notre d´etriment (au point qu’en Italie, o`u ces folles proph´eties avaient trouv´e un large ´echo, une grande somme d’argent fut mise au change en raison de notre pr´etendue ruine prochaine). Tellement ´epouvant´e, donc, qu’apr`es s’ˆetre souvent plaint aupr`es de ses proches des malheurs qu’il voyait in´evitablement se pr´eparer pour la couronne de France et pour les amis qu’il y avait, il fit volte-face et changea de parti. Ce fut pourtant `a son grand dommage, quelque constellation qu’il y eˆut alors dans le ciel. . . 5. Mais il se conduisit en homme tiraill´e entre des passions oppos´ees, car, ayant en son pouvoir des villes et des forces, l’arm´ee ennemie sous les ordres d’Antoine de Leve ´etant `a trois pas de lui, et alors que nous n’avions aucun soup¸con de son revirement, 2. Saluces, bourgade du Pi´emont. Le Marquisat resta fran¸cais de 1529 `a 1601. Cette ann´ee-l`a, Henri IV l’´echangea `a la Maison de Savoie contre la Bresse et le Bugey. La trahison dont il est question s’est produite en 1536 ; elle est racont´ee dans le livre des fr`eres Du Bellay [26], chap. VI.

Chapitre 11 – Sur les pr´edictions 91 il eˆut pu nous faire bien plus de mal qu’il ne nous en fit. Car sa trahison ne nous fit perdre aucun homme ni autre ville que Fossano – et encore, apr`es l’avoir longtemps disput´ee. C’est par pr´evoyance qu’un dieu Horace, [35], II, XVI, 25. Cache dans l’ombre l’avenir ; Et qu’il se rit de ce mortel Qui s’affole plus que de raison. Il est maˆıtre de lui, celui Qui dit du jour « je l’ai v´ecu ! » Qu’importe que demain, le P`ere Emplisse le ciel d’un orage Ou nous offre un pur soleil ! L’esprit, satisfait du pr´esent, Horace [35], II, 16. Ne craint pas l’avenir. 6. Et ceux qui croient le mot que voici, ont tort, au contraire : « Ils argumentent ainsi : s’il y a divination, il y a des dieux, et Cic´eron [11], I, 57. s’il y a des dieux, il y a divination. » Beaucoup plus sagement, Pacuvius ´ecrit, lui : Car ceux qui comprennent le langage des oiseaux, Ceux qu’un foie renseigne plus que leur raison, Mieux vaut les ´ecouter que les croire. 3 7. Cet art de la divination qu’on a tant vant´e chez les Toscans4 , voici comment il naquit : un laboureur ouvrant profond´ement la terre de son coutre, en vit surgir Tag`es, demi-dieu au visage enfantin, mais sage comme un vieillard. Et chacun d’accourir. . . Ses paroles et sa science, qui contenaient les principes et les moyens de cet art, furent recueillies et conserv´ees pendant des si`ecles. Voil`a une naissance `a l’image de ce qui s’en suivit. . . J’aimerais mieux r´egler mes affaires en jouant aux d´es que Des balivernes !par ces balivernes. 8. Il est vrai que dans tous les Etats on a toujours accord´e un rˆole important au hasard. Platon, dans l’organisation politique 3. Citation tir´ee de Cic´eron [11], I, 57. 4. « Toscans » – Il s’agit en fait ici des ´Etrusques. Le demi-dieu Tag`es dont il est question ensuite est un dieu ´etrusque ; il aurait appris `a ce peuple la divination.

92 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I qu’il imagine `a son gr´e5 , lui attribue la d´ecision dans plusieurs domaines importants : il veut, entre autres choses, que les mariages se fassent par tirage au sort entre les « bons ». Et il donne tellement d’importance `a ce choix par le sort que les enfants qui en naissent doivent ˆetre ´elev´es dans le pays, tandis que ceux qui naissent des « mauvais » en seront chass´es. Mais toutefois, si l’un de ces bannis venait par hasard `a prouver en grandissant qu’on peut attendre quelque chose de lui, on pourra le faire revenir. Et `a l’inverse, on pourra aussi exiler celui d’entre les ´elus qui d´ecevrait, par son adolescence, les espoirs mis en lui. 9. J’en vois qui ´etudient et annotent leurs Almanachs, et nous en all`eguent l’autorit´e pour tout ce qui se passe. Mais `a dire tant de choses, il faut bien que s’y trouvent des v´erit´es et des mensonges. . . « Quel est celui qui, tirant toute la journ´ee,Cic´eron [11], II, 59. n’atteindrait pas le but, parfois? » Ce n’est pas parce qu’il leur arrive de tomber juste que mon estime pour eux en est renforc´ee. 10. Il y aurait plus de certitude dans ce qu’ils disent s’ils avaient pour r`egle de mentir toujours. D’autant que personne ne tient registre de leurs erreurs, parce qu’elles sont ordinaires et innombrables. Et pourtant on fait valoir leurs divinations parce qu’elles sont rares, difficiles `a croire, et ´etonnantes. Comme Diagoras, surnomm´e « l’Ath´ee », se trouvait dans l’ˆıle de Samothrace, celui qui lui montrait dans le Temple la quantit´e d’ex-voto et de portraits donn´es par ceux qui avaient ´echapp´e au naufrage, lui dit alors : « Eh bien ! Vous qui pensez que les Dieux se d´esint´eressent des choses humaines, que dites-vous de tant d’hommes sauv´es par leur entremise? » A quoi Diagoras r´epondit : « mais ceux qui sont morts noy´es et qui sont bien plus nombreux, on ne les a pas peints. » 11. Cic´eron dit que parmi tous les philosophes qui ont admis l’existence des Dieux, seul X´enophane de Collophon a essay´e de d´eraciner toute sorte de divination. Il n’est donc gu`ere ´etonnant que l’on ait pu voir certains de nos esprits princiers faire cas de ces sottises, et `a leur d´etriment d’ailleurs. 12. Je voudrais bien avoir vu de mes propres yeux les deux merveilles que voici : la premi`ere est le livre de Joachim, abb´e 5. Platon, « La R´epublique », V.

Chapitre 11 – Sur les pr´edictions 93 de Calabre, qui pr´edisait tous les Papes futurs, avec leurs noms et leurs traits. La deuxi`eme est celui de L´eon l’Empereur6 qui pr´edisait les Empereurs et les Patriarches de la Gr`ece. Mais ce que j’ai vu de mes propres yeux, par contre, c’est que dans les troubles de la soci´et´e, les hommes, frapp´es de stupeur par ce qui leur arrive, recherchent dans le ciel, comme dans toutes les superstitions, les causes et les signes annonciateurs de leurs mis`eres. 13. Et ils y parviennent curieusement si bien, de nos jours, qu’ils ont fini par me persuader qu’il y a l`a un jeu pour les esprits subtils et oisifs, et que ceux qui sont habitu´es `a cet art qui consiste `a manipuler et d´evoiler le sens des textes seraient bien capables, dans n’importe lequel, de trouver `a la fin ce qu’ils y cherchent. Mais ils y ont beau jeu, car `a ce langage obscur, ambigu et fantastique des textes proph´etiques, leurs auteurs ne donnent aucun sens clair, afin que la post´erit´e puisse lui appliquer celui qui lui conviendra. 14. Le d´emon de Socrate ´etait peut-ˆetre une sorte d’impulsion de la volont´e, qui lui venait sans le secours de la parole. En un esprit bien ´epur´e comme le sien, et pr´epar´e par le continuel exercice de la sagesse et de la vertu, il est vraisemblable que ces avertissements, quoique pr´ematur´es et confus, de par leur importance, aient toujours m´erit´e d’ˆetre suivis. Chacun de nous a ressenti en lui ces sortes d’agitations dues `a une pens´ee qui le traverse, de fa¸con aussi v´eh´emente que fortuite. A moi de leur donner alors quelque autorit´e, moi qui en donne si peu `a la sagesse. 15. J’ai ´eprouv´e de semblables mouvements, peu raisonn´es, mais faits de persuasion ou de dissuasion violentes, si fr´equents chez Socrate dit-on, par lesquels je me suis laiss´e emporter si utilement et avec tant de succ`es que l’on pourrait les consid´erer comme ayant quelque chose `a voir avec l’inspiration divine. 6. Il peut s’agir de L´eon 1er, empereur originaire de Thrace, qui r´egna de 454 `a 474.

Chapitre 12 Sur la constance 1. La r`egle de la r´esolution et de la constance n’implique pas que nous ne devons pas nous prot´eger, autant que possible, des maux et des difficult´es qui nous menacent, ni par cons´equent d’avoir peur qu’ils nous surprennent. Au contraire, tous les moyens honnˆetes de se garantir contre les maux sont non seulement permis, mais louables. Et le jeu de la constance consiste principalement `a supporter vaillamment les malheurs pour lesquels il n’est pas de rem`ede. Si bien qu’il n’y a pas d’acrobatie du corps ni de passe d’armes que nous devions trouver mauvaises si cela peut nous garantir contre le coup qu’on nous porte. 2. Plusieurs nations tr`es belliqueuses se servaient, dans leurs faits d’armes, de la fuite comme avantage d´ecisif, et en tournant le dos `a l’ennemi se montraient en fait plus dangereux que face `a face avec lui. Les Turcs en ont gard´e quelque chose. Et Socrate, dans l’ouvrage de Platon, se moque de Lach`es, qui avait d´efini le courage ainsi : se tenir fermement `a sa place contre les ennemis. « Quoi ? Ce serait donc une lˆachet´e que de les battre en leur laissant la place? » Et de citer Hom`ere, qui loue chez ´En´ee la science de la fuite. 3. Et comme Lach`es, se ravisant, reconnaˆıt cet usage chez les Scythes, et pour en finir, chez tous les cavaliers, il lui donne encore l’exemple des fantassins de Sparte (nation entre toutes entraˆın´ee `a se battre fermement) qui, pendant la bataille de Plat´ees, ne parvenant pas `a percer la phalange perse, imagin`erent de s’´ecarter et faire machine arri`ere, faisant croire ainsi `a leur fuite,

96 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I ce qui leur permit de rompre et disloquer cette masse quand elle fut lanc´ee `a leur poursuite, et de remporter ainsi la victoire. 4. A propos des Scythes, on dit d’eux que quand Darius allaH´erodote [36], 6-7. les soumettre, il fit `a leur roi force reproches parce qu’il le voyait toujours reculer devant lui, et ´eviter la mˆel´ee. A quoi Indathyrsez (c’´etait son nom) r´epondit que ce n’´etait pas parce qu’il avait peur de lui, ni d’aucun homme vivant, mais que c’´etait la fa¸con de faire de son peuple puisqu’il n’avait ni terre cultiv´ee, ni ville, ni maison `a d´efendre, rien dont il puisse redouter que l’ennemi fˆıt son profit, mais que s’il avait tellement envie d’en d´ecoudre, qu’il approche un peu de leurs anciennes s´epultures, et l`a, il trouverait `a qui parler. 5. Toutefois, pendant les canonnades, quand on est pris pour cible, comme cela se produit souvent en temps de guerre, il ne convient pas de bouger sous la menace du coup : sa violence et sa rapidit´e le rendent in´evitable, et il en est plus d’un qui, pour avoir lev´e la main ou baiss´e la tˆete a pour le moins fait rire ses compagnons. 6. Lors de l’exp´edition que l’Empereur Charles-Quint lan¸ca contre nous en Provence, le Marquis de Guast ´etant all´e re-Du Bellay [26], VII. connaˆıtre la ville d’Arles, et s’´etant mis hors du couvert que lui offrait un moulin `a vent, grˆace auquel il avait pu s’approcher, fut aper¸cu par le Seigneur de Bonneval et le S´en´echal de l’Agenais qui se promenaient sur le th´eˆatre des ar`enes. Ils l’indiqu`erent au seigneur de Villiers, commissaire de l’artillerie, qui braqua si bien une couleuvrine, que si le Marquis n’avait vu `a temps qu’on yTir´e de Guichardin [30], XIII, 2. mettait le feu et ne s’´etait jet´e de cˆot´e, il eˆut re¸cu la d´echarge dans le corps, assur´ement. 7. De mˆeme, quelques ann´ees auparavant, Laurent de M´edicis, Duc d’Urbin, p`ere de la Reine m`ere, assi´egeant la ville de Mondolfo en Italie, dans les terres dites du « Vicariat », voyant qu’on mettait le feu `a une pi`ece braqu´ee sur lui, plongea comme un canard – et bien lui en prit ; car autrement le coup, qui ne lui rasa que le dessus de la tˆete, l’eˆut certainement atteint en pleine poitrine. 8. A vrai dire, je ne crois pas que ces mouvements se fassent apr`es r´eflexion. . . Car comment pourriez-vous juger si la vis´ee est haute ou basse pour des choses aussi soudaines? Il est bien plus

Chapitre 12 – Sur la constance 97 vraisemblable que la chance r´ecompensa leur frayeur et que ce serait, en une autre occasion, aussi bien le moyen de s’exposer au coup que de l’´eviter. 9. Je ne puis m’empˆecher de tressaillir au bruit d’une arquebuse tir´ee `a l’improviste `a mes oreilles, et en un lieu o`u je n’ai nulle raison de m’y attendre ; j’ai vu cela aussi chez beaucoup d’autres qui valent mieux que moi. 10. Les Sto¨ıciens eux-mˆemes ne demandent pas que l’ˆame La constance du sage de leur sage puisse r´esister aux premi`eres visions et imaginations qui lui surviennent ; ils admettent comme une suj´etion naturelle qu’il puisse ˆetre ´emu par le fracas du tonnerre ou l’´ecroulement d’une bˆatisse, jusqu’`a en devenir pˆale et oppress´e. Il en est de mˆeme pour les autres ´emotions, pourvu que son opinion demeure sauve et intacte, et que le fond de son raisonnement n’en subisse aucune atteinte ou alt´eration quelconque, et qu’il n’accorde aucune valeur `a son effroi ni `a sa souffrance. Pour celui qui n’est pas un sage, il en va de mˆeme pour la premi`ere partie de cette r`egle, mais tout autrement dans la deuxi`eme. Car l’effet des ´emotions, chez lui, ne demeure pas superficielle, mais elle le p´en`etre jusqu’`a atteindre le si`ege mˆeme de sa raison, l’infecte et le corrompt. Il juge alors selon elles, et s’y soumet. Voyez ici clairement et compl`etement dans quel ´etat se trouve le sage sto¨ıque : Virgile [97], IV, 449. « Son esprit demeure inflexible, ses larmes coulent en vain. » Le sage p´eripat´eticien n’´echappe pas `a ces perturbations, mais il les temp`ere.

Chapitre 13 Le c´er´emonial de l’entrevue des rois 1. Il n’est pas de sujet, si minime soit-il, qui ne m´erite de figurer dans ces « m´elanges »1 . Selon la r`egle courante, ce serait une notable impolitesse, s’il s’agit d’un ´egal, et plus encore s’il s’agit d’un personnage important, de ne pas ˆetre chez vous quand il vous aurait averti qu’il allait y venir. Et la reine de Navarre ajoutait `a ce propos que c’´etait une impolitesse pour un gentilhomme que de partir de sa maison, comme on le fait g´en´eralement, pour aller au-devant de celui qui vient le voir, si puissant soit-il ; et qu’il est plus respectueux et poli de l’attendre, pour le recevoir, ne fˆut-ce que de peur de manquer sa route : il suffit de l’accompagner `a son d´epart. 2. Pour moi, j’oublie souvent l’un et l’autre de ces vains devoirs, comme je retranche de ma maison, autant que je le puis, toute c´er´emonie. Quelqu’un s’en offense. Qu’y puis-je ? Il vaut mieux que je l’offense une fois que de me faire offense `a moimˆeme tous les jours !. . . Ce serait un esclavage permanent. A quoi bon fuir la servitude des cours, si c’est pour la ramener jusque dans sa tani`ere? 3. C’est aussi une r`egle commune `a toutes les assembl´ees que c’est aux moins importants de se trouver les premiers au rendez-vous, alors que les plus en vue ont en quelque sorte le 1. Montaigne emploie ici le mot « rapsodie », qui n’est plus gu`ere usit´e aujourd’hui qu’en musique. On notera qu’il n’emploie pas encore le mot « Essais ». Employ´e surtout dans le domaine universitaire, le mot « m´elanges » m’a sembl´e fournir ici une bonne ´equivalence.

100 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I droit de se faire attendre. Pourtant, lors de l’entrevue organis´ee entre le pape Cl´ement V et le roi Fran¸cois 1er, `a Marseille2 , le roi ayant ordonn´e les pr´eparatifs, s’´eloigna de la ville, et laissa deux ou trois jours au pape pour qu’il puisse faire son entr´ee et se reposer, avant de venir le trouver. De mˆeme, `a l’arriv´ee du pape et de l’empereur `a Boulogne, l’empereur permit au pape d’y ˆetre le premier, et y vint apr`es lui. 4. C’est, dit-on, le c´er´emonial ordinaire dans les rencontres entre Princes, que le plus grand soit avant les autres au lieu convenu, et mˆeme avant celui chez qui se fait cette rencontre. Et cela, afin de montrer que c’est le plus grand que les inf´erieurs vont trouver, qu’ils sont les demandeurs, et non l’inverse. 5. Ce n’est pas seulement chaque pays, mais chaque cit´e et chaque m´etier qui a son c´er´emonial particulier. J’y ai ´et´e soigneusement ´eduqu´e d`es l’enfance, j’ai v´ecu en assez bonne compagnie pour ne pas ignorer les r`egles de notre politesse fran¸caise, et je pourrais mˆeme les enseigner. J’aime les suivre, mais pas de fa¸con si craintive que ma vie en soit prisonni`ere. Elles ont quelques aspects p´enibles, mais ceux-l`a, si on les oublie d´elib´er´ement, et non par erreur, on n’en est pas moins distingu´e pour autant. J’ai vu souvent des hommes impolis par trop de civilit´es, et devenir importuns `a force de courtoisie. 6. C’est au demeurant une connaissance3 tr`es utile que celle de l’entregent. Elle favorise, comme la grˆace et la beaut´e, les premiers contacts en soci´et´e, et pr´epare la familiarit´e. Par cons´equent, elle nous permet de nous instruire par les exemples d’autrui, et de faire valoir le nˆotre, s’il a quelque chose d’instructif et qui soit communicable. 2. L’entrevue du Pape Cl´ement VII et de Fran¸cois 1er eut lieu en 1533, rappelons-le. 3. Employer « science » dans ce contexte m’a sembl´e incongru, le mot ayant pour nous aujourd’hui un sens trop pr´ecis.

Chapitre 14 On est puni de s’obstiner `a d´efendre une place forte contre toute raison1 1. Comme toutes les autres vertus, la vaillance a ses limites : si on les franchit, on se retrouve du cˆot´e du vice. En passant par chez elle, on peut aboutir `a la t´em´erit´e, `a l’obstination et `a la folie, si on n’en connaˆıt pas bien les bornes, en v´erit´e malais´ees `a d´eterminer sur les confins de ces trois-l`a. De ces consid´erations est n´ee l’habitude que nous avons, dans les guerres, de punir, et mˆeme de mort, ceux qui s’obstinent `a d´efendre une place-forte qui, selon les r`egles militaires, ne pourra r´esister au si`ege qui en est fait. Car sinon, et avec l’espoir de l’impunit´e, n’importe quelle bicoque suffirait pour tenter d’arrˆeter une arm´ee ! 2. Monsieur le Conn´etable de Montmorency2 , au si`ege de Pavie, ayant ´et´e charg´e de franchir le Tessin et de s’installer dans les faubourgs Saint-Antoine, et empˆech´e de le faire par une tour situ´ee au bout du pont qui r´esista jusqu’au bout, fit pendre tous ceux qu’il trouva encore dedans. 3. Et depuis encore, comme il accompagnait Monsieur le Dauphin dans son voyage en Italie, ayant pris d’assaut le chˆateau 1. Dans l’« exemplaire de Bordeaux » (et donc dans la plupart des ´editions modernes, puisqu’elles le prennent comme base), le chapitre 14 est celui qui porte le num´ero 40 dans le texte de 1595 suivi ici. La num´erotation des chapitres s’en trouve de ce fait d´ecal´ee entre les deux. 2. Le Duc de Montmorency (1493-1567) fut nomm´e Conn´etable en 1537 pour sa d´efense de la Provence contre Charles-Quint. Il a aussi reconquis le Pi´emont en 1538. Mais il est pourtant consid´er´e comme un m´ediocre chef de guerre.

102 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I de Villane, et tout ceux qui ´etaient dedans ayant ´et´e taill´es en pi`eces par la furie des soldats, hormis le Capitaine et l’Enseigne, il les fit pendre et ´etrangler pour la mˆeme raison. C’est aussi ce que fit le Capitaine Martin Du Bellay, alors Gouverneur de Turin, dans le mˆeme pays, au Capitaine commandant Saint-Bony, le reste de ses gens ayant ´et´e massacr´e lors de la prise de la place. 4. Mais comme le jugement sur la valeur ou la faiblesse du lieu se fait selon l’estimation des forces qui l’assaillent (car on aurait raison de r´esister `a deux couleuvrines seulement, alors qu’il faudrait ˆetre enrag´e pour affronter trente canons), et tient compte aussi de l’importance du Prince conqu´erant, de sa r´eputation, du respect qu’on lui doit, on risque fort de faire pencher un peu la balance de ce cˆot´e-l`a. 5. Et c’est pour les mˆemes raisons que certains ont une si haute opinion d’eux-mˆemes et de leurs capacit´es, que ne pouvant s’imaginer qu’il y ait qui que ce soit capable de leur tenir tˆete, ils portent le fer partout o`u ils trouvent de la r´esistance, tant que leur chance ne tourne pas ; c’est ce que l’on voit par la tournure des sommations et des d´efis que les Princes d’Orient et leurs successeurs encore ont l’habitude de s’adresser, fi`eres, hautaines, et pleines d’un ton barbare3 . 6. Et dans la r´egion par laquelle les Portugais s’attaqu`erent aux Indes, ils trouv`erent des Etats observant cette loi universelle et inviolable, que tout ennemi vaincu par le roi en personne, ou par son lieutenant, est exclu de tout accord de ran¸con ou de grˆace. Ainsi, par dessus tout, il faut se garder, si l’on peut, de tomber entre les mains d’un juge ennemi, victorieux et arm´e. 3. Montaigne ´ecrit ici : « barbaresque ». Il est vrai que l’expression « les barbares » avait dans l’antiquit´e le sens d’« ´etrangers » (non-grecs), ce qui ne signifiait pas a priori qu’il s’agissait de gens incultes ou aux mœurs sanguinaires. . . Mais dans cette phrase, en fonction du contexte, il est assez ´evident que la nuance p´ejorative est d´ej`a pr´esente.

Chapitre 15 De la punition de la couardise 1. J’ai entendu autrefois un prince et tr`es grand capitaine d´eclarer qu’un soldat ne pouvait ˆetre condamn´e `a mort pour lˆachet´e. C’est qu’on venait justement, ´etant `a table, de lui faire le r´ecit du proc`es du seigneur de Vervins1 , qui fut condamn´e `a mort pour avoir livr´e Boulogne. En v´erit´e, il est juste qu’on fasse une grande diff´erence entre les fautes qui nous viennent de notre faiblesse et celles qui nous viennent de notre malignit´e. 2. C’est qu’en effet, avec ces derni`eres, nous nous sommes oppos´es sciemment aux r`egles de la raison que la nature a mises en nous, et que pour les premi`eres, il semble que nous puissions en appeler `a la nature elle-mˆeme qui nous a mis dans cet ´etat d’imperfection et de d´efaillance. C’est pourquoi beaucoup de gens ont pens´e qu’on ne pouvait nous reprocher que ce que nous faisons contre notre conscience : et c’est sur cette r`egle que se fonde en partie l’opinion de ceux qui r´eprouvent les punitions capitales inflig´ees aux h´er´etiques et aux m´ecr´eants, et celle qui ´etablit qu’un avocat et un juge ne puissent ˆetre incrimin´es de ce que, par ignorance, ils ont failli `a leur charge. 3. Mais pour la couardise, il est certain que l’attitude la plus commune est de la chˆatier par la honte et l’ignominie. On dit que cette r`egle a ´et´e institu´ee par le l´egislateur Charondas, et qu’avant lui, les lois de la Gr`ece punissaient de mort ceux qui s’´etaient enfuis lors d’une bataille ; il ordonna seulement, quant `a lui, qu’ils 1. Le cas du seigneur de Vervins est mentionn´e dans les M´emoires des fr`eres Du Bellay, [26], X.

104 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I fussent expos´es trois jours durant sur la place publique, vˆetus de robes de femme. Et il esp´erait que leur ayant fait retrouver leur courage par ce traitement honteux, ils pourraient de nouveau ˆetre utiles. « Songe plutˆot `a faire monter le sang au visage d’un hommeTertullien [86]. qu’`a le r´epandre. » 4. Il semble aussi que les lois romaines punissaient autrefois de mort celui qui avait fui, car Ammien Marcellin dit que l’empereur Julien condamna dix soldats, qui avaient tourn´e le dos `a une charge contre les Parthes, `a ˆetre d´egrad´es, puis `a ˆetre mis `a mort suivant, dit-il, les lois anciennes. Et pourtant, ailleurs, pour une faute semblable, il en condamne d’autres seulement `a se tenir parmi les prisonniers et y ˆetre consid´er´es comme de simples bagages. 5. La s´ev`ere condamnation du peuple romain contre les soldats qui s’´etaient ´echapp´es de la bataille de Cannes, et dans la mˆeme guerre, contre ceux qui accompagn`erent Cn. Fulvius2 dans la d´efaite, n’alla pas jusqu’`a la mort. On peut pourtant craindre que la honte ne les d´esesp`ere et les rende non seulement indiff´erents, mais ennemis. 6. Du temps de nos p`eres, le seigneur de Franget, jadis Lieutenant de la compagnie de Monsieur le Mar´echal de Chastillon, ayant ´et´e nomm´e Gouverneur de Fontarabie au lieu de Monsieur du Lude par Monsieur le Mar´echal de Chabannes, et ayant rendu cette place aux Espagnols, fut condamn´e `a ˆetre d´egrad´e de noblesse, tant lui-mˆeme que sa post´erit´e, d´eclar´e roturier, soumis `a l’impˆot de la taille et il lui fut interdit de porter les armes. Cette terrible sentence fut ex´ecut´ee `a Lyon. 7. Depuis ce temps-l`a, la mˆeme punition fut appliqu´ee `a tous les gentilshommes qui se trouv`erent dans Guise lorsque le Comte de Nassau y entra, et `a d’autres encore par la suite. Toutefois, dans le cas d’une ignorance ou couardise si apparente et si grossi`ere qu’elle surpasse toutes les autres, ce serait justice de la consid´erer comme une preuve de m´echancet´e et de malignit´e et de la chˆatier comme telle. 2. Cn. est l’abr´eviation traditionnelle pour Cnaeus ou Gnaeus.

Chapitre 16 `A propos de quelques ambassadeurs 1. Au cours de mes voyages, afin d’apprendre toujours quelque chose par les conversations que j’ai avec les gens (ce qui est une des meilleures ´ecoles qu’on puisse trouver), j’ai pour habitude de ramener toujours ceux avec qui je parle aux sujets qu’ils connaissent le mieux. Que le capitaine parle des vents, Le laboureur des taureaux, Le guerrier de ses blessures, Et le berger des troupeaux1 . 2. Car il advient bien souvent, au contraire, que chacun choisit de discourir d’un m´etier autre que le sien, estimant se faire ainsi une nouvelle r´eputation. En t´emoigne le reproche qu’Archidamos fit `a P´eriandre en lui disant qu’il abandonnait la gloire d’un bon m´edecin pour celle d’un mauvais po`ete. 3. Voyez combien C´esar passe de temps `a nous exposer ses inventions dans la construction de ponts et de machines de guerre, et combien, `a l’inverse, il est discret quand il parle des aspects propres `a son m´etier, de sa vaillance et de la conduite de son arm´ee. Ses exploits prouvent assez qu’il est un excellent capitaine ; mais il veut ˆetre reconnu comme un excellent ing´enieur, ce qui est tout de mˆeme assez diff´erent ! 1. Vers italiens que selon P. Villey ([49], t. I, p. 040) Montaigne aurait pris dans un ouvrage de Stefano Guazzo, La civile conversation, et qui sont eux-mˆemes traduits de Properce [69], II, 1, 43.

106 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 4. Denys l’Ancien ´etait un grand chef de guerre, comme il convenait `a son rang. Mais il se donnait un mal fou pour ˆetre reconnu plutˆot par la po´esie – `a laquelle il n’entendait rien. Un juriste, qu’on avait emmen´e il y a quelque temps visiter une ´etude bien fournie en toutes sortes de livres concernant son domaine et bien d’autres, ne trouva aucun commentaire `a en faire ; mais il s’arrˆeta longuement pour critiquer durement et comme en connaisseur une balustrade qu’on avait install´ee sur l’escalier `a vis de l’´etude, que cent capitaines et soldats voyaient tous les jours, sans la remarquer et sans en ˆetre irrit´es. Le bœuf aspire `a la selle, le cheval aspire `a labourer. Horace [34], I, 14. Mais en se conduisant ainsi, on n’arrive jamais `a rien. 5. Il faut donc s’efforcer de toujours ramener l’architecte, le peintre, le cordonnier et les autres, chacun `a leur domaine. Et `a ce propos, `a la lecture des livres d’histoire, qui sont ´ecrits par des gens de toutes sortes, j’ai pris l’habitude de chercher `a savoir qui en sont les auteurs. Si ce sont des gens qui n’exercent que dans les Lettres, j’apprends chez eux particuli`erement le style et le langage ; si ce sont des m´edecins, je les suis plus volontiers quand ils nous parlent de l’´etat de l’air, de la sant´e et de la complexion des princes, des blessures et des maladies. Si ce sont des jurisconsultes, il faut apprendre chez eux les controverses juridiques, les lois, l’organisation politique et autres choses du mˆeme genre. Si ce sont des th´eologiens, les affaires de l’´Eglise, les r`egles de la censure eccl´esiastique, les dispenses et les mariages. Si ce sont des courtisans, l’´Etiquette et les c´er´emonials. Si ce sont des gens de guerre, ce qui est de leur comp´etence, et principalement les r´ecits des exploits auxquels ils ont particip´e en personne. Si ce sont des ambassadeurs, les projets, les secrets, les op´erations et la mani`ere de les conduire. 6. Pour cette raison, ce sur quoi je serais pass´e sans m’arrˆeter chez un autre, je l’ai not´e et remarqu´e en lisant l’Histoire du seigneur de Langey2 , tr`es connaisseur en ces mati`eres. Et voici de quoi il retourne : L’empereur Charles-Quint avait fait de vives remontrances, durant le consistoire de Rome, en pr´esence de l’´evˆeque de Mˆacon et du seigneur du Velly, nos ambassadeurs ; il y avait 2. Guillaume Du Bellay, auteur des M´emoires [26], avec son fr`ere Martin.

Chapitre 16 – `A propos de quelques ambassadeurs 107 mˆel´e des paroles outrageuses `a notre ´egard, et entre autres, que si ses capitaines et soldats n’´etaient pas plus fid`eles et plus experts en mati`ere militaire que ceux du roi, il se passerait imm´ediatement la corde autour du cou pour aller lui demander sa mis´ericorde. (Et il semble bien qu’il en ´etait persuad´e, car deux ou trois fois dans sa vie, il r´ep´eta les mˆemes choses). Il alla mˆeme jusqu’`a d´efier le roi de combattre en chemise avec l’´ep´ee et le poignard, dans un bateau. 7. En racontant cela, le seigneur de Langey ajoute que les ambassadeurs, faisant leur rapport au roi sur cette affaire, lui en dissimul`erent la plus grande partie, et mˆeme lui cach`erent les deux derniers points. Or j’ai trouv´e bien ´etonnant qu’il soit dans le pouvoir d’un ambassadeur de faire un choix dans les propos qu’il doit rapporter `a son maˆıtre, surtout quand ils sont de si grande cons´equence, venant d’une telle personne, et prononc´es dans une si grande assembl´ee. 8. Il me semble que la fonction du serviteur devrait ˆetre plutˆot de rapporter int´egralement les choses, telles qu’elles se sont produites, afin que la libert´e d’ordonner, de juger, et de choisir demeure celle du maˆıtre. Car lui alt´erer ou cacher la v´erit´e, de peur qu’il ne la prenne autrement qu’il ne doit, et que cela ne le pousse `a prendre quelque mauvais parti, en le laissant ignorant de ses affaires, cela me semble appartenir `a celui qui dispense la loi, non `a celui qui la re¸coit, au tuteur et au maˆıtre d’´ecole, non `a celui qui doit se consid´erer comme inf´erieur, du point de vue de l’autorit´e, de la sagesse et du savoir-faire. Quoi qu’il en soit, je ne voudrais pas ˆetre servi de cette fa¸con dans mon modeste cas. 9. Nous nous soustrayons bien volontiers au commandement sous quelque pr´etexte, et accaparons un peu le pouvoir du maˆıtre : chacun aspire si naturellement `a la libert´e et `a l’autorit´e, que rien n’est plus utile au sup´erieur, venant de ceux qui le servent, que leur simple et naturelle ob´eissance. 10. On corrompt la fonction du commandement quand on ob´eit par raison, et non par suj´etion. Crassus, celui que les romains estim`erent cinq fois heureux lorsqu’il ´etait consul en Asie, ayant ordonn´e `a un ing´enieur grec de lui faire amener le plus grand des deux mˆats de navire qu’il avait vus `a Ath`enes pour quelque engin de batterie qu’il voulait en faire, celui-ci, en vertu de sa science, se crut autoris´e `a faire un autre choix, et lui fit

108 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I livrer le plus petit qui, selon son point de vue, ´etait le plus convenable. Crassus, apr`es avoir patiemment entendu ses explications, lui fit donner le fouet, accordant plus d’importance au respect de la discipline qu’`a l’ouvrage lui-mˆeme. 11. On pourrait cependant consid´erer, d’autre part, qu’une ob´eissance aussi forc´ee ne concerne que les ordres pr´ecis et pr´evus `a l’avance. Les ambassadeurs ont une charge plus libre, qui en plusieurs points d´epend compl`etement de leur appr´eciation : ils n’ex´ecutent pas simplement, mais forment et dirigent aussi, par l’avis qu’il donnent, la volont´e du maˆıtre. J’ai vu de mon temps des personnes charg´ees de commandement r´eprimand´ees pour avoir ob´ei aux termes des lettres du roi plutˆot qu’en fonction de la situation telle qu’elle se pr´esentait `a eux. 12. Les hommes de bon jugement critiquent encore aujourd’hui l’usage des rois de Perse de donner des ordres si pr´ecis `a leurs agents et lieutenants que pour les moindres choses, ils devaient recourir de nouveau `a leurs ordres. Dans un Empire aussi ´etendu, ce d´elai de transmission aurait souvent eu des cons´equences n´efastes sur leurs affaires. Et Crassus, ´ecrivant `a un homme du m´etier, et l’informant de l’usage auquel il destinait ce mˆat, ne semblait-il pas lui demander son avis, et l’inciter `a prendre une position personnelle?

Chapitre 17 Sur la peur Je demeurai stupide, mes cheveux se dress`erent, Virgile, [97], II. Ma voix s’arrˆeta dans ma gorge. 1. Je ne suis pas un bon naturaliste, comme on dit, et ne sais gu`ere par quels ressorts la peur agit en nous ; mais quoi qu’il en soit, c’est une ´etrange affection, et les m´edecins disent qu’il n’en est aucune qui fasse plus d´erailler notre jugement. Et c’est vrai que j’ai vu des gens devenus fous de peur : mˆeme pour le plus rassis, il est certain que pendant les acc`es, elle engendre de terribles mirages. Je ne parle pas du commun des mortels, chez qui elle fait apparaˆıtre tantˆot les ancˆetres sortis du tombeau et envelopp´es dans leur suaire, tantˆot des loups-garous, des lutins et des monstres. Mais parmi les soldats eux-mˆemes, chez qui elle devrait avoir moins d’importance, combien de fois n’a-t-elle pas chang´e un troupeau de brebis en un escadron de cuirassiers? Des roseaux et des bambous1 en gendarmes et en lanciers? Nos amis en ennemis? Et la croix blanche en rouge2 ? 2. Quand Monsieur de Bourbon prit Rome, un porte-enseigne qui ´etait pr´epos´e `a la garde du Bourg Saint-Pierre, fut saisi d’un tel effroi `a la premi`ere alarme qu’il se jeta hors de la place, 1. Selon le dictionnaire Robert, le mot « bambou » ne serait apparu qu’en 1598. Je l’emploie pourtant, de pr´ef´erence `a « canne », qui est le mot de Montaine, mais ambigu aujourd’hui. 2. La « croix blanche » ´etait celle des Protestants.

110 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I l’enseigne au poing, par une br`eche dans les murs, droit sur l’ennemi, pensant au contraire se r´efugier `a l’int´erieur. Et ce n’estDu Bellay [26], II, p. 30. qu’en voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se mettre en ordre pour lui tenir tˆete, croyant d’abord qu’il s’agissait d’une sortie que faisaient ceux de la ville, qu’il comprit enfin son erreur, et faisant volte-face, rentra par le trou d’o`u il ´etait sorti, ayant fait plus de trois cents pas `a d´ecouvert. 3. Les choses ne tourn`erent pas aussi bien pour l’enseigne du capitaine Julle, lorsque Saint-Pol3 nous fut pris par le Comte de Bure et Monsieur du Reu. Car il ´etait si ´eperdu de frayeur qu’il se jeta avec son enseigne hors de la ville par une meurtri`ere, et qu’il fut mis en pi`eces par les assaillants. Et pendant le mˆeme si`ege, on se souvient de la peur qui serra, saisit et gla¸ca si fort le cœur d’un gentilhomme qu’il en tomba raide mort `a terre, pr`es d’une br`eche, sans avoir re¸cu aucune blessure. 4. Une semblable folie saisit parfois toute une multitude. Lors d’une bataille de Germanicus contre les Allemands, deux grosses troupes prirent, sous le coup de l’effroi, deux routes oppos´ees : l’une s’enfuyait de l’endroit vers lequel l’autre se dirigeait4 . 5. Tantˆot la peur nous donne des ailes aux pieds, comme pour les deux premiers ; tantˆot elle nous cloue sur place, au contraire, comme on peut le lire `a propos de l’Empereur Th´eophile : lors d’une bataille qu’il perdit contre les Agar`enes, il fut tellement frapp´e de stupeur et fig´e sur place qu’il ne pouvait se d´ecider `a fuir : « Tant la peur s’effraie mˆeme des secours » jusqu’`a ce queQuinte-Curce [71], III, xi, 12. Manuel, un des principaux chefs de son arm´ee, l’ayant agripp´e et secou´e, comme pour l’´eveiller d’un profond sommeil, lui dise : « Si vous ne me suivez pas, je vous tuerai ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie plutˆot que de perdre l’Empire en ´etant fait prisonnier. » 6. La peur atteint son paroxysme, quand elle vient nous rendre le courage qu’elle a enlev´e `a notre devoir et `a notre honneur. Lors de la premi`ere vraie5 bataille que les Romains per3. Ville prise et d´etruite par Charles-Quint en 1537. 4. Tacite, Annales [84], II, 17 : « duo hostium agmina diversa fuga, qui siluam tenuerant, in aperta, qui campis adstiterant, in siluam ruebant. » 5. A. Lanly [51] traduit « juste bataille » par « bataille rang´ee » ; je trouve le terme un peu trop pr´ecis, trop « technique » en quelque sorte.

Chapitre 17 – Sur la peur 111 dirent contre Hannibal, sous le consul Sempronius, une troupe d’au moins dix mille hommes de pied, prise d’´epouvante, ne trouvant rien d’autre pour donner passage `a sa lˆachet´e, alla se jeter au beau milieu du gros des troupes ennemies, qu’elle enfon¸ca par un effort extraordinaire, faisant un grand carnage des Carthaginois : elle payait sa fuite honteuse du mˆeme prix qu’elle eˆut pay´e une glorieuse victoire. La peur est de quoi j’ai le plus peur ! C’est qu’elle d´epasse en ˆapret´e toutes les autres ´epreuves. 7. Quelle ´emotion pourrait ˆetre plus rude et plus juste que celle des amis de Pomp´ee, quand, depuis son navire, ils furent spectateurs de cet horrible massacre6 ? 8. Et cependant, la peur des voiles ´egyptiennes, qui commen¸caient `a s’approcher d’eux, l’´etouffa, d’une fa¸con qui a ´et´e remarqu´ee : ils ne se pr´eoccup`erent alors que d’exhorter les mariniers `a se presser, et de s’´echapper `a force de rames. Jusqu’au moment o`u, arriv´es `a Tyr, et lib´er´es de toute crainte, ils purent se rendre compte de la perte qu’ils venaient de faire, et laisser libre cours aux lamentations et aux larmes , que cette ´emotion plus forte avait un moment suspendues. « Alors la peur m’arrache du Ennius, in Cic´eron [16], IV, viii, 19. cœur toute esp`ece de sagesse. » 9. A la guerre, ceux qui ont ´et´e bien ´eprouv´es dans quelque bataille, on les ram`ene pourtant le lendemain au combat, encore bless´es et ensanglant´es. Mais ceux qui ont pris peur des ennemis, vous ne les leur feriez mˆeme pas regarder en face ! Ceux qui sont terroris´es `a l’id´ee de perdre leurs biens, d’ˆetre exil´es ou r´eduits en esclavage, vivent dans une continuelle angoisse, en perdent le manger et le boire, ne dorment plus, alors que les pauvres, les bannis, les serfs vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Et l’exemple de tous les gens qui, ne pouvant plus supporter d’ˆetre transperc´es par la peur, se sont pendus, noy´es ou pr´ecipit´es par terre7 , nous montre bien qu’elle est encore plus importune et insupportable que la mort elle-mˆeme. 6. Celui de la bataille de Pharsale. La source de Montaigne semble ˆetre Cic´eron [16] III, xxvii, 66. 7. Montaigne emploie « precipitez » seul, mais ce n’est plus notre usage d’aujourd’hui; « d´efenestr´es » serait trop restrictif. A. Lanly [51] traduit par « jetez de haut en bas », mais j’ai pr´ef´er´e conserver le mot de Montaigne ici, quitte `a ajouter « par terre ».

112 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 10. Les Grecs identifiaient une autre esp`ece de peur, qui ne relevait pas d’une erreur de jugement, disaient-ils, qui n’avait pas de cause apparente, mais ´etait due `a une impulsion d’origine divine. Des peuples entiers et des arm´ees enti`eres en ´etaient saisis. Comme ce fut le cas `a Carthage, o`u elle produisit une extrˆeme d´esolation. On n’y entendait que des cris d’effroi. On y voyait lesDiodore de Sicile [24], XV, 7. habitants sortir de leurs maisons, comme `a l’appel aux armes, et se ruer les uns sur les autres, se blesser, s’entre-tuer, comme si des ennemis ´etaient venus parmi eux s’emparer de leur ville. Tout ne fut que d´esordre et tumulte jusqu’au moment o`u, par des pri`eres et des sacrifices, la col`ere des Dieux se trouva apais´ee. On appelait cela « terreur panique ».

Chapitre 18 Il ne faut juger de notre bonheur qu’apr`es la mort Il faut toujours attendre la derni`ere heure d’un homme, Ovide [54], III, 135. Et de personne on ne peut dire qu’il a ´et´e heureux Avant sa mort et ses fun´erailles. 1. Les enfants connaissent, `a ce propos, l’histoire1 du roi Cr´esus : captur´e par Cyrus et condamn´e `a mort, sur le point d’ˆetre ex´ecut´e, il s’´ecria : « O Solon, Solon ! ». Cela fut rapport´e `a Cyrus, lequel s’enquit de ce que cela signifiait. Cr´esus lui expliqua qu’il v´erifiait maintenant `a ses d´epens l’avertissement que lui avait donn´e autrefois Solon, selon lequel les hommes, quelque bonne figure que leur fasse le destin, ne peuvent se dire heureux avant d’avoir vu s’´ecouler le dernier jour de leur vie, tellement les choses humaines sont incertaines et diverses, au point qu’une variation minime peut les amener `a passer d’un ´etat `a un autre compl`etement oppos´e. 2. Et pourtant voici ce que r´epondait Ag´esilas, `a quelqu’un qui disait le roi de Perse heureux d’ˆetre parvenu fort jeune `a une situation si importante : « Oui, mais Priam, `a cet ˆage, n’´etait pas malheureux non plus2 . » Parmi les rois de Mac´edoine successeurs du grand Alexandre, on trouve des menuisiers et des greffiers `a Rome, des tyrans de Sicile, des maˆıtres d’´ecole `a Corinthe. Un conqu´erant de la moiti´e du monde, g´en´eral de tant d’arm´ees, 1. H´erodote [36], I, 86. 2. Plutarque [67], Dits des Lac´ed´emoniens.

114 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I devient un mis´erable suppliant aux pieds des m´ediocres fonctionnaires du roi d’´Egypte : voil`a ce qu’a coˆut´e au grand Pomp´ee la prolongation de sa vie pour cinq ou six mois. . . 3 3. Et du temps de nos p`eres, Ludovic Sforza, dixi`eme duc de Milan, qui avait si longtemps agit´e l’Italie contre nous, finit ses jours prisonnier `a Loches, mais apr`es y avoir pass´e dix ans, ce qui est bien le pire [de ce qui pouvait lui arriver]4 . La plus belle reine5 , veuve du plus grand roi de la chr´etient´e, ne vientelle pas de mourir par la main du bourreau ? Indigne et barbare cruaut´e ! On pourrait citer mille exemples de la sorte. Car il semble que, comme les orages et les tempˆetes sont piqu´es au vif par l’orgueilleuse allure de nos bˆatiments, il y ait aussi l`a-haut des esprits jaloux des grandeurs d’ici-bas : Tant une force obscure renverse les puissances humaines,Lucr`ece [41], V, 1233. Foule aux pieds l’orgueil des faisceaux et des haches cruelles, Et s’en fait un objet de d´erision. 4. Il semble que le destin guette pr´ecis´ement le dernier jour de notre vie, pour montrer qu’il est capable de renverser en un instant ce qu’il avait bˆati de longues ann´ees durant, et nous fasse crier apr`es Laberius : « Certes, ce jour est de trop dans ma vie. »6 Macrobe [43], II, vii, 3. 5. Ainsi peut-on prendre l’avertissement donn´e par Solon. Mais comme c’est un philosophe, et que pour les philosophes les faveurs ou les disgrˆaces du sort ne sont ni des bonheurs ni des malheurs, que la grandeur et la puissance sont des accidents dont la valeur est pour ainsi dire n´egligeable, je consid`ere comme vraisemblable qu’il ait pu voir un peu plus loin, et qu’il ait voulu dire ceci : le bonheur d’une vie, qui d´epend de la tranquillit´e et de la 3. Apr`es la bataille de Pharsale, Pomp´ee avait tent´e de trouver refuge aupr`es du roi d’´Egypte Ptol´em´ee XIV ; celui-ci finit par le faire tuer et fit porter sa tˆete `a C´esar. 4. Ludovic Sforza ou Ludovic le More : tomb´e aux mains des Fran¸cais par trahison en 1500, il devint le prisonnier de Louis XII, et mourut `a Loches en 1507. 5. Marie Stuart, veuve du roi de France Fran¸cois II, d´ecapit´ee le 18 f´evrier 1587. 6. Macrobe d´ecrit Laberius comme « un chevalier romain d’une ˆapre franchise (`a qui) C´esar offrit cinq cent mille sesterces pour l’inviter `a paraˆıtre sur la sc`ene et jouer lui-mˆeme les mimes qu’il faisait profession d’´ecrire ». Laberius dut s’ex´ecuter contre son gr´e.

Chapitre 18 – Il ne faut juger de notre bonheur. . . 115 satisfaction d’un esprit bien n´e, de la r´esolution et de l’assurance d’une ˆame bien tremp´ee, ne doit jamais ˆetre attribu´e `a un homme avant qu’on ne l’ait vu jouer le dernier acte de sa com´edie, qui est sans doute le plus difficile. 6. Car dans tout le reste, il peut y avoir du faux-semblant : ou ces beaux discours de la philosophie ne sont en nous qu’une attitude, ou bien au contraire, les avatars de l’existence ne nous atteignant pas, nous pouvons conserver un visage serein. Mais quand vient la derni`ere sc`ene entre la mort et nous, il n’est plus question de feindre, il faut parler fran¸cais7 ; il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot. Car alors seulement, des paroles sinc`eres nous sortent Lucr`ece [41], III, v. 57. Du fond du cœur, et le masque enlev´e, la r´ealit´e demeure. 7. Voil`a pourquoi ce dernier instant est la pierre de touche, l’´epreuve mˆeme de toutes les autres actions de notre vie. C’est le jour suprˆeme, le jour qui juge tous les autres ; « c’est le jour, disait S´en`eque, Epˆıtres [81], xxvi et lxxxii. un auteur ancien, qui doit juger de toutes mes ann´ees pass´ees. » Je remets `a la mort l’´epreuve du fruit de mes ´etudes. Nous verrons alors si mes belles paroles me viennent de la bouche, ou du fond du cœur. 8. J’en ai vu plusieurs donner bonne ou mauvaise r´eputation `a toute leur vie par leur mort. Scipion, beau-p`ere8 de Pomp´ee, releva, en mourant bien, la mauvaise r´eputation qu’on avait eue de lui jusqu’alors. ´Epaminondas, `a qui on demandait lequel des trois il estimait le plus : Chabrias, Iphicrates ou lui-mˆeme, r´epondit : « Il faut nous voir mourir, avant de pouvoir en d´ecider ». Et de fait, on enl`everait beaucoup `a celui que l’on jugerait sans tenir compte de l’honneur et de la grandeur de sa fin. 9. Dieu l’a voulu comme il lui a plu ; mais de mon temps, les trois plus ex´ecrables personnes que j’ai connues pour avoir eu les vies les plus abominables et les plus infˆames, ont eu des morts r´egl´ees et arrang´ees en toutes circonstances jusqu’`a la perfection. 10. Il est des morts belles et bienheureuses ; j’ai vu la mort trancher le fil d’une vie promise `a un bel avenir ; je l’ai vue arrˆeter 7. C’est-`a-dire : il faut parler sinc`erement, franchement. 8. Montaigne se trompe ; celui qui se donna la mort pour ne pas ˆetre captur´e ´etait le gendre de Pomp´ee, non son beau-p`ere.

116 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I net quelqu’un en plein ´epanouissement, par une fin si remarquable qu’`a mon avis, ses ambitieux et courageux desseins n’atteignaient pas la hauteur de leur interruption. Sans avoir besoin d’y aller, il arriva o`u il le souhaitait, plus noblement et plus glorieusement que ne l’envisageaient son d´esir et son esp´erance. Et il devan¸ca, par sa chute, le pouvoir et le nom auxquels il aspirait par son action9 . 11. Pour juger de la vie d’autrui, je regarde toujours comment s’en est pass´e la fin. Et l’un des principaux soucis que j’ai de la mienne, c’est qu’elle se passe bien, c’est-`a-dire tranquillement et sans bruit. 9. De qui Montaigne parle-t-il? Probablement de La Bo´etie.

Chapitre 19 Philosopher, c’est apprendre `a mourir 1. Cic´eron dit que philosopher n’est autre chose que de se pr´eparer `a la mort. C’est qu’en effet, l’´etude et la contemplation retirent en quelque sorte notre ˆame en dehors de nous, et l’occupent `a part de notre corps, ce qui constitue une sorte d’apprentissage de la mort et offre une certaine ressemblance avec elle. C’est aussi que toute la sagesse et le raisonnement du monde se concentrent en ce point : nous apprendre `a ne pas craindre de mourir. 2. En v´erit´e, ou la raison se moque de nous, ou bien elle ne doit viser qu’`a notre contentement, et tout son travail doit tendre en somme `a nous faire bien vivre et vivre `a notre aise, comme il est dit dans la Sainte Ecriture. Toutes les conceptions que l’on peut se faire du monde en arrivent l`a : le plaisir est notre but, mˆeme si les moyens d’y parvenir peuvent ˆetre divers – sinon, on les repousserait aussitˆot. Car enfin, qui ´ecouterait celui qui se proposerait comme objectif notre peine et notre mal-ˆetre? 3. Les dissensions entre les sectes philosophiques l`a-dessus sont purement verbales. « Passons vite sur ces subtiles frivo- S´en`eque [81], 117. lit´es ». Il y a plus d’acharnement et d’agacerie qu’il ne convient `a une aussi noble1 profession. Mais quel que soit le personnage que l’homme s’efforce de jouer, il joue toujours aussi le sien propre 1. Montaigne ´ecrit : « sainte profession ». Mais « saint » est `a l’´epoque utilis´e « `a tout bout de champ » d`es lors que l’on veut marquer la louange, l’admiration. . . « noble » me semble donc mieux correspondre `a l’intention de Montaigne ici.

118 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I en mˆeme temps. 2 Quoi qu’ils en disent, dans la vertu mˆeme, le but ultime de notre d´emarche, c’est la volupt´e. Il me plaˆıt de leur rebattre les oreilles avec ce mot, qui les contrarie si fort : s’il signifie quelque plaisir suprˆeme, et contentement excessif, il s’obtient mieux par le secours de la vertu que par nul autre3 . 4. Si elle est plus gaillarde, nerveuse, robuste et virile, cette volupt´e n’en est v´eritablement que plus voluptueuse. Et nous aurions dˆu la nommer « plaisir », mot plus favorable, plus naturel et plus doux, plutˆot que d’employer `a son propos celui d’une « vigueur » – la vertu – comme nous l’avons fait4 . 5. Si cette volupt´e inf´erieure avait m´erit´e ce beau nom de plaisir, cela n’aurait pas ´et´e le r´esultat d’un privil`ege, mais d’une concurrence. Car je lui trouve plus d’inconv´enients et de difficult´es qu’`a la vertu. Outre que son goˆut est plus momentan´e, plus mouvant et plus fragile, elle a ses veilles, ses jeˆunes, ses travaux, elle implique la sueur et le sang. Sans oublier des souffrances aigu¨es de toutes sortes, avec `a ses cˆot´es une sati´et´e si lourde qu’elle ´equivaut `a une p´enitence. 6. Nous avons grand tort de penser que les incommodit´es du plaisir servent d’aiguillon et de condiment `a sa douceur, comme on voit dans la nature que le contraire se vivifie par son contraire, et de dire, `a propos de la vertu, que les mˆemes cons´equences et difficult´es l’accablent, la rendent aust`ere et inaccessible. Car dans le cas de la vertu, bien mieux que dans le cas de la volupt´e, ces difficult´es ennoblissent, aiguisent et rehaussent le plaisir divin et parfait qu’elle nous procure. 2. C’est au fond ce qu’exprime le proverbe bien connu : « chassez le naturel, il revient au galop ». 3. Le texte de Montaigne pose ici quelques probl`emes d’interpr´etation. P. Villey [49] comprend « est mieux deu » par « convient mieux ». A. Lanly [51], qui le cite, adopte pour son compte la formule : « doit mieux accompagner », tout en indiquant en note qu’on peut comprendre diff´eremment. Cotton [19] consid`ere clairement que la vertu assiste le plaisir : « is more due to the assistance of virtue than to any other assistance whatever ». D. M. Frame [27] reprend exactement les mˆemes termes, `a l’ordre de deux mots pr`es, et je fais mienne cette interpr´etation. 4. Ce paragraphe et le suivant sont loin d’ˆetre clairs. Plutˆot que d’esquiver en reprenant les mots mˆemes de Montaigne, j’ai essay´e, au contraire, d’expliciter, quitte `a prendre quelques libert´es. Montaigne ´ecrit souvent au fil de la plume (il s’agit ici d’un rajout manuscrit), et parfois de fa¸con tr`es elliptique : le sens ´etait probablement clair pour lui. . .

Chapitre 19 – Philosopher, c’est apprendre `a mourir 119 7. Celui qui met en balance son coˆut avec son profit est indigne de fr´equenter la vertu : il n’en connaˆıt ni les charmes, ni le bon usage. Ceux qui vous disent que sa quˆete est difficile et laborieuse, et sa jouissance agr´eable, que nous disent-ils en fait, sinon qu’elle est toujours d´esagr´eable? Car par quel moyen humain est-on jamais parvenu `a sa jouissance? Les plus parfaits se seraient content´es d’y aspirer, et de l’approcher sans la poss´eder. . . 8. Mais non. Ils se trompent. Car de tous les plaisirs que nous connaissons, la poursuite mˆeme de celui-ci est plaisante. La qualit´e d’une entreprise est en rapport avec la qualit´e de l’objet poursuivi : cette qualit´e constitue une bonne partie de l’effet recherch´e, elle est de la mˆeme nature que lui. Le bonheur et la b´eatitude qui brillent dans la vertu remplissent toutes ses d´ependances et les avenues qui y conduisent, de la premi`ere entr´ee `a son ultime barri`ere. Or, l’un des principaux bienfaits de la vertu, c’est le m´epris de la mort, qui donne `a notre vie une douce tranquillit´e, et nous en donne le goˆut pur et attachant, sans quoi toute autre volupt´e est fade5 . 9. Voil`a pourquoi c’est sur ce m´epris de la mort que se rencontrent et viennent converger toutes les r`egles morales. Et bien qu’elles nous conduisent toutes aussi d’un commun accord `a m´epriser la douleur, la pauvret´e et autres inconv´enients auxquels la vie humaine est expos´ee, ce n’est pas un souci de mˆeme ordre ; ces inconv´enients ne sont pas in´eluctables : la plupart des hommes passent leur vie sans ˆetre confront´es `a la pauvret´e6 ; d’autres ne connaˆıtront jamais la douleur et la maladie – comme X´enophile le Musicien, qui v´ecut cent six ans en parfaite sant´e. Et qu’apr`es tout, au pis aller, la mort peut mettre fin et couper court, quand il nous plaira, `a tous nos malheurs. La mort, elle, est in´evitable. Nous sommes tous pouss´es vers le mˆeme endroit Horace [35], II, 3, 25. Notre sort `a tous est agit´e dans l’urne ; tˆot ou tard 5. Sur l’« Exemplaire de Bordeaux » la phrase « Or il est hors de moyen d’arriver `a ce point de nous former un solide contentement, qui ne franchira la crainte de la mort. » est biff´ee, et remplac´ee par un ajout manuscrit qui occupe ici les paragraphes 3 `a 8. 6. « la plupart des hommes » dit Montaigne. Voire. . . surtout `a l’´epoque ! On voit bien que pour lui, « les hommes », ce sont ses pairs – essentiellement.

120 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Il en sortira pour nous faire monter dans la barque de Caron7 Vers la mort ´eternelle. 10. Et par cons´equent, si elle nous fait peur, c’est un sujet de tourment continuel, qu’on ne peut soulager d’aucune fa¸con. Il n’est pas d’endroit o`u elle ne puisse nous rejoindre. Nous pouvons tourner la tˆete sans cesse d’un cˆot´e et de l’autre, comme en pays suspect : « c’est le rocher qui est toujours suspendu sur la tˆete deCic´eron [12], I, 18. Tantale »8 . 11. Nos Parlements renvoient souvent les criminels sur le lieu de leur crime pour y ˆetre ex´ecut´es. Durant le voyage, promenez-les par de belles maisons, qu’ils fassent bonne ch`ere autant qu’il vous plaira, Les mets exquis de Sicile n’auront pas de saveur pour lui,Horace [35], III, 1, 18. Ni les chants d’oiseaux, ni la cithare ne pourront lui rendre le sommeil. 12. Pensez-vous qu’ils puissent s’en r´ejouir, et que le but ultime de leur voyage, leur ´etant constamment pr´esent devant les yeux, ne leur ait alt´er´e et affadi le goˆut pour tous ces agr´ements? Il s’enquiert du chemin, compte les jours,Claudien [17], II, 137. mesure sa vie `a la longueur de la route, tourment´e par l’id´ee du supplice qui l’attend. 13. Le but de notre chemin, c’est la mort ; c’est l’objet in´eluctable de notre destin´ee ; si elle nous effraie, comment faire un pas en avant sans ˆetre pris de fi`evre? Le rem`ede du vulgaire, c’est de ne pas y penser. Mais de quelle stupidit´e de brute peut lui venir un aveuglement aussi grossier? C’est brider l’ˆane par la queue. Lui qui s’est mis dans la tˆete d’avancer `a reculons. Lucr`ece [41], IV, 472. 7. Dans la mythologie gr´eco-latine, Caron ´etait le « passeur », celui qui dirigeait la barque conduisant aux Enfers, `a l’Au-del`a. 8. Tantale : roi mythique de la Gr`ece antique, fils de Zeus. Il r´ev`ele aux humains les secrets de l’Olympe et est chˆati´e pour cela aux Enfers, selon des versions qui varient : soit il est plac´e sous un rocher qui menace en permanence de l’´ecraser, soit il est plong´e dans l’eau jusqu’au cou mais ne peut y boire, ou encore une branche charg´ee de fruits s’´ecarte `a chaque fois qu’il veut l’attraper pour manger.

Chapitre 19 – Philosopher, c’est apprendre `a mourir 121 14. Ce n’est pas ´etonnant s’il est si souvent pris au pi`ege. On fait peur aux gens rien qu’en appelant la mort par son nom, et la plupart se signent en l’entendant, comme s’il s’agissait du nom du diable. Et parce qu’il figure dans les testaments, ils ne risquent pas d’y mettre la main avant que le m´edecin ne leur ait signifi´e leur fin imminente. Et Dieu sait alors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous l’affublent ! 15. Parce que cette syllabe frappait trop durement leurs oreilles, et que ce mot leur semblait mal venu, les Romains avaient appris `a l’adoucir ou `a le d´elayer en p´eriphrases. Au lieu de dire : « il est mort », ils disent : « il a cess´e de vivre » ou encore : « il a v´ecu ». Pourvu que ce soit le mot « vie » qu’ils emploient, fˆut-elle pass´ee, ils sont rassur´es. Nous en avons tir´e notre expression « feu Maˆıtre Jean9 ». 16. Mais peut-ˆetre que, comme on dit, le jeu en vaut la « trenteneuf ans. . . » chandelle. Je suis n´e entre onze heures et midi, le dernier jour de f´evrier mille cinq cent cinquante trois (comme nous comptons maintenant, en commen¸cant l’ann´ee en janvier)10 . Il n’y a que quinze jours tout juste que j’ai d´epass´e les trente-neuf ans. Et il m’en faut pour le moins encore autant. . . Ce serait de la folie que de s’embarrasser d`es maintenant en pensant `a des choses aussi ´eloign´ees. Mais quoi ! Les jeunes et les vieux abandonnent la vie de la mˆeme fa¸con. Nul n’en sort autrement que s’il venait d’y entrer `a l’instant. Ajoutez `a cela qu’il n’est pas un homme, si d´ecr´epit soit-il, qui ne pense avoir encore vingt ans devant lui, tant qu’il n’a pas atteint l’ˆage de Mathusalem ! Et de plus, pauvre fou que tu es, qui t’a fix´e le terme de ta vie? Tu te fondes sur ce que disent les m´edecins. Regarde plutˆot la r´ealit´e et l’exp´erience. Les choses ´etant ce qu’elles sont, c’est d´ej`a une chance extraordinaire que tu sois en vie. 17. Tu as d´ej`a d´epass´e le terme habituel de la vie ! La preuve : compte, parmi ceux que tu connais, combien sont morts avant ton ˆage : ils sont plus nombreux que ceux qui l’ont d´epass´e. Et parmi ceux dont la vie a ´et´e distingu´ee par la renomm´ee, fais9. Le vieux mot« feu » vient du latin fatutus: « il a accompli son destin ». On dirait que Montaigne le consid`ere plutˆot ici comme signifiant simplement : « il fut, il a ´et´e »? 10. En 1567, le d´ebut de l’ann´ee, qui ´etait jusqu’alors `a Pˆaques, fut fix´e au 1er Janvier.

122 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I en la liste, je gagerais bien d’en trouver plus qui sont morts avant qu’apr`es trente-cinq ans. Il est raisonnable et pieux de se fonder sur l’humanit´e mˆeme de J´esus-Christ : et sa vie s’est achev´ee `a trente-trois ans. Le plus grand des hommes, mais simplement homme, Alexandre, mourut aussi `a cet ˆage-l`a. 18. Combien la mort a-t-elle de fa¸cons de nous surprendre? Contre le danger `a ´eviterHorace [35], II, 13. Jamais on ne se garde suffisamment `a toute heure. Je laisse `a part les fi`evres et les pleur´esies. Qui eˆut jamaisDes morts extraordinaires pens´e qu’un duc de Bretagne dˆut ˆetre ´etouff´e par la foule, comme fut celui-l`a11 , `a l’arriv´ee du pape Cl´ement mon voisin12 , `a Lyon? N’a-t-on pas vu un de nos rois tu´e en prenant part `a un jeu13 ? Et un de ses ancˆetres ne mourut-il pas renvers´e par un pourceau14 ? Eschyle, menac´e par la chute d’une maison, a beau se tenir audehors, le voil`a assomm´e par la carapace d’une tortue tomb´ee des pattes d’un aigle au-dessus de lui15 . Cet autre mourut `a cause d’un grain de raisin16 . Un empereur, d’une ´egratignure de peigne, alors qu’il se coiffait17 . Emilius Lepidus mourut pour avoir heurt´e du pied le seuil de sa maison, et Aufidius pour s’ˆetre cogn´e, en entrant, contre la porte de la Chambre du Conseil. 11. Il s’agit de Jean II. 12. Bertrand de Got, devenu pape en 1305 sous le nom de Cl´ement V avait ´et´e archevˆeque de Bordeaux. Mais il ´etait aussi n´e `a Villandraut, donc `a quelques lieues du chˆateau de Montaigne, et celui-ci pouvait donc `a bon droit l’appeler « mon voisin ». Pour les amateurs : le « Chˆateau-Pape Cl´ement » pr`es de Bordeaux, est un domaine des « Graves » lui ayant appartenu. 13. Henri II, qui mourut en 1559 d’un coup de lance dans l’œil en prenant part `a une joute. 14. Philippe, fils de Louis VI le Gros (1081-1137). Sa monture avait ´et´e heurt´ee par un pourceau, rue Saint-Antoine. Ce qui donne d’ailleurs, soit dit en passant, une id´ee de l’´etat des rues de Paris `a l’´epoque. . . 15. Quantit´e de fables ont couru `a propos de la mort d’Eschyle. On trouve celle-ci dans Val`ere-Maxime [95], IX, 12. 16. Anacr´eon, selon Val`ere-Maxime, IX, 12. 17. Rabelais, dans le Quart Livre, XVII, a donn´e un catalogue de morts extraordinaires, parmi lesquelles figurent certaines rappel´ees ici par Montaigne. Les sources sont des compilations de l’´epoque, parmi lesquelles un certain Ravisius Textor, « Officina », 1552. Ce qu’il faut noter, c’est que Montaigne le sceptique est tout de mˆeme bien de son ´epoque, et prˆet `a « gober » n’importe quelle histoire, pourvu qu’elle ait ´et´e ´ecrite.

Chapitre 19 – Philosopher, c’est apprendre `a mourir 123 19. Quant `a ceux qui moururent entre les cuisses des femmes, on peut citer : Cornelius Gallus, prˆeteur, Tiginillus, capitaine du Guet `a Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonzague, marquis de Mantoue. Pire encore : Speusippe, philosophe platonicien, et l’un de nos papes18 . Le pauvre Bebius, juge, venait de donner un d´elai de huit jours `a un plaignant : le voil`a mort, son d´elai de vie `a lui ´etant expir´e aussi. Caius Julius, m´edecin, soignait les yeux d’un patient ; voil`a la mort qui clˆot les siens. 20. Et si je dois me mˆeler `a cela, [voici ce qui arriva `a] l’un de mes fr`eres, le capitaine Saint-Martin19 , ˆag´e de vingt-trois ans, qui avait d´ej`a donn´e des preuves de sa valeur : en jouant `a la paume20 , il re¸cut la balle un peu au-dessus de l’oreille droite, sans qu’il y ait aucune trace de contusion ni de blessure. Il ne prit pas la peine de s’asseoir ni de se reposer; mais cinq ou six heures plus tard, il mourut d’une apoplexie que ce coup lui avait caus´ee. Avec ces exemples, si fr´equents et si ordinaires, qui nous passent devant les yeux, comment serait-il possible de ne pas penser `a la mort, au point qu’elle semble nous prendre sans cesse par le collet? 21. Qu’importe, me direz-vous, la fa¸con dont cela se fera, du moment qu’on ne s’en soucie pas. Je suis de cet avis ; et quelle que soit la fa¸con dont on puisse se mettre `a l’abri de ses coups, fˆut-ce en prenant l’apparence d’un veau, je ne suis pas homme `a reculer. Car il me suffit de passer mes jours `a mon aise, et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si peu glorieux et si peu exemplaire que je vous semble. J’aimerais mieux passer pour un fou, un incapable, Horace [34], II, 2, 126. Si mes d´efauts me plaisent ou me font illusion, Que d’ˆetre sage et d’enrager. 22. Mais c’est une folie que de penser y parvenir par l`a. Les gens vont et viennent, courent, dansent, et de la mort – nulle 18. Il s’agirait de Jean XII (937-964). L’´edition de M. Rat[50] donne `a tort « Jean XXII » (1244-1334), se fondant sur le fait que Montaigne ´ecrit « un de nos papes », et que celui-ci ´etait n´e `a Cahors. 19. Arnaud Eyquem de Montaigne (1541-1564). 20. Le « Jeu de Paume » est l’ancˆetre du tennis : il consistait `a l’origine, comme son nom l’indique, `a renvoyer une balle au-dessus d’un filet, avec la paume de la main.

124 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I nouvelle. Tout cela est beau. Mais quand elle arrive, pour eux ou pour leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les prenant `a l’improviste et sans d´efense, quels tourments ! Quels cris ! Quelle rage et quel d´esespoir les accablent ! Avez-vous jamais vu quelqu’un d’aussi humili´e, d’aussi chang´e, de si confus? Il faut se pr´eparer `aSe pr´eparer `a la mort cela bien plus tˆot. Car pour une telle insouciance, qui est proprement celle des bˆetes, si toutefois elle pouvait s’installer dans la tˆete d’un homme sens´e, ce qui me semble tout `a fait impossible, le prix `a payer serait bien trop ´elev´e. 23. S’il s’agissait d’un ennemi que l’on puisse ´eviter, je conseillerais d’employer les armes de la couardise. Mais puisque c’est impossible, puisqu’il vous attrape aussi bien, que vous soyez un poltron qui s’enfuit ou un homme d’honneur, Certes il poursuit le lˆache qui fuit et n’´epargne pas les jarretsProperce [69], IV, 18. Ni le dos d’une jeunesse sans courage. Horace [35], II, 2. Et comme nulle cuirasse d’acier tremp´e ne vous prot`ege, Il a beau se cacher prudemment sous le fer et le bronze, La mort fera bientˆot sortir cette tˆete pourtant si prot´eg´ee. 24. Apprenons `a soutenir de pied ferme cet ennemi et `a le combattre. Et pour commencer, pour lui enlever son plus grand avantage contre nous, prenons une voie tout `a fait contraire `a celle que l’on prend couramment : ˆotons-lui son ´etranget´e, pratiquonsle, accoutumons-nous `a lui, n’ayons rien d’aussi souvent en tˆete que la mort : `a chaque instant, que notre imagination se la repr´esente, et mettons-la sur tous les visages. Quand un cheval fait un ´ecart, quand une tuile tombe d’un toit, `a la moindre piqˆure d’´epingle, r´ep´etons-nous : « Eh bien ! Et si c’´etait la mort ellemˆeme? » et l`a-dessus, raidissons-nous, faisons un effort sur nousmˆeme. 25. Au beau milieu des fˆetes et des plaisirs, ayons toujours en tˆete ce refrain qui nous fasse nous souvenir de notre condition, et ne nous laissons pas emporter si fort par le plaisir que ne nous revienne en m´emoire de combien de fa¸cons cette all´egresse est min´ee par la mort, et par combien d’endroits elle en est menac´ee. Ainsi faisaient les Egyptiens quand, au beau milieu de leurs festins et de la meilleure ch`ere, ils faisaient apporter le squelette d’un

Chapitre 19 – Philosopher, c’est apprendre `a mourir 125 homme pour servir d’avertissement aux convives : Imagine-toi que chaque jour est pour toi le dernier, Horace [34], I, 4. Et tu seras combl´e par chaque heure que tu n’esp´erais pas. 26. Puisque nous ne savons pas o`u la mort nous attend, attendons-la partout. Envisager la mort, c’est envisager la libert´e. Qui a appris `a mourir s’est affranchi de l’esclavage. Il n’y a rien de mal dans la vie, pour celui qui a bien compris qu’en ˆetre priv´e n’est pas un mal. Savoir mourir nous affranchit de toute suj´etion ou contrainte. Paul-Emile r´epondit `a celui que le mis´erable roi de Mac´edoine, son prisonnier, lui envoyait pour le prier de ne pas le faire d´efiler dans son triomphe21 : « Qu’il s’en fasse la requˆete `a lui-mˆeme ! ». 27. A vrai dire, en toute chose, si la nature n’y met un peu du sien, il y a peu de chances pour que l’art et l’habilet´e puissent aller bien loin. Je suis moi-mˆeme, non d’humeur noire, mais plutˆot songe-creux. Il n’est rien dans quoi je me sois toujours plus entretenu que l’id´ee de la mort – et mˆeme `a l’´epoque la plus l´eg`ere de mon existence : Quand ma vie dans sa fleur jouissait de son printemps Catulle [7], LXVIII, 16. Au milieu des dames et des jeux, on me croyait occup´e `a dig´erer par devers moi quelque jalousie, ou l’incertitude de quelque esp´erance, alors que je songeais `a je ne sais qui, surpris les jours pr´ec´edents par une forte fi`evre, et `a sa fin, au sortir d’une fˆete semblable `a celle-l`a, la tˆete pleine d’oisivet´e, d’amour et du bon temps pass´e, comme moi – et que cela me pendait au nez `a moi aussi. Bientˆot le pr´esent sera pass´e Lucr`ece [41], III, v. 915. Et jamais plus nous ne pourrons le rappeler. 28. Je ne ridais pas plus mon front `a cette pens´ee que pour une autre. Il est impossible que nous ne sentions pas d’entr´ee 21. Dans l’antiquit´e romaine, le « triomphe » ´etait la c´er´emonie par laquelle un g´en´eral victorieux faisait son entr´ee dans la ville ; les chefs ennemis ´etaient pr´esent´es enchaˆın´es dans le cort`ege. Le mot prˆet´e `a Paul-´Emile (Plutarque [68], Paul- ´Emile, XVIII) signifie donc : « qu’il se suicide, s’il veut y ´echapper. »

126 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I de jeu l’aiguillon de ces id´ees-l`a. Mais en les manipulant et les ressassant, `a la longue, on finit sans doute par les apprivoiser. Car sinon, en ce qui me concerne, j’eusse ´et´e continuellement effray´e et agit´e : jamais homme ne se d´efia tant de sa vie, jamais homme ne se fit d’illusion sur sa dur´ee. La sant´e dont j’ai joui jusqu’`a pr´esent, solide et rarement en d´efaut, ne me l’allonge pas plus que les maladies ne la raccourcissent. A chaque instant, il me semble d´efaillir. Et je me r´ep`ete sans cesse que tout ce qui peut ˆetre fait un autre jour le peut ˆetre d`es aujourd’hui. En fait, les hasards de l’existence et ses dangers ne nous rapprochent que peu ou mˆeme pas du tout de notre fin. Et si nous songeons un instant `a combien il en reste de millions d’autres suspendus audessus de notre tˆete, en plus de celui qui semble nous menacer le plus, nous trouverons que, vigoureux ou fi´evreux, sur mer comme dans nos maisons, dans la bataille comme dans la paix, elle nous est ´egalement proche. « Aucun homme n’est plus fragile que sonS´en`eque [81], XCI. voisin, aucun n’est plus assur´e du lendemain. » 29. Pour achever ce que j’ai `a faire avant de mourir, le temps me paraˆıt toujours trop court, mˆeme une heure22 . Feuilletant l’autre jour mes papiers, quelqu’un trouva une note sur quelque chose que je voulais que l’on fˆıt apr`es ma mort. Je lui dis – et c’´etait la v´erit´e – que n’´etant qu’`a une lieue de ma maison, vif et en bonne sant´e, je m’´etais hˆat´e de l’´ecrire l`a, n’´etant pas sˆur d’arriver jusque chez moi. Je suis un homme envelopp´e par ses pens´ees, et qui en mˆeme temps les enferme en lui. Je suis donc `a tout instant pr´epar´e autant que je puis l’ˆetre, et la mort, si elle survient, ne m’apprendra rien de plus. 30. Il faut toujours avoir ses bottes aux pieds et ˆetre prˆet `a partir, autant que faire se peut, et surtout, veiller `a ce qu’en cet instant on n’ait `a s’occuper que de soi. Pourquoi, infatigables que nous sommes,Horace [35], II, 16, 17. Dans une vie bien courte former tant de projets? Car nous aurons alors bien assez `a faire, pour ne pas y avoir 22. Mon interpr´etation diff`ere ici de celle d’A. Lanly [51] qui ´ecrit : « Pour achever ce que j’ai `a faire avant de mourir, serait-ce un travail d’une heure, tout loisir me semble court. » – car cela me semble peu clair. Pour moi, le sens est : « quel que soit le temps qui me reste, il sera toujours un peu trop court ». Et la suite semble bien aller dans ce sens.

Chapitre 19 – Philosopher, c’est apprendre `a mourir 127 besoin d’un surcroˆıt. Tel se plaint, plus que de la mort, de ce qu’il est priv´e d’une belle victoire. Tel autre qu’il lui faut s’en aller sans avoir mari´e sa fille, ou surveill´e l’´education de ses enfants. L’un regrette la compagnie de sa femme, l’autre celle de son fils, qui faisaient les agr´ements essentiels de leur existence. 31. Je suis pour l’heure dans un ´etat tel, Dieu merci, que je puis m’en aller quand il lui plaira, sans regretter quoi que ce soit23 . Je d´enoue tout ce qui m’attache : mes adieux sont presque24 faits, sauf pour moi. Jamais homme ne se pr´epara `a quitter le monde plus simplement et plus compl`etement, et ne s’en d´etacha plus universellement que je ne m’efforce de le faire. Les morts les plus mortes sont les plus saines25 . Malheureux, ˆo malheureux que je suis, disent-ils, Lucr`ece [41], III, v. 898. Un seul jour m’enl`eve tous mes biens, Et tant de charmes de la vie. Et le bˆatisseur : Mes œuvres demeurent inachev´ees, Virgile [97], IX, 88. ´Enormes murs qui menacent ruine. 32. Il ne faut pas faire de projets de si longue haleine, ou du moins avec tant d’ardeur que l’on souffrira de ne pas en voir la fin. Nous sommes n´es pour agir26 : Quand je mourrai, Ovide [57], II, 10, 36. Que je sois surpris au milieu de mon travail. Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les tˆaches de la vie autant qu’on le peut ; je veux que la mort me trouve en train de planter mes choux, sans me soucier d’elle, et encore moins de mon jardin inachev´e. J’en ai vu mourir un qui, ´etant `a la derni`ere extr´emit´e, se plaignait constamment de ce que sa destin´ee coupait 23. Dans l’ « Exemplaire de Bordeaux », figuraient ici les mots manuscrits « si ce n’est de la vie, si sa perte vient `a me poiser » qui n’ont pas ´et´e repris dans l’´edition de 1595. 24. Manuscrit : « mes adieux sont a demy prins ». 25. Cette phrase ne figure que dans l’´edition de 1595. 26. Ici, l’´edition de 1588 comportait : « Et je suis d’avis que non seulement un Empereur, comme disait Vespasien, mais que tout gallant homme doit mourir debout. » Montaigne a ray´e ces mots sur son exemplaire.

128 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I le fil de l’histoire qu’il tenait prˆete sur le quinzi`eme ou seizi`eme de nos rois. On n’ajoute pas : et le regret de tous ces biensLucr`ece [41], III, 90. Ne te suit pas et ne demeure pas attach´e `a tes restes. 33. Il faut se d´efaire de ces id´ees vulgaires et nuisibles. De mˆeme qu’on a mis les cimeti`eres aupr`es des ´eglises, et dans les lieux les plus fr´equent´es de la ville, pour accoutumer, disait Lycurgue, le peuple, les femmes et les enfants `a ne pas s’effaroucher devant un homme mort, et afin que le spectacle continuel d’ossements, de tombeaux, et de convois fun`ebres nous rappellent notre condition. Bien plus, c’´etait la coutume jadis d’´egayer les festinsSilius Italicus [87], XI, 51. Par des meurtres, d’y mˆeler le cruel spectacle Des combats de gladiateurs qui souvent tombaient Jusque sur les coupes et inondaient les tables de sang. 34. Les Egyptiens, apr`es leurs festins, faisaient pr´esenter aux convives une grande image de la mort27 , par quelqu’un qui criait : « Bois, r´ejouis-toi, car voil`a comment tu seras quand tu seras mort ». Aussi ai-je pris moi-mˆeme l’habitude d’avoir continuellement la mort pr´esente, non seulement dans mon imagination, mais aussi `a la bouche. Et il n’est rien dont je m’informe aussi volontiers que de la mort des gens : quelle parole ils ont prof´er´ee, quel visage et quelle contenance il y ont eu. Et ce sont les passages que je scrute le plus dans les histoires. On voit bien, par les exemples dont je farcis mon texte, que j’ai une affection particuli`ere pour ce sujet. Si j’´etais un faiseur de livres, je ferais un registre comment´e des morts de toutes sortes. Qui apprendrait aux hommes `a mourir leur apprendrait `a vivre. Dic´earque en fit un de ce genre, mais `a une autre fin, et moins utile. 35. On me dira que la r´ealit´e de la mort d´epasse tellement l’imagination qu’il n’y a pas d’escrime, si belle soit-elle, qui ne se montre d´erisoire, quand on en arrive l`a. Mais laissons dire ces gens-l`a : la m´editation pr´ealable offre `a coup sˆur de grands avantages. Et puis encore : est-ce rien d’arriver au moins jusque-l`a sans encombre, et sans trouble? Mais il y a plus encore ; la nature 27. Montaigne a d´ej`a cit´e cela plus haut, au §25.

Chapitre 19 – Philosopher, c’est apprendre `a mourir 129 elle-mˆeme nous tend la main et nous encourage. S’il s’agit d’une mort courte et violente, nous n’avons pas le temps de la craindre. Et si elle est diff´erente, je m’aper¸cois qu’au fur et `a mesure que je L’accoutumance `a la mort m’enfonce dans la maladie, je me mets naturellement `a ´eprouver du d´edain envers la vie. Je me rends compte qu’il m’est bien plus difficile de me faire `a cette acceptation de la mort quand je suis en bonne sant´e que quand je vais mal. Et comme je ne tiens plus autant aux agr´ements de la vie d`es lors que je commence `a en perdre l’usage et n’en ´eprouve plus de plaisir, je trouve de ce fait la mort beaucoup moins effrayante. 36. Cela me fait esp´erer que plus je m’´eloignerai de celle-l`a, et plus je m’approcherai de celle-ci, plus je m’accommoderai facilement d’´echanger l’une pour l’autre. De mˆeme que j’ai ´eprouv´e en plusieurs occasions ce que dit C´esar28 , que les choses nous paraissent souvent plus grandes de loin que de pr`es : ainsi j’ai constat´e que quand j’´etais en bonne sant´e, j’´eprouvais une horreur bien plus grande `a l’´egard des maladies que lorsque j’en ´etais atteint. L’all´egresse dans laquelle je suis, le plaisir et la force que je ressens, me font paraˆıtre l’autre ´etat si disproportionn´e `a celuici, que par imagination je grossis de moiti´e ses d´esagr´ements, et les trouve bien plus p´enibles que quand je les ai sur les ´epaules. J’esp`ere qu’il en sera de mˆeme, pour moi, de la mort. 37. Observons, par ces changements et d´eclins ordinaires que nous subissons, comment la nature nous dissimule la vue de notre perte et de notre d´ech´eance. Que reste-t-il `a un vieillard de la vigueur de sa jeunesse et de sa vie pass´ee? H´elas ! Quelle part de vie reste-t-il aux vieillards? PseudoGallus [46], I, 16. 38. A un soldat de sa garde, ´epuis´e et abˆım´e, qui ´etait venu lui demander la permission de mettre fin `a ses jours, C´esar r´epondit : « Tu penses donc ˆetre en vie? » Si nous tombions tout `a coup dans l’´etat s´enile, je ne crois pas que nous serions capables de supporter un tel changement. Mais conduits par la main de la nature, par une pente douce et comme insensible, peu `a peu, 28. Jules C´esar [20] De bello gallico, VII, 84. C´esar dit « Omnia enim plerumque quae absunt vehementius hominum mentes perturbant – Le danger qu’on n’a pas devant les yeux est en g´en´eral celui qui trouble le plus. » Ce qui n’est pas exactement la mˆeme chose.

130 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I de degr´e en degr´e, elle nous enveloppe dans ce mis´erable ´etat, et nous y apprivoise. Aussi ne sentons-nous aucune secousse quand la jeunesse meurt en nous, ce qui est v´eritablement une mort plus cruelle que n’est la mort compl`ete d’une vie languissante, et que n’est la mort de la vieillesse ; car le saut du mal-ˆetre au non-ˆetre n’est pas aussi grand que celui d’un ˆetre doux et florissant `a un ´etat p´enible et douloureux. 39. Notre corps courb´e et pli´e en deux a moins de force pour soutenir un fardeau : notre ˆame aussi. Il faut la redresser et l’opposer `a l’effort de cet adversaire, car s’il est impossible qu’elle trouve le repos pendant qu’elle est sous sa menace, si elle se raffermit, au contraire, elle peut se vanter (ce qui est pour ainsi dire au-del`a de notre condition humaine) de ne pas trouver en elle l’inqui´etude, les tourments et la peur, ou mˆeme le moindre d´eplaisir. Rien n’´ebranle sa fermet´e,Horace [35], III, iii, 3-6. Ni le visage mena¸cant d’un tyran, Ni l’Auster faisant rage en mer Adriatique Ni Jupiter `a la main porte-foudre. 40. Ainsi l’ˆame devient-elle maˆıtresse de ses passions et de ses concupiscences, elle domine le besoin29 , la honte, la pauvret´e et toutes les autres injustices du sort. Profitons de cet avantage si nous le pouvons : c’est la vraie et souveraine libert´e, celle qui nous permet de braver la force, l’injustice, et de nous moquer des prisons et des chaˆınes. Fers aux pieds et aux mains, je te ferai garderHorace [34], I, XVI, 76-78. Par un geˆolier farouche. – Un dieu m’affranchira Dis plutˆot : je mourrai. En la mort tout finit. 41. Notre religion n’a pas eu de fondement humain plus sˆur que le m´epris de la vie. La raison elle-mˆeme nous y conduit : pourquoi redouter de perdre une chose qui une fois perdue ne peut plus ˆetre regrett´ee? Mais de plus, puisque nous sommes menac´es 29. Dans l’´edition de 1595, le mot est ici : « indulgence ». Mais comme l’« Exemplaire de Bordeaux » comporte « indigence » et qu’il n’a pas ´et´e modifi´e par Montaigne, je consid`ere (`a la suite de Villey [49]) qu’il s’agit d’une erreur mat´erielle du prote, et je conserve « indigence » que je traduis par « besoin ».

Chapitre 19 – Philosopher, c’est apprendre `a mourir 131 de tant de sortes de mort, ne vaut-il pas mieux en affronter une que les craindre toutes? Qu’est-ce que cela peut bien nous faire de savoir quand elle arrivera, puisqu’elle est in´evitable? A celui qui disait `a Socrate : « Les trente tyrans t’ont condamn´e `a mort », il r´epondit : « Eux, c’est la nature . » 42. Qu’il est sot de nous tourmenter `a propos du moment o`u nous serons dispens´e de tout tourment ! C’est par notre naissance que toutes choses sont n´ees ; de mˆeme la mort fera mourir toutes choses. Il est donc aussi fou de pleurer parce que nous ne vivrons pas dans cent ans que de pleurer parce que nous ne vivions pas il y a cent ans. La mort est l’origine d’une autre vie. Il nous en coˆuta d’entrer en celle-ci et nous en avons pleur´e. Car nous avons dˆu d´epouiller notre ancien voile en y entrant. 43. Rien ne peut ˆetre vraiment p´enible si cela n’a lieu qu’une seule fois. Y a-t-il une raison de craindre si longtemps quelque chose qui dure aussi peu? Vivre longtemps ou peu de temps, c’est tout un au regard de la mort. Car ni le long ni le court ne peuvent s’appliquer aux choses qui ne sont plus. Aristote dit qu’il y a sur la rivi`ere Hypanis30 de petites bˆetes qui ne vivent qu’un jour. Celle qui meurt `a huit heures du matin, elle meurt dans sa jeunesse ; celle qui meurt `a cinq heures du soir meurt en sa d´ecr´epitude. Qui ne se moquerait de voir tenir pour un bonheur ou un malheur un moment aussi court? Et si nous comparons cela `a l’´eternit´e, `a la dur´ee des montagnes, des ´etoiles, des arbres et mˆeme de certains animaux, un peu plus ou un peu moins de vie, c’est aussi ridicule. 44. la nature d’ailleurs nous y contraint : « Sortez, dit- Le discours de “Nature”elle31 , de ce monde, comme vous y ˆetes entr´es. Le passage qui fut le vˆotre de la mort `a la vie, sans souffrance et sans frayeur, refaites-le de la vie `a la mort. Votre mort est l’un des ´el´ements de l’´edifice de l’univers, c’est un ´el´ement de la vie du monde. Les mortels qui se sont transmis entre eux la vie, Lucr`ece [41], II, 76-79. Sont pareils aux coureurs se passant un flambeau. 30. Selon A. Lanly [51], « deux cours d’eau portaient ce nom dans l’Antiquit´e : l’Hypanis de Scythie (Boug actuel) et l’Hypanis de Sarmatie(Kouban actuel). » 31. Ce long discours prˆet´e `a « Nature » (Montaigne ne met pas l’article ici) est une sorte de paraphrase du livre III du De natura rerum de Lucr`ece, avec quelques emprunts ´egalement `a S´en`eque.

132 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 45. « Pourquoi changerais-je pour vous ce bel agencement des choses? La mort est la condition de votre cr´eation : elle fait partie de vous, et en la fuyant, vous vous fuyez vous-mˆemes. Cette existence dont vous jouissez, appartient ´egalement `a la mort et `a la vie. Le jour de votre naissance est le premier pas sur le chemin qui vous m`ene `a la mort aussi bien qu’`a la vie. La premi`ere heure, en la donnant, entame la vie. S´en`eque [76], III, 874. En naissant nous mourons ; la fin vient du d´ebut. Manilius [44], IV, 16. 46. « Tout ce que vous vivez, vous le d´erobez `a la vie, c’est `a ses d´epens. L’ouvrage continuel de votre vie, c’est de bˆatir la mort. Vous ˆetes dans la mort pendant que vous ˆetes en vie, puisque vous ˆetes au-del`a de la mort quand vous n’ˆetes plus en vie. Ou, si vous pr´ef´erez ainsi : vous ˆetes mort32 apr`es la vie, mais pendant la vie mˆeme, vous ˆetes mourant ; et la mort affecte bien plus brutalement le mourant que le mort, plus vivement et plus profond´ement. Si vous avez tir´e profit de la vie, vous devez en ˆetre repu, allez vous-en satisfait. Pourquoi ne sors-tu pas de la vie en convive rassasi´e?Lucr`ece [41], III, 938. 47. « Si vous n’avez pas su en profiter, si elle vous a ´et´e inutile, que peut bien vous faire de l’avoir perdue? A quoi bon la vouloir encore? Pourquoi donc cherches-tu `a prolonger un tempsLucr`ece [41], II, 941-942. Que tu perdras toujours et ach`everas sans fruit? « La vie n’est en elle-mˆeme ni bien, ni mal. Le bien et le mal y ont la place que vous leur y donnez. Et si vous avez v´ecu ne serait-ce qu’un seul jour, vous avez tout vu : un jour est ´egal `a tous les autres. Il n’y a point d’autre lumi`ere ni d’autre nuit. Ce soleil, cette lune, les ´etoiles, cette ordonnance du monde, c’est de 32. Si au d´ebut du discours de « Nature », le « vous » s’adressait aux humains, il semble `a partir d’ici s’adresser `a « l’Homme », puisque ses attributs sont maintenant au singulier. Cette relative incoh´erence tient probablement au fait que Montaigne a compos´e ce passage `a partir de Lucr`ece, tout en lui adjoignant divers morceaux et citations. Je n’ai pas jug´e n´ecessaire d’intervenir `a ce niveau dans ma traduction.

Chapitre 19 – Philosopher, c’est apprendre `a mourir 133 cela mˆeme que vos a¨ıeux ont joui, et qui s’offrira33 `a vos petitsenfants. Vos p`eres n’en ont pas vu d’autre, Manilius [44], I, 522-523. Vos fils n’en verront pas non plus. 48. « Et de toutes fa¸cons, la distribution et la vari´et´e des actes de ma com´edie se pr´esente en une ann´ee. Avez-vous remarqu´e que le mouvement de mes quatre saisons, embrasse l’enfance, l’adolescence, l’ˆage mˆur et la vieillesse du monde? Quand il a fait son tour, il ne sait rien faire d’autre que recommencer. Il en sera toujours ainsi. Nous tournons dans un cercle o`u nous restons toujours ! Lucr`ece [41], III, 1080. Et sur ses propres pas, l’ann´ee roule sur elle-mˆeme. Virgile [99], II, 402. Je ne suis pas d’avis de vous forger de nouveaux passe-temps. Je n’ai plus rien pour toi que je puisse inventer Lucr`ece [41], III, 944-45. Et de nouveaux plaisirs seront toujours les mˆemes. 49. « Faites de la place aux autres, comme les autres en ont fait pour vous. L’´egalit´e est le fondement de l’´equit´e. Qui peut se plaindre d’ˆetre inclus dans un tout o`u tout le monde est inclus? Vous aurez beau vivre, vous ne r´eduirez pas le temps durant lequel vous serez mort : cela n’est rien en regard de lui. Vous serez dans cet ´etat qui vous fait peur, aussi longtemps que si vous ´etiez mort en nourrice : Enclos dans une vie autant de si`ecles que tu veux, Lucr`ece [41], III, 1090-91. La mort n’en restera pas moins ´eternelle. « Je vous mettrai dans une situation `a laquelle vous ne verrez aucun inconv´enient : Ne sais-tu pas que la mort ne laissera Lucr`ece [41], III, 885-887. Aucun autre toi-mˆeme, vivant et debout, d´eplorer sa propre perte34 ? 33. P. Villey traduit « entretiendra » par « distraira ». De mˆeme `a sa suite Andr´e Lanly [51]. Je ne trouve pas ce choix heureux dans un contexte aussi « grave ». . . et j’ai pr´ef´er´e utiliser un autre mot. 34. Le texte des ´editions modernes est un peu diff´erent : « nec videt in vera nullum fore morte alium se/qui possit vivus sibi se lugere peremptum,/stansque jacentem »

134 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 50. « Et vous ne d´esirerez mˆeme plus la vie que vous regrettez tant : Nul, en effet, ne songe `a sa vie, `a soi-mˆeme,Lucr`ece [41], III, 919 et 922. Et nul regret de nous ne vient nous affliger. « La mort est moins `a craindre que rien – s’il peut y avoir quelque chose de moins que rien35 . Elle ne nous concerne ni mort, ni vivant : vivant, puisque vous existez, et mort puisque vous n’existez plus. Personne ne meurt avant son heure. Le temps que vous abandonnez n’´etait pas plus le vˆotre que celui d’avant votre naissance : il ne vous concerne pas plus que lui. Consid`ere en effet qu’ils ne sont rien pour nous,Lucr`ece [41], III, 972-73. Ces moments abolis d’avant l’´eternit´e. 51. « A quelque moment que votre vie s’ach`eve, elle y est toute enti`ere. La valeur de la vie ne r´eside pas dans la dur´ee, mais dans ce qu’on en a fait. Tel a v´ecu longtemps qui a pourtant peu v´ecu. Accordez-lui toute votre attention pendant qu’elle est en vous. Que vous ayez assez v´ecu d´epend de votre volont´e, pas du nombre de vos ann´ees. Pensiez-vous ne jamais arriver l`a o`u vous alliez sans cesse? Il n’est pas de chemin qui n’ait d’issue. Et si la compagnie peut vous aider, le monde ne va-t-il pas du mˆeme train que vous? Toutes choses vous suivront dans la mort. Lucr`ece [41], III, 968. 52. « Tout ne va-t-il pas du mˆeme mouvement que le vˆotre? Y a-t-il quelque chose qui ne vieillisse pas en mˆeme temps que vous ? Mille hommes, mille animaux, et mille autres cr´eatures meurent `a l’instant mˆeme o`u vous mourrez. Car et la nuit au jour et le jour `a la nuitLucr`ece [41], II, 578 sq. N’ont jamais succ´ed´e qu’on n’entende mˆel´es A des vagissements le bruit des morts qu’on pleure Et de leurs fun´erailles. 35. Ici Montaigne donne lui-mˆeme une traduction des vers de Lucr`ece, III, 926-927 avant de les citer. Je ne les reproduis donc pas une seconde fois sous une autre forme.

Chapitre 19 – Philosopher, c’est apprendre `a mourir 135 53. « A quoi bon reculer devant la mort si vous ne pouvez vous y soustraire? Vous en avez bien vus qui se sont bien trouv´es de mourir, ´echappant ainsi `a de grandes mis`eres. Mais quelqu’un qui n’y ait trouv´e son compte, en avez-vous vu? C’est vraiment d’une grande sottise que de condamner une chose que vous n’avez pas ´eprouv´ee, ni par vous-mˆeme, ni par l’entremise d’un autre. Pourquoi te plaindre de moi, et de ta destin´ee? Te faisons-nous du tort? Est-ce `a toi de nous gouverner ou `a nous de le faire de toi? Mˆeme si ton ˆage n’a pas atteint son terme, ta vie elle, est achev´ee. Un petit homme est un homme complet, comme l’est un grand. 54. « Il n’y a pas d’instrument pour mesurer les hommes ni “pas d’instrument pour mesurer les hommes” leurs vies. Chiron refusa l’immortalit´e, quand il eut connaissance des conditions qui y ´etaient mises, par le Dieu mˆeme du temps et de la dur´ee, Saturne, son p`ere. Imaginez combien une vie ´eternelle serait plus difficile `a supporter pour l’homme, et plus p´enible, que celle que je lui ai donn´ee. Si vous ne disposiez de la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir priv´e. J’y ai `a bon escient mˆel´e quelque peu d’amertume, pour vous dissuader, voyant la commodit´e de son usage, de l’adopter trop avidement et sans discernement. Pour vous maintenir dans cette mod´eration que j’attends de vous : ne pas fuir la vie, ne pas reculer devant la mort, j’ai temp´er´e l’une et l’autre entre douceur et aigreur. 55. « J’ai enseign´e `a Thal`es, le premier de vos sages, que vivre et mourir ´etaient ´equivalents. C’est pour cela que `a celui qui lui demanda pourquoi donc il ne mourait pas, il r´epondit tr`es sagement : « parce que cela n’a pas de sens ». L’eau, la terre, l’air, le feu, et les autres ´el´ements qui forment mon ´edifice ne sont pas plus les instruments de ta vie que ceux de ta mort. Pourquoi craindre ton dernier jour? Il ne donne pas plus de sens `a ta mort que chacun des autres. Ce n’est pas le dernier pas fait qui cause la lassitude ; il la r´ev`ele seulement. Tous les jours m`enent `a la mort : le dernier y parvient. » 56. Voil`a les bons conseils de notre m`ere la nature . J’ai pens´e souvent `a cela : comment se fait-il que dans les guerres, le visage de la mort, qu’il s’agisse de nous ou qu’il s’agisse d’autrui, nous semble sans comparaison moins effroyable que dans nos propres maisons? C’est qu’autrement ce ne serait qu’une arm´ee de m´edecins et de pleurnichards. Je me suis demand´e aussi, la

136 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I mort ´etant toujours elle-mˆeme, comment il se faisait qu’il y ait beaucoup plus de s´er´enit´e parmi les villageois et les gens de basse condition que chez les autres. Je crois, en v´erit´e, que ce sont les mines que nous prenons et les c´er´emonies effroyables dont nous l’entourons, qui nous font plus de peur qu’elle-mˆeme. 57. Une toute nouvelle fa¸con de vivre, les cris des m`eres, des“ ˆOter le masque. . . ” femmes et des enfants, la visite de personnes stup´efaites et ´emues, l’assistance de nombreux valets pˆales et ´eplor´es, une chambre obscure, des cierges allum´es, notre chevet assi´eg´e par des m´edecins et des prˆecheurs : en somme, effroi et horreur tout autour de nous. Nous voil`a d´ej`a ensevelis et enterr´es. Les enfants ont peur mˆeme de leurs amis quand ils les voient masqu´es. De mˆeme pour nous. Il faut ˆoter le masque, aussi bien des choses que des personnes ; quand il sera ˆot´e, nous ne trouverons dessous que cette mˆeme mort par laquelle un valet ou une simple chambri`ere pass`erent derni`erement sans peur. Heureuse la mort qui ne laisse pas le temps d’une telle mascarade !

Chapitre 20 Sur la force de l’imagination 1. « Une forte imagination produit l’´ev´enement » disent les clercs. Je suis de ceux qui ressentent fortement les effets de l’imagination. Chacun d’entre nous en est frapp´e, mais certains en sont mˆeme abasourdis. Ses effets me transpercent, et toute mon astuce consiste `a lui ´echapper, faute de pouvoir lui r´esister. La seule pr´esence de personnes gaies et en bonne sant´e me suffirait pour vivre, mais la vue des angoisses des autres m’angoisse pour de bon, et ce que je ressens provient souvent de ce que ressent un autre. Un tousseur continuel irrite mes poumons et ma gorge. Je visite moins volontiers les malades auxquels je m’int´eresse par obligation que ceux auxquels je suis moins attach´e, et pour qui j’ai moins de consid´eration. Je m’empare du mal que j’examine, et je l’introduis en moi-mˆeme. Je ne trouve donc pas surprenant que l’imagination provoque la fi`evre, et mˆeme la mort, `a ceux qui la laissent faire, et qui l’encouragent. 2. Simon Thomas ´etait en son temps un grand m´edecin. Je me souviens que me rencontrant un jour `a Toulouse, chez un riche vieillard poitrinaire, et parlant avec lui des moyens `a employer pour sa gu´erison, il lui dit que l’un de ceux-l`a consistait `a me donner une occasion de me plaire en sa compagnie, et que, s’il fixait ses yeux sur la fraˆıcheur de mon visage, et sa pens´ee sur l’all´egresse et la vigueur qui ´emanaient de mon adolescence, s’il remplissait tous ses sens de l’´etat florissant dans lequel je me trouvais alors, son ´etat pourrait s’en trouver am´elior´e. Mais il oubliait de dire que le mien pourrait bien du mˆeme coup empirer !

138 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 3. Gallus Vibius fit tellement d’efforts pour comprendre l’essence et les manifestations de la folie que son jugement s’´evada hors de son cerveau et qu’il ne put jamais l’y faire rentrer : en voil`a un qui pouvait se vanter d’ˆetre devenu fou par sagesse. Il en est d’autres qui, par frayeur, anticipent sur la main du bourreau ; et cet autre, que l’on d´etachait1 pour lui lire le document qui le graciait, tomba raide mort sur l’´echafaud, du seul fait de son imagination. Nous transpirons, nous tremblons, nous pˆalissons et rougissons sous les secousses de nos imaginations, et renvers´es sur la couette, nous sentons notre corps agit´e de leurs mouvements, parfois jusqu’`a en expirer. 4. La bouillante jeunesse s’excite tellement dans son sommeil, qu’elle assouvit en songe ses d´esirs amoureux. Ainsi dans l’illusion d’avoir consomm´e l’acte,Lucr`ece [41], III, v. 1305. La semence `a grands flots souille les vˆetements Et encore qu’il ne soit pas nouveau de voir croˆıtre la nuit des cornes `a celui qui ne les avait pas en se couchant, l’´ev´enement survenu `a Cyppus roi d’Italie2 est toutefois m´emorable. Ayant assist´e dans la journ´ee `a un combat de taureaux auquel il s’´etait vivement int´eress´e, il avait eu en songe toute la nuit des cornes sur la tˆete, et il en fit pousser sur son front par la seule force de son imagination. C’est l’´emotion qui donna au fils de Cr´esus la voix que la nature lui avait refus´ee3 . 5. Antiochus fut pris de fi`evre `a cause de la beaut´e de Stratonice4 , qui l’avait trop vivement impressionn´e. Pline dit avoir vu 1. A. Lanly [51] traduit ici par : « celui `a qui on enlevait son bandeau ». Il a peut-ˆetre raison, mais « debandoit » m’a sembl´e avoir plutˆot rapport avec les liens, la contention. 2. Cette histoire est racont´ee par toutes sortes d’auteurs : Cornelius Agrippa, Pline l’Ancien, Val`ere-Maxime etc. Montaigne fait son miel de ces histoires abracadabrantes. . . et semble mˆeme les prendre pour argent comptant. Mais ce qu’il d´eclare plus loin (§ 34) vient nettement remettre les choses `a leur place : ceux qui racontent de telles histoires en sont les seuls responsables, dit-il en substance. 3. Selon la l´egende, le fils de Cr´esus, qui ´etait muet, retrouva la parole en voyant son p`ere en danger de mort. 4. Stratonice ´etait la femme de Seleucus Nicator, roi de Syrie (IIIe S. ). Celui-ci ayant appris par son m´edecin que son beau-fils Sˆoter ´eprouvait une folle passion pour sa femme, divor¸ca et permit `a Stratonice d’´epouser Sˆoter. Cette histoire est racont´ee, entre autres, par Cornelius Agrippa in De incertitudine et vanitate scientiarum. . .

Chapitre 20 – Sur la force de l’imagination 139 Lucius Cossitius chang´e de femme en homme le jour de ses noces. Pontanus et d’autres racontent de semblables m´etamorphoses survenues en Italie aux si`ecles pass´es : sous le coup du d´esir imp´erieux de lui-mˆeme et de sa m`ere Iphis remplit gar¸con les vœux qu’il formait femme. Ovide [54], IX, 793. 6. Passant `a Vitry-le-Fran¸cois, je pus voir5 un homme que l’´evˆeque de Soissons avait nomm´e Germain pour confirmer son ´etat, mais connu de tous les habitants du lieu, et consid´er´e comme une fille jusqu’`a l’ˆage de vingt-deux ans, sous le nom de Marie. Il ´etait `a ce moment-l`a fort barbu, vieux, et n’´etait pas mari´e. C’est en faisant un effort pour sauter, racontait-il, que ses membres virils ´etaient apparus. Et les filles du village chantent encore une chanson dans laquelle elles s’avertissent de ne pas faire de trop grandes enjamb´ees de peur de devenir des gar¸cons comme Marie Germain. Ce n’est pas tellement surprenant que cette sorte d’accident se produise fr´equemment, car si l’imagination peut produire de telles choses, elle est si continuellement et si fortement sollicit´ee sur ce sujet, que pour ne pas retomber sans cesse dans les mˆemes pens´ees, et subir la v´eh´emence du d´esir, elle s’en tire `a meilleur compte en incorporant aux filles cette partie virile une fois pour toutes. 7. Certains attribuent `a la force de l’imagination les cicatrices du roi Dagobert6 et de saint Fran¸cois7 . On dit que parfois elle provoque la l´evitation des corps. Et Celse parle d’un prˆetre qui mettait son corps dans une extase telle qu’il en demeurait longtemps sans respirer et sans connaissance. Saint Augustin en nomme un autre, `a qui il suffisait de faire entendre des cris de lamentations et de plaintes pour qu’il se mette `a d´efaillir et perdait tellement conscience de lui-mˆeme qu’en vain on pouvait le secouer, hurler, le pincer, le brˆuler, jusqu’au moment o`u il ressuscitait. Alors il disait avoir entendu des voix, mais comme si 5. Montaigne a racont´e cette histoire dans son « Journal de Voyage en Italie » (cf. Pl´eiade [50] p. 1119). Mais parlant de celui que les filles appelaient « Marie la barbue » il ´ecrit que : « Nous ne le sceumes voir parce qu’il estoit au vilage. » Ce qui ˆote quelque peu de cr´edit `a l’affaire. . . 6. Selon la l´egende, le roi Dagobert aurait eu sur le visage des cicatrices dues `a des plaies engendr´ees par la peur de la gangr`ene. 7. Les « cicatrices » de saint Fran¸cois auraient ´et´e les stigmates de la crucifixion.

140 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I elles venaient de loin, et il s’apercevait de ses brˆulures et de ses meurtrissures. Et la preuve qu’il ne se raidissait pas volontairement contre sa sensibilit´e, c’est que pendant ce temps il n’avait ni pouls, ni haleine8 . 8. Il est vraisemblable que le principal cr´edit dont jouissent les [miracles9 ] visions, enchantements et effets extraordinaires de cette sorte soit dˆu `a la puissance de l’imagination, qui agit surtout sur les esprits des gens du peuple, qui sont plus mall´eables. On les a si fortement influenc´es qu’ils en arrivent `a penser voir ce qu’en r´ealit´e ils ne voient pas. 9. Je pense d’ailleurs que ces fameux « nouements d’aiguillettes10 » dont notre monde est si embarrass´e qu’on ne parle que de cela, sont probablement des effets de l’appr´ehension et de la crainte. Je sais cela d’apr`es l’exp´erience de quelqu’un dont je puis r´epondre comme de moi-mˆeme, et qui ne pouvait ˆetre suspect de faiblesse ou d’envoˆutement. Ayant entendu un de ses amis lui raconter une d´efaillance qui lui ´etait survenue au plus mauvais moment, ce r´ecit ´epouvantable frappa tellement son imagination que, se trouvant un jour dans la mˆeme situation, ce fut la mˆeme chose qui lui arriva. Et `a partir de ce moment, il fut sujet `a des rechutes, car le d´eplaisant souvenir de son ´echec le pers´ecutait et le tyrannisait. Il trouva un rem`ede `a ce mal imaginaire par l’imagination : avouant lui-mˆeme et proclamant `a l’avance son incapacit´e, son esprit s’en trouvait soulag´e, dans la mesure o`u, ce mal ´etant attendu, sa gˆene en ´etait amoindrie, et devenait plus supportable. Quand il eut l’occasion, ayant l’esprit libre et d´etendu, et son corps en bonne disposition, de le faire d’abord essayer, puis ´eprouver et r´ev´eler enfin `a quelqu’un d’autre : il s’en est trouv´e gu´eri tout d’un coup11 . Avec qui on a ´et´e capable de 8. Ce dernier exemple est un simple d´emarquage du passage de saint Augustin [5], XIV, 24. 9. Ce mot ne figure pas dans le texte de 1595. A-t-il ´et´e expurg´e? 10. « nouer l’aiguillette » ´etait une op´eration de sorcellerie qui pr´etendait rendre quelqu’un sexuellement impuissant. Et bien sˆur, le mage ou sorcier pr´etendait `a l’inverse ˆetre capable de « d´enouer l’aiguillette ». Ces pratiques ´etaient courantes au Moyen-Age et jusqu’au XVIe, voire XVIIe si`ecle. Par extension, le « nouement d’aiguillette » d´esigna aussi l’impuissance momentan´ee, quelle qu’en soit la cause, « magique » ou non. 11. Ce passage est difficile `a d´echiffrer. Cette obscurit´e est peut-ˆetre volontaire, et due au fait que Montaigne se livre ici plus intimement qu’ailleurs,

Chapitre 20 – Sur la force de l’imagination 141 le faire une fois, on ne sera plus impuissant, sinon par v´eritable faiblesse. 10. Ce malheur n’est d’ailleurs `a craindre que dans les entreprises o`u notre esprit se trouve exag´er´ement tiraill´e entre le d´esir et le respect, et notamment, lorsque les occasions s’en pr´esentent de fa¸con impr´evue et urgente. Alors, il n’est gu`ere de moyen d’´echapper `a ce trouble. J’en connais un `a qui il a servi d’apporter un corps `a demi rassasi´e par ailleurs, pour calmer l’ardeur de cette fureur, et qui, `a cause de l’ˆage se trouve moins impuissant parce qu’il est moins puissant12 . Et un autre, `a qui il a servi aussi qu’un ami l’ait assur´e de disposer d’une batterie de sortil`eges qui le prot`egeraient `a coup sˆur. Mieux vaut dire ici comment cela se passa. 11. Un comte de tr`es bonne famille, dont j’´etais l’ami in- Un exemple v´ecutime, se mariait avec une belle dame qui avait ´et´e l’objet des assiduit´es de l’une des personnes pr´esentes `a la fˆete. Et cette situation donnait du souci `a ses amis, notamment `a une vieille dame, sa parente, qui pr´esidait `a ses noces, et chez qui elles avaient lieu. Elle craignait quelque sorcellerie, ce dont elle me fit part. 12. Je la priai de s’en remettre `a moi. J’avais par chance en effet, dans mes coffres, une petite pi`ece d’or plate, o`u ´etaient grav´ees quelques figures c´elestes contre le coup de soleil et qui ˆotaient aussi les maux de tˆete, quand on la pla¸cait exactement sur la suture du crˆane. Et pour l’y maintenir, elle ´etait cousue `a un ruban que l’on pouvait nouer sous le menton. Sottise du mˆeme genre que celle dont nous parlons. Jacques Pelletier, qui vivait chez moi, m’avait fait ce curieux pr´esent. Je m’avisai que je pouvais en tirer quelque usage, et je dis au comte qu’il pouvait courir quelque risque de m´esaventure, car il y avait l`a des gens qui souhaitaient le voir en cet ´etat, mais qu’il aille se coucher sans crainte : je lui prouverai mon amiti´e, et j’userai pour lui d’un pouvoir miraculeux dont je dispose, pourvu que sur son honneur, il me promette de le tenir tr`es fid`element secret. Il lui tout en s’en d´efendant en quelque sorte. A. Lanly [51] qui reconnaˆıt aussi cette difficult´e, choisit de consid´erer que « le » (de « le faire lors ») renvoie `a « son corps ». Je partage ce point de vue. 12. Nouveau passage difficile `a ´elucider, car tr`es elliptique. Il se peut, comme les divers ´editeurs (Villey [49], Lanly [51], Rat [50]) l’ont not´e, que Montaigne y parle de lui-mˆeme.

142 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I suffirait, quand on irait lui porter le r´eveillon13 , si cela ne s’´etait pas bien pass´e, de me faire un certain signe. . . Il avait eu l’esprit et les oreilles tellement rebattues de ces histoires qu’il se trouva impuissant `a cause du trouble de son imagination, et me fit donc signe `a l’heure dite. 13. Je lui dis donc `a l’oreille qu’il se l`eve, sous pr´etexte de nous chasser, et qu’il prˆıt comme par jeu la robe de chambre que je portais et s’en revˆetˆıt (nous ´etions de taille fort voisine), jusqu’`a ce qu’il ait ex´ecut´e mes instructions : quand nous serions sortis, qu’il se retire pour uriner ; qu’il r´ep`ete trois fois certaines oraisons et fasse certains mouvements ; qu’`a chacune de ces trois fois il attache le ruban que je lui mettais en mains et applique bien soigneusement sur ses reins la m´edaille qui s’y trouvait attach´ee, avec la face du symbole dans telle position. Cela fait, ayant encore une fois bien serr´e le ruban pour qu’il ne puisse se d´enouer ni bouger de sa place, qu’il s’en revienne `a la besogne pr´evue, et qu’il n’oublie pas de rejeter ma robe sur le lit, de fa¸con `a ce qu’elle les recouvre tous les deux. 14. Ces singeries sont l’´el´ement principal du r´esultat : notre pens´ee ne peut se d´elivrer de l’id´ee que des moyens aussi ´etranges proviennent de quelque science abstruse. Leur stupidit´e mˆeme leur donne du poids et les fait respecter. Bref, il s’av´era que mes talismans se trouv`erent plus v´en´eriens que solaires14 , et plus actifs qu’inhibiteurs. C’est une impulsion soudaine, jointe `a la curiosit´e, qui m’a pouss´e `a faire une chose pareille ; car je suis ennemi des proc´ed´es astucieux et d´eguis´es : je d´eteste avoir recours `a des finasseries, non seulement pour la distraction, mais mˆeme lorsque cela peut ˆetre profitable. Si l’action elle-mˆeme n’est pas vicieuse, le moyen employ´e l’est. 15. Amasis, roi d’´Egypte, ´epousa Laodice, une tr`es belle fille grecque. Et lui, qui se montrait gentil compagnon en toutes autres circonstances, se trouva dans l’incapacit´e de jouir d’elle : 13. Il s’agit d’une coutume qu’on pouvait encore observer il y a une quarantaine d’ann´ees dans les mariages `a la campagne et qui consistait `a « r´eveiller les mari´es » pour leur apporter `a manger. Mais `a l’origine ce rite avait probablement pour but de v´erifier que le mariage avait bien ´et´e « consomm´e ». 14. Montaigne, on le voit, ne d´eteste pas les jeux de mots ! Il avait pr´ecis´e un peu plus haut que les symboles de sa m´edaille ´etaient cens´es « prot´eger des coups de soleil ». . .

Chapitre 20 – Sur la force de l’imagination 143 il mena¸ca de la tuer, croyant qu’il s’agissait l`a de quelque tour de sorcellerie. Comme pour les choses qui rel`event de l’imagination, elle le renvoya `a ses d´evotions ; et quand il eut fait ses vœux et promesses `a V´enus, il se trouva merveilleusement remis d’aplomb, d`es la premi`ere nuit apr`es ses offrandes et sacrifices. 16. Les femmes ont bien tort de nous accueillir avec ces mines renfrogn´ees, querelleuses et fuyardes, qui nous ´eteignent alors que nous nous enflammons. La bru de Pythagore disait que la femme qui se couche avec un homme doit, avec ses jupons, laisser aussi la pudeur15 , et ne la reprendre qu’avec eux. L’assaillant, en proie `a diverses alarmes, perd facilement la tˆete. Et celui `a qui l’imagination a fait une fois subir cette honte (et elle ne la fait subir que lors des premi`eres ´etreintes, du fait qu’elles sont plus ardentes et plus violentes, et aussi parce qu’en cette premi`ere fois, on craint justement encore plus de faillir), celui-l`a donc, ayant mal commenc´e, ressent fi`evre et d´epit du fait de cet accident, et cela le poursuit encore pendant les occasions suivantes. 17. Les gens mari´es, ayant tout leur temps devant eux, ne doivent ni presser ni se lancer dans leur entreprise s’ils n’y sont pas prˆets. Et il vaut mieux ´echouer sans gloire `a ´etrenner la couche nuptiale, pleine d’agitation et de fi`evre, en attendant une autre occasion plus intime et moins alarmante, que de connaˆıtre une perp´etuelle mis`ere pour s’ˆetre troubl´e et d´esesp´er´e de ce premier refus. Avant la pleine possession, le patient doit par diverses tentatives `a divers moments, s’offrir et s’exercer doucement, sans s’obstiner, ni se piquer d’amour-propre, pour se convaincre luimˆeme d´efinitivement. Ceux qui savent leurs membres naturellement dociles doivent seulement maˆıtriser leurs craintes imaginaires. 18. On a raison de remarquer l’indocile libert´e de ce membre Un organe indiscret. . . qui se manifeste de fa¸con si inopportune lorsque nous n’en avons que faire, et d´efaillant de fa¸con tout aussi inopportune lorsque nous en avons le plus grand besoin, contestant si imp´erieusement l’autorit´e de notre volont´e, et refusant avec tant de fiert´e et d’obstination nos sollicitations mentales et manuelles. 15. Dans l’ « Exemplaire de Bordeaux », Montaigne a ´ecrit dans l’interligne du texte imprim´e de 1588 : « laisser ausi la honte ».

144 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 19. Si toutefois j’avais ´et´e pay´e pour plaider sa cause, quand on r´eprimande sa r´ebellion et qu’on en tire une preuve pour le condamner, je jetterais peut-ˆetre la suspicion sur nos autres membres, ses compagnons, d’avoir cherch´e `a lui faire, par jalousie envers l’importance et la douceur de son usage, cette querelle pr´em´edit´ee, et d’avoir complot´e pour armer le monde `a son encontre, imputant m´echamment `a lui seul leur faute commune16 . Car je vous le demande, y a-t-il une seule partie de notre corps qui ne refuse pas souvent d’ob´eir `a notre volont´e, et qui souvent mˆeme s’exerce contre elle? Elles ont chacune des passions qui leur sont propres, qui les ´eveillent et les endorment sans notre permission. Combien de fois les mouvements involontaires de notre visage ne viennent-ils pas r´ev´eler les pens´ees que nous tenions secr`etes, nous trahissant ainsi `a l’assistance? La cause qui anime ce membre, c’est la mˆeme qui, `a notre insu, anime notre cœur, nos poumons, notre pouls, la vue d’un objet agr´eable r´epandant insensiblement en nous la flamme d’une ´emotion fi´evreuse. N’y at-il que ces muscles et ces veines qui s’´el`event et s’abaissent sans l’accord, non seulement de notre volont´e, mais mˆeme de notre pens´ee? 20. Nous ne commandons pas `a nos cheveux de se h´erisser, non plus qu’`a notre peau de fr´emir de d´esir ou de crainte. Notre main se porte bien souvent l`a o`u ne l’avons pas envoy´ee. La langue s’engourdit et la parole se fige `a sa guise. Mˆeme lorsque nous n’avons pas de quoi faire une friture, et que nous le leur d´efendrions volontiers, l’app´etit et la soif ne manquent pas d’exciter les parties qui leur sont sujettes, ni plus ni moins que cet autre app´etit, qui d’ailleurs nous abandonne aussi hors de propos et quand bon lui semble. 21. Les organes qui servent `a d´echarger le ventre ont leurs. . . et un autre propres dilatations et compressions, qui se moquent de notre avis et mˆeme s’y opposent, comme ceux qui servent `a vider nos 16. P. Villey [49] voit dans ce paragraphe une sorte de « r´eponse » `a ce que dit saint Augustin `a propos de la difficult´e ´eprouv´ee par l’homme de faire ce qu’il veut de « certains » de ses membres : « Parce que ce mouvement est impossible chez l’homme, pense-t-on que le Cr´eateur n’eut pu le lui donner? (. . . ) ´Etait-il si difficile `a Dieu de le cr´eer de fa¸con telle que les organes qui ne sont mˆus que par la concupiscence n’ob´eissent au contraire qu’`a la volont´e? » (saint Augustin [5], XIV, 24).

Chapitre 20 – Sur la force de l’imagination 145 glandes17 . Pour montrer la puissance de notre volont´e, saint Augustin pr´etend avoir vu quelqu’un qui commandait `a son derri`ere autant de pets qu’il en voulait18 . Viv`es rench´erit d’un autre exemple de son temps, dans lequel les pets ´etaient organis´es suivant le ton des vers19 qu’on d´eclamait. Mais tout cela ne suppose pourtant pas la plus parfaite ob´eissance de cet organe. 22. En est-il en effet de plus ordinairement indiscret et d´esordonn´e ? Ajoutons `a cela que j’en connais un si turbulent et si revˆeche qu’il y a quarante ans qu’il oblige son maˆıtre `a p´eter constamment et sans interruption, et le conduit ainsi vers la mort20 . 23. Plˆut `a Dieu que je n’eusse appris que par les histoires, combien de fois notre ventre, par le refus d’un seul pet, nous conduit jusqu’aux portes mˆemes d’une mort pleine d’angoisse. Et l’empereur qui nous donna la libert´e de p´eter partout eˆut dˆu nous donner aussi le pouvoir de nous en empˆecher. 24. Mais notre volont´e elle-mˆeme, au profit de qui nous formons ce reproche, est-ce que nous ne pourrions pas plutˆot lui attribuer de la r´ebellion et de la s´edition, du fait de son d´er`eglement et de sa d´esob´eissance? Veut-elle toujours ce que nous voudrions qu’elle veuille ? Ne veut-elle pas bien souvent ce que nous lui 17. Montaigne emploie « rognons ». Le mot signifiait « reins » en g´en´eral. Mais dans le contexte, on ne peut ignorer qu’il ´etait souvent employ´e aussi de fa¸con ambigu¨e pour d´esigner les testicules. S’il l’est encore aujourd’hui dans certains domaines (en boucherie par exemple), il ne l’est plus pour l’homme, et j’ai donc pr´ef´er´e « glandes », qui est lui aussi quelque peu ambigu sans ˆetre trop vulgaire. 18. Saint Augustin [5], XIV, 24 : « Il en est qui tirent des r´egions inf´erieures de leur corps, sans mauvaise odeur, et `a volont´e, des sons dont certains sont semblables `a un chant. » 19. Le texte de 1595 diff`ere ici quelque peu d’avec les corrections manuscrites de Montaigne qui avait ´ecrit : « Viv`es son glosateur » et avait ´ecrit « vers » sans rature, et non « voix ». 20. P. Villey pense qu’il s’agit ici d’une allusion personnelle. Le paragraphe qui suit ne figure que dans l’´edition de 1595, ce qui est int´eressant, car on ne voit pas pourquoi Mlle de Gournay et Pierre Brach auraient fait d’euxmˆemes ce rajout, eux qui `a d’autres endroits ont plutˆot tendance `a ´edulcorer un peu ce qui est trop « cru »? Dans ces conditions, tout porte `a croire que le fameux « Exemplaire de Bordeaux » ne repr´esente pas absolument le dernier ´etat des « Essais » selon leur auteur, mais que Montaigne a pu lui-mˆeme indiquer encore par la suite des rajouts ou des corrections suppl´ementaires. . .

146 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I d´efendons de vouloir, et ce, pour notre ´evident pr´ejudice? Ne se laisse-t-elle pas non plus amener aux conclusions de notre raison? Et enfin, pour la d´efense de Monsieur mon client, je dirai que l’on veuille bien consid´erer qu’en cette affaire, sa cause ´etant ins´eparablement et indistinctement jointe `a celle d’un associ´e21 , on ne fait pourtant de proc`es qu’`a lui, et par des arguments et des charges qui ne peuvent s’appliquer audit associ´e22 . 25. Car son effet `a lui est bien de convier inopportun´ement parfois, de ne refuser jamais, mais de convier silencieusement et tranquillement23 . On voit par l`a l’animosit´e et l’ill´egalit´e manifestes des accusateurs. Quoi qu’il en soit, nous d´eclarons bien haut que les avocats et les juges ont beau se quereller et prononcer des sentences, la nature pendant ce temps poursuivra son chemin. Et elle n’a rien fait que de raisonnable, en accordant `a ce membre quelque privil`ege particulier, car il est l’auteur du seul ouvrage immortel chez les mortels. Ouvrage que Socrate consid`ere comme divin : l’Amour est d´esir d’immortalit´e et d´emon immortel lui-mˆeme. 26. En voici un, par exemple, qui sous l’empire de l’imagination, croit laisser ici les scrofules que son compagnon rapporte en Espagne24 . Voil`a pourquoi dans ce genre de choses, on a l’habitude de demander un esprit « pr´epar´e ». Pourquoi donc les m´edecins cherchent-ils `a gagner `a l’avance la confiance de leur patient, avec tant de fausses promesses de gu´erison, si ce n’est pour que l’effet de l’imagination suppl´ee l’imposture de leur potion? Ils savent qu’un des maˆıtres en ce m´etier leur a laiss´e par 21. En justice, un « consort » est une personne qui a les mˆemes int´erˆets dans une affaire. « Associ´e » m’a sembl´e convenable. 22. Le texte de ce passage est un peu diff´erent selon qu’il s’agit des corrections manuscrites et de l’´edition de 1595. Dans le manuscrit on lit : « par des arguments et charges telles, veu la condition des parties. . . » 23. Le membre de phrase qui pr´ec`ede ne figure que dans l’´edition de 1595. 24. Autrement dit : il se croit gu´eri. . . Montaigne, si cr´edule par ailleurs, montre ici son scepticisme. Selon Jean Plattard, depuis que Fran¸cois 1er avait ´et´e captif en Espagne, de nombreux Espagnols passaient les Pyr´en´ees pour se faire « toucher » par le roi de France, qui avait eu, depuis toujours, entre autres pr´erogatives, le pouvoir de gu´erir les « ´ecrouelles » par imposition des mains. Ceci expliquerait en effet l’allusion faite par Montaigne. (Les « ´ecrouelles » ou « scrofules » sont des l´esions de la peau d’origine syphilitique ou tuberculeuse).

Chapitre 20 – Sur la force de l’imagination 147 ´ecrit qu’il est des hommes pour qui la seule vue d’un rem`ede25 suffit `a les gu´erir. 27. L’explication de cette bizarrerie26 m’a ´et´e donn´ee r´ecemment par le r´ecit que m’a fait un domestique de feu mon p`ere, un homme simple et d’origine suisse, nation plutˆot active et honnˆete. Il disait avoir connu il y a longtemps, un marchand `a Toulouse, maladif et sujet aux coliques n´ephr´etiques27 . Il avait souvent besoin de lavements et se les faisait ordonner par des m´edecins sous des formes diverses, selon les symptˆomes de son mal. Quand on les lui apportait, rien n’´etait omis des formes habituelles, et souvent il tˆatait s’ils ´etaient trop chauds. Il se couchait, se renversait, tous les pr´eparatifs ´etaient faits – sauf qu’on ne faisait jamais l’injection ! L’apothicaire s’´etant retir´e apr`es cette c´er´emonie, et le patient install´e comme s’il avait pris son lavement, il en ressentait les mˆemes effets que ceux qui les prennent. Et si le m´edecin ne trouvait pas l’action suffisante, il lui en prescrivait deux ou trois autres, de la mˆeme fa¸con. Mon t´emoin jure que pour faire des ´economies, (car il les payait comme s’il les eˆut pris), la femme de ce malade avait une fois essay´e d’y faire mettre seulement de l’eau ti`ede : mais l’effet en r´ev´ela la tromperie, et il fallut en revenir `a la premi`ere fa¸con. 28. Une femme qui pensait avoir aval´e une ´epingle avec son pain, criait et se tourmentait avec une douleur insupportable `a la gorge, o`u elle pensait la sentir piqu´ee. Mais comme il n’y paraissait ni enflure ni alt´eration visible de l’ext´erieur, un homme 25. Dans l’´edition de 1580, p. 132, le mot « medecine » est ´ecrit sans majuscule (et sans accent), alors qu’il en comporte une dans les ´editions de 1588 et 1595, et que Montaigne ne l’a pas biff´e sur l’ « Exemplaire de Bordeaux ». S’agit-il alors de « la M´edecine » en g´en´eral, ou du rem`ede, sens que le mot pouvait aussi avoir? J’ai consid´er´e que « rem`ede » convenait mieux dans ce contexte. 26. Montaigne ´ecrit : « caprice » – A. Lanly [51] consid`ere que « caprice » renvoie `a « fonctionnement capricieux de nos organes ». Autrement dit, `a tout ce qui a ´et´e dit plus haut. Je ne pense pas pour ma part qu’il faille aller chercher si loin : le « caprice » en question peut tout simplement ˆetre ce que nous appellerions aujourd’hui « l’effet placebo » qui vient d’ˆetre ´evoqu´e `a l’instant, et que le r´ecit suivant va, en effet, exposer plus en d´etails. C’est pourquoi je traduis par « bizarrerie ». 27. « Maladie de la pierre » qu’on appelle aujourd’hui « coliques n´ephr´etiques ». C’est l’affection qui fera souffrir Montaigne sa vie durant, et dont il parle `a plusieurs reprises dans les « Essais ».

148 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I habile, ayant jug´e que ce n’´etait qu’une illusion, due `a quelque morceau de pain qui l’avait piqu´ee en passant, la fit vomir et jeta `a la d´erob´ee une ´epingle tordue dans ce qu’elle avait rendu. Et la femme, croyant avoir vomi son ´epingle, se sentit soudain soulag´ee de sa douleur. 29. Je sais qu’un gentilhomme ayant invit´e `a dˆıner chez lui une bonne compagnie, se vanta trois ou quatre jours plus tard, pour s’amuser (car il n’en ´etait rien), de leur avoir fait manger un chat en pˆat´e. Une demoiselle du groupe en con¸cut une telle horreur, qu’elle fut atteinte d’un grand trouble d’estomac et de fi`evre, et qu’il fut impossible de la sauver. Les bˆetes elles-mˆemes se trouvent, tout comme nous, soumises `a la force de l’imagination : en t´emoignent les chiens, qui se laissent mourir de chagrin quand ils perdent leur maˆıtre. Nous les voyons aussi japper et se d´emener en songe, et les chevaux hennir et se d´ebattre. 30. Mais tout ceci peut ˆetre attribu´e au lien ´etroit qui existe entre l’esprit et le corps, qui se communiquent l’un `a l’autre ce qui leur advient. C’est autre chose, toutefois, de constater que l’imagination agit parfois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d’autrui, de mˆeme qu’un corps peut transmettre son mal `a son voisin, comme on le constate quand il y a la peste, ou la variole, ou le mal des yeux, qu’on se repasse les uns aux autres, En regardant des yeux malades, vos yeux le deviennent aussiOvide [57], 615-616. Beaucoup de maux se transmettent ainsi entre les corps. 31. De mˆeme, l’imagination ´ebranl´ee violemment peut lancer des traits capables d’affecter un sujet ´etranger. Dans l’antiquit´e on a cru que certaines femmes Scythes, en col`ere et furieuses contre quelqu’un, pouvaient le tuer par leur seul regard. Les tortues et les autruches couvent leurs œufs simplement par la vue, ce qui prouve que leurs yeux ont quelque vertu ´ejaculatrice28 . Et quant aux sorciers, on dit que leurs yeux sont dangereux et nuisibles. Je ne sais quel œil fascine mes tendres agneauxVirgile [96], II, 615. 28. C’est l`a le genre de sornettes que l’on trouve `a foison chez Pline l’Ancien, et qui n’ont cess´e d’ˆetres r´ep´et´ees, recopi´ees, pendant des si`ecles. . .

Chapitre 20 – Sur la force de l’imagination 149 32. Pour moi, ce que font les magiciens n’est pas garanti. Mais nous constatons par l’exp´erience que des femmes inscrivent sur le corps des enfants qu’elles portent les marques de leurs imaginations : en t´emoigne celle qui engendra le Maure29 . On a pr´esent´e `a Charles, roi de Boh`eme et empereur, une fille de la r´egion de Pise, toute velue et ´ebouriff´ee ; sa m`ere disait qu’elle avait ´et´e con¸cue ainsi `a cause d’une image de saint Jean Baptiste accroch´ee au-dessus de son lit. 33. Il en est de mˆeme des animaux. En t´emoignent les brebis de Jacob30 , les perdrix et les li`evres que la neige blanchit quand ils vivent dans les montagnes. Derni`erement, chez moi, un chat guettait un oiseau en haut d’un arbre, et leurs regards s’´etant rencontr´es pendant quelque temps, l’oiseau s’est laiss´e choir comme mort entre les pattes du chat, troubl´e par sa propre imagination ou capt´e par la force attractive du chat. Ceux qui aiment la fauconnerie ont entendu parler du fauconnier qui, fixant intens´ement un milan en l’air, pariait qu’il le ram`enerait `a terre par la seule force de sa vue ; et il le faisait, `a ce qu’on dit. 34. Les histoires que j’emprunte, j’en laisse la responsabilit´e `a ceux chez qui je les ai trouv´ees31 . Les r´eflexions sont de moi, et se fondent sur les preuves fournies par la raison, non sur l’exp´erience ; chacun peut y adjoindre ses exemples : et que celui qui n’en a pas sache bien qu’il en existe, vu le nombre et la vari´et´e des ´ev´enements. 35. Si je ne commente pas bien, qu’un autre le fasse `a ma place. Dans le sujet que je traite, o`u il est question de nos caract`eres et de nos ´emotions, les t´emoignages des fables, pourvu qu’ils soient possibles, y sont utilis´es comme des vrais. Que cela 29. Anecdote farfelue qui trouve sa source chez saint J´erˆome, et qui fut sans cesse recopi´ee par les compilateurs : une femme accoucha d’un enfant noir (« Maure » ou « More » pouvant signifier « n`egre ») et fut accus´ee d’adult`ere. Mais Hippocrate expliqua le fait par la pr´esence dans la chambre du portrait d’un homme noir. 30. Dans la Gen`ese, XXX, il est ´ecrit que Jacob obtenait des brebis ray´ees en pla¸cant devant elles, aux lieux o`u elles allaient boire avant de concevoir, des baguettes dont il avait enlev´e des rubans d’´ecorce. . . 31. Voil`a une d´eclaration qui vient temp´erer la cr´edulit´e na¨ıve dont Montaigne semble faire preuve bien souvent. . . Il va mˆeme plus loin ici que la seule attitude critique, puisqu’il d´eclare que ses preuves lui sont fournies par la raison et non par l’exp´erience.

150 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I soit arriv´e ou pas, `a Rome ou `a Paris, `a Jean ou `a Pierre, c’est toujours un exemple de ce qui peut arriver aux hommes dont je suis utilement inform´e par ce r´ecit. Je le vois et en fais mon profit, directement ou indirectement. Et dans les diverses variantes qu’ont souvent les histoires qu’on raconte, je prends pour m’en servir celle qui est la plus rare et la plus m´emorable. Il y a des auteurs pour qui le but est de raconter les ´ev´enements. Le mien, si j’y parvenais, ce serait de dire ce qui peut arriver. . . 36. Dans les ´ecoles, il est permis de supposer des similitudes quand il n’y en a pas. Quant `a moi, je ne le fais pas, et je surpasse, de ce point de vue, de fa¸con tr`es scrupuleuse, toute fid´elit´e historique. Aux exemples que je tire ici de ce que j’ai lu, entendu, fait ou dit, je me suis d´efendu d’oser mˆeme alt´erer jusqu’`a la plus l´eg`ere et la plus inutile des circonstances ; ma conscience ne falsifie pas un iota – mon savoir lui-mˆeme, je ne sais32 . 37. Et `a ce propos, je me demande parfois si ´ecrire l’histoirePeut-on ´ecrire l’Histoire? peut bien convenir `a un th´eologien, `a un philosophe, `a ces gens d’une rare et rigoureuse conscience et sagesse. Comment peuventils engager leur parole sur celle du peuple? Comment r´epondre des pens´ees de personnes qu’on ne connaˆıt pas, et donner pour argent comptant leurs conjectures? Ils refuseraient certainement d’attester par un t´emoignage, en prˆetant serment devant un juge, des actions multiples auxquelles ils ont ´et´e mˆel´es. Et il n’est pas un homme qui leur soit suffisamment familier pour qu’ils puissent pr´etendre r´epondre pleinement de ses intentions. Je tiens pour moins risqu´e d’´ecrire sur les choses pass´ees que sur les pr´esentes : l’´ecrivain n’y a `a rendre compte que d’une v´erit´e qu’il emprunte. 38. Certains me demandent d’´ecrire les affaires de mon temps, estimant que je les vois de fa¸con moins fauss´ee par la passion qu’un autre, et de plus pr`es, `a cause des relations que le hasard m’a permis d’avoir avec les chefs des divers partis. Mais ce qu’ils ne disent pas, c’est que pour toute la gloire de Salluste je ne prendrais pas cette peine ; car je suis ennemi jur´e des obligations, de l’assiduit´e, de la pers´ev´erance. Il n’est rien de si contraire `a mon style qu’une narration de quelque ´etendue : je m’interromps souvent par manque de souffle, je n’ai ni composition ni d´eveloppement qui vaille, je suis plus ignorant qu’un 32. Montaigne oppose ici « conscience » et « inconscience ». Je comprends que s’il modifie quelque chose, c’est involontairement, seulement parce que ce qu’il sait ou croit savoir est erron´e.

Chapitre 20 – Sur la force de l’imagination 151 enfant des mots et des phrases qu’on utilise dans les situations les plus communes. 39. Je me suis donc content´e de dire ce que je sais dire, accommodant la mati`ere selon ma force. Si je prenais un sujet qui me serve de guide, ma mesure pourrait bien ne pas convenir `a la sienne. ´Etant si libre, j’aurais publi´e `a mon gr´e et `a mon id´ee, des jugements consid´er´es comme ill´egitimes et punissables. Plutarque nous dirait certainement de ce qu’il a fait que c’est l’ouvrage de quelqu’un d’autre si ses exemples sont en tout et partout v´eritables, mais que c’est bien le sien pour ce qui est utile en eux `a la post´erit´e, et qu’ils soient pr´esent´es d’une fa¸con qui nous ouvre `a la vertu. Il n’est pas dangereux, comme dans le cas d’une drogue m´edicinale, que dans un r´ecit ancien il en soit ainsi ou autrement.

Chapitre 21 Ce qui profite `a l’un nuit `a l’autre 1. L’Ath´enien Demad`es condamna un homme de sa ville qui faisait m´etier de vendre les choses n´ecessaires aux enterrements, sous pr´etexte qu’il y faisait trop de profit, et que ce profit ne pouvait lui venir que de la mort de beaucoup de gens. Ce jugement semble mal rendu, car il ne se fait jamais de profit qu’aux d´epens d’autrui, et qu’`a ce compte-l`a, il faudrait condamner toute sorte de gain. 2. Le marchand fait de bonnes affaires grˆace `a la d´ebauche de la jeunesse, le laboureur grˆace au prix ´elev´e du bl´e, l’architecte grˆace `a la d´ecr´epitude des maisons, les officiers de justice grˆace aux proc`es et aux querelles des hommes. Et mˆeme la dignit´e et la fonction des ministres de la religion provient de nos morts et de nos vices. Nul m´edecin ne prend plaisir `a voir mˆeme ses amis en bonne sant´e, disait un ancien comique grec. Ni un soldat `a la paix de sa ville. Et ainsi de suite. 3. Pire encore : que chacun s’interroge lui-mˆeme : il trouvera que nos souhaits profonds naissent et se nourrissent aux d´epens des autres. En pensant `a cela, il m’est venu `a l’esprit que la nature n’abandonne pas sa r`egle g´en´erale, car les naturalistes consid`erent que la naissance, le d´eveloppement et l’augmentation de chaque chose correspond `a l’alt´eration et `a la corruption d’une autre. Car lorsque quelque chose se transforme et sort de ses limites, Lucr`ece [41], II,753 ; III,519. Aussitˆot il y a mort de l’objet qui existait auparavant.

Chapitre 22 Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas facilement une loi re¸cue 1. Il me semble avoir tr`es bien compris la force de l’habitude, celui qui inventa ce conte1 selon lequel une villageoise, ayant ´et´e habitu´ee `a caresser et `a porter entre ses bras un veau depuis sa naissance, et continuant `a le faire, r´eussit grˆace `a l’accoutumance, `a le porter encore quand il fut devenu grand. Car c’est, en v´erit´e, une violente et traˆıtresse maˆıtresse d’´ecole que l’habitude. Elle introduit en nous son autorit´e, peu `a peu, `a la d´erob´ee ; mais par ce doux et humble commencement, l’ayant affermi et incrust´e avec l’aide du temps, elle nous montre bientˆot un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n’avons mˆeme plus la libert´e de lever les yeux. Nous voyons bien qu’`a tous les coups elle enfreint les r`egles de la nature : « L’usage, le plus puissant maˆıtre Pline l’Ancien [66], XXV, 2. de toutes choses » 2. L`a-dessus, je crois ce que dit Platon avec sa « caverne » dans sa R´epublique 2 , et je crois les m´edecins qui abandonnent si souvent les m´ethodes de leur art au profit de son autorit´e. Voil`a un roi qui, en suivant ses principes, habitua son estomac `a se nourrir de poison ; Albert le Grand3 raconte qu’une fille s’´etait habitu´ee 1. Cf. Pline l’Ancien [66], XXV, 2. 2. La c´el`ebre all´egorie de la « caverne » se trouve au Livre VII, chap. 1 de la R´epublique de Platon : les hommes sont enchaˆın´es dans une caverne, face aux parois ; la lumi`ere vient de feux allum´es derri`ere eux, et les choses leur apparaissent comme des ombres chinoises sur la paroi. Ils prennent ces ombres pour la r´ealit´e. 3. C´el`ebre philosophe et savant du moyen ˆage (1193-1280).

156 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I `a vivre d’araign´ees. Et dans les Indes nouvelles4 on trouva de grands peuples, en des climats tr`es divers, qui en vivaient, en faisaient provision, et mˆeme les ´elevaient, comme ils le faisaient aussi avec des sauterelles, des fourmis, des l´ezards, des chauvessouris. Un crapaud fut vendu six ´ecus pendant une famine. Ils font cuire tout cela et les apprˆetent avec diff´erentes sauces. On en a trouv´e d’autres encore pour qui nos viandes et nos aliments ´etaient mortels et v´en´eneux. « Grande est la force de l’habitude : les chasseurs passent leurs nuits dans la neige ; ils se brˆulent auCic´eron [16], II, 17. soleil des montagnes. Et les pugilistes meurtris par le ceste5 ne se plaignent mˆeme pas » 3. Pour ˆetre ´etrangers, ces exemples ne sont pas ´etranges, si nous consid´erons ce que nous supportons d’ordinaire, et combienL’accoutumance l’accoutumance h´eb`ete nos sens. Pas besoin d’aller chercher ce qu’on dit des voisins des cataractes du Nil6 , ni ce que les philosophes disent de la musique c´eleste. On sait en effet que les corps qui tournent sur ces cercles, ´etant solides et polis, et venant `a s’effleurer et se frotter les uns aux autres dans leur course, ne peuvent manquer de produire une merveilleuse harmonie, dont les cadences et variations sont gouvern´es par les changements et mouvements de la danse des astres7 . Il suffit de savoir que de fa¸con g´en´erale, les oreilles des cr´eatures d’ici-bas, endormies comme celles des ´egyptiens, par la permanence de ce son, ne peuvent plus le percevoir, si grand qu’il soit. 4. Les mar´echaux-ferrants, les meuniers, les armuriers, ne pourraient r´esister aux bruits qu’ils subissent s’ils les percevaient comme nous. Mon pourpoint parfum´e8 est agr´eable `a mon nez ; 4. « les Indes nouvelles » : l’Am´erique. 5. Ceste : courroie garnie de plomb dont les athl`etes de l’antiquit´e s’entouraient les mains pour le pugilat. (Dict. « Robert ») 6. Selon Cic´eron, Le Songe de Scipion, VI, 19, ces gens seraient devenus sourds `a cause du bruit de la cataracte. 7. Ces id´ees se trouvent dans le Tim´ee de Platon ([64], 37-38). Harmonie c´eleste : les sph`eres qui constituent « l’Ame du Monde » et sur lesquelles se d´eplacent les astres sont li´ees par un r´eseau complexe de rapports math´ematiques qui sont en fait des rapports musicaux. Platon a certainement emprunt´e en partie au moins cette « Harmonie des Sph`eres » aux Pythagoriciens qu’il avait pu rencontrer lors de ses voyages en Italie du Sud et en Sicile. 8. Montaigne ´ecrit « collet de senteur ». Selon le Dict. de Tr´evoux, il s’agit d’un pourpoint de peau parfum´ee que l’on portait dans certaines occasions.

Chapitre 22 – Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas. . . 157 mais si je le porte trois jours de suite, il ne l’est plus que pour le nez des gens de l’assistance. Et ce qui est encore plus ´etrange, c’est que malgr´e de longs intervalles et des p´eriodes d’interruption, l’accoutumance puisse quand mˆeme marquer nos sens de son empreinte, comme le savent les voisins des clochers. Je loge, chez moi, dans une tour o`u, au lever du jour et au couvre-feu, une tr`es grosse cloche sonne tous les jours l’Ave Maria. Ce tintamarre ´ebranle ma tour elle-mˆeme, et les premiers temps, je le trouvais insupportable. Mais en peu de temps, je m’y suis fait au point que je l’entends maintenant sans en ˆetre gˆen´e, et mˆeme souvent sans qu’il me r´eveille. 5. Platon gronda un enfant qui jouait aux noix9 . L’enfant r´epondit : « Tu me grondes pour peu de chose. – L’accoutumance, r´epliqua Platon, n’est pas une chose de peu d’importance. » Je trouve que nos plus grands vices s’inscrivent en nous d`es notre plus tendre enfance, et que la formation de notre caract`ere est entre les mains des nourrices. C’est une distraction pour les m`eres de voir un enfant tordre le cou `a un poulet et s’amuser `a torturer un chien ou un chat. Et c’est un sot, le p`ere qui voit son fils frapper injustement un paysan, ou un laquais, et consid`ere cela comme l’heureux augure d’un fort caract`ere, ou qui voit un signe de finesse dans le fait qu’il dupe son camarade par quelque m´echante et d´eloyale tromperie. 6. Car ce sont l`a les vraies semences et racines de la cruaut´e, de la tyrannie et de la trahison : elles commencent `a germer l`a, poussent ensuite vigoureusement, et prosp`erent enfin par les soins de l’habitude. Et c’est une ´education tr`es dangereuse que d’excuser ces d´etestables dispositions par le jeune ˆage et le caract`ere b´enin des faits. Premi`erement, parce que c’est la nature qui parle, et que sa voix est d’autant plus pure et plus na¨ıve qu’elle est plus fragile et plus neuve10 . Deuxi`emement, la laideur de la tromperie 9. Cette anecdote est racont´ee par Diog`ene La¨erce [39], III, 38. Mais il s’agit de d´es et non de noix, et ce n’est pas un enfant non plus. « . . . on raconte que Platon, voyant quelqu’un qui jouait aux d´es, lui fit des reproches. Ce dernier r´epondit qu’il jouait pour peu de chose. Mais l’habitude, r´epondit Platon, ce n’est pas peu de chose. » 10. L’« exemplaire de Bordeaux » est diff´erent et comporte des ratures; premier ´etat : « de qui la voix est lors plus profonde et plus pure qu’elle est plus gresle » – deuxi`eme ´etat : « de qui la voix est plus pure et plus forte qu’elle est plus gresle ».

158 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I n’a rien `a voir avec le fait qu’il s’agit d’argent ou de haricots11 ; elle r´eside en elle-mˆeme. 7. Je trouve bien plus juste de conclure ainsi : « Pourquoi ne tricherait-il pas avec de l’argent, puisqu’il triche avec des haricots? » plutˆot que de dire comme souvent : « Il ne triche qu’avec des haricots, il ne le ferait pas avec de l’argent. » Il faut apprendre soigneusement aux enfants `a ha¨ır les vices dans leur nature mˆeme, leur en apprendre la laideur fonci`ere, de fa¸con `a ce qu’ils ne les fuient pas seulement dans leurs cons´equences, mais surtout dans leur cœur. Il faut que la pens´ee mˆeme leur en soit odieuse, quel que soit le masque dont ils s’affublent. 8. J’ai toujours voulu, dans mon enfance, marcher droit sur les grands chemins, et toujours r´epugn´e `a la tricherie ou `a la ruse dans mes jeux. Et comme il ne faut pas consid´erer les jeux des enfants comme des jeux, mais comme leurs actions les plus s´erieuses, il n’est de distraction si l´eg`ere `a laquelle je n’apporte aujourd’hui, int´erieurement, par une propension naturelle, et sans avoir `a m’y appliquer, une tr`es grande r´epugnance `a tricher. Je joue aux cartes contre ma femme et ma fille pour quelques sous, et qu’il me soit indiff´erent de gagner ou de perdre, ou qu’au contraire je me prenne au jeu, j’en tiens le compte comme si c’´etait des ´ecus. En tout et partout, mes yeux suffisent `a me maintenir dans mon devoir : il n’y a rien qui me surveille d’aussi pr`es, et que je respecte plus. 9. Je viens de voir chez moi un petit homme natif de Nantes, n´e sans bras12 , qui a si bien entraˆın´e ses pieds pour le service que lui devaient les mains, qu’ils en ont, en v´erit´e, `a moiti´e oubli´e leur fonction naturelle. D’ailleurs il les nomme ses mains ; il coupe, il charge un pistolet et le d´echarge, il enfile son aiguille, il coud, il ´ecrit, il ˆote son bonnet, se peigne, joue aux cartes et aux d´es, et les agite avec autant de dext´erit´e que n’importe qui d’autre. 11. Montaigne ´ecrit : « esplingues » et le texte imprim´e de 1595 « espingles ». J’ai pr´ef´er´e utiliser le mot « haricots » que celui d’« ´epingles » pour d´esigner des choses sans valeur. 12. Ce cas est attest´e dans les ´ecrits de l’´epoque, par exemple dans le Journal M´emorial de Pierre de l’Estoile (10 f´evrier 1586) : « Un homme sans bras, `a Paris, l’an 1586 – Le 10e de ce mois, je veis un homme sans bras, qui escrivoit, lavoit un verre, ostoit son chapeau, jouoit aux quilles, aux cartes et aux d´es, tiroit de l’arc, desmontoit, chargeoit, bandoit et delaschoit un pistolet. Il se disoit natif de Nantes et estoit aag´e de 40 ans environ. »

Chapitre 22 – Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas. . . 159 L’argent que je lui ai donn´e13 , il l’a pris dans son pied comme nous le faisons avec notre main. J’en ai vu un autre quand j’´etais enfant qui maniait une ´ep´ee `a deux mains et une hallebarde, en les tenant avec le pli de son cou, faute de mains ; il les jetait en l’air et les rattrapait, lan¸cait une dague, et faisait claquer un fouet aussi bien qu’un charretier de France. 10. Mais on voit bien mieux les effets de l’habitude aux ´etranges impressions qu’elle laisse en nos esprits, o`u elle ne trouve pas beaucoup de r´esistance. Que ne peut-elle sur nos jugements et nos croyances ? Je laisse `a part la grossi`ere contrefa¸con de nos religions14 , dont tant de grandes nations et tant de grands personnages se sont enivr´es, car ce domaine ´echappant `a notre raison humaine, il est plus excusable de s’y perdre, si l’on n’y est pas sp´ecialement ´eclair´e par la faveur divine. Mais `a part cela, y at-il une opinion, si bizarre soit-elle, que l’habitude n’ait enracin´ee et ´etablie par des lois dans les r´egions o`u bon lui a sembl´e? Aussi est-elle juste, cette ancienne exclamation : « N’est-il pas honteux pour un physicien dont le rˆole est d’observer et de scruter la Cic´eron [13], I, XXX. nature , de demander `a des esprits pr´evenus par la coutume un t´emoignage sur la v´erit´e ! » 11. Je pense qu’il n’apparaˆıt dans l’imagination de l’homme aucune id´ee si folle soit-elle, qui n’ait d’exemple dans l’usage courant, et que par cons´equent, notre raison n’´etaye ni ne fonde. Il est des peuples o`u on tourne le dos `a celui qu’on salue, o`u l’on ne regarde jamais celui qu’on veut honorer15 . Il en est o`u, quand le roi crache, la plus favorite des dames de sa cour tend la main ; et dans une autre nation, les personnages les plus en vue qui l’entourent se baissent `a terre pour ramasser son ordure dans un linge. 12. Prenons ici la place pour introduire un r´ecit. Un gentilhomme fran¸cais se mouchait toujours avec la main, chose tr`es contraire `a nos usages. Se d´efendant sur ce point – et il ´etait 13. Dans l’´edition de 1588, on trouve : « car il gaigne sa vie `a se faire voir » et cette parenth`ese ne figure plus dans l’´edition de 1595. 14. La traduction de cette phrase est quelque peu d´elicate. Montaigne ´ecrit « l’imposture de nos religions ». Mais affirmer que « les religions sont des impostures » dans le sens d’aujourd’hui l’eˆut `a coup sˆur envoy´e au bˆucher ! C’est pourquoi j’ai opt´e pour « contrefa¸con ». 15. Il s’agirait des Indes, selon un r´ecit de Gomara [22]. De mˆeme pour le fait suivant.

160 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I r´eput´e pour ses plaisanteries – il me demanda quel privil`ege pouvait bien avoir ce sale excr´ement pour qu’on lui fournisse un beau linge d´elicat pour le recevoir, et, qui plus est, pour l’empaqueter et le serrer sur nous? Que cela devait causer plus de d´egoˆut16 que de le voir d´everser n’importe o`u, comme nous le faisons pour tous nos autres excr´ements. J’ai trouv´e qu’il ne parlait pas du toutDes usages bizarres sans raison : l’habitude m’avait ˆot´e la possibilit´e de me rendre compte de cette bizarrerie, alors que nous trouvons pourtant si laides les bizarreries quand elles nous viennent d’un autre pays. 13. Les miracles viennent de l’ignorance en laquelle nous sommes de la nature , et non de la nature elle-mˆeme. L’accoutumance ´emousse notre jugement. Les Barbares ne sont en rien plus ´etonnants pour nous que nous pour eux, ils n’ont pas de raison de l’ˆetre, comme chacun l’admettrait, apr`es s’ˆetre promen´e dans ces exemples venus de loin, s’il savait se pencher sur les siens propres, et les examiner avec soin. La raison humaine est une d´ecoction faite `a partir du poids sensiblement ´egal donn´e `a toutes nos opinions et nos mœurs, de quelque forme qu’elles soient ; sa mati`ere est infinie, infinie sa diversit´e. 14. Mais je reviens `a mon propos. Il est des peuples o`u, sauf sa femme et ses enfants, personne ne parle au roi que par un interm´ediaire17 . Dans une mˆeme nation, les vierges montrent leur sexe `a d´ecouvert, et les mari´ees le couvrent et le cachent soigneusement. A cela, une autre coutume, ailleurs, offre quelque relation : la chastet´e n’y est pris´ee que pour le service du mariage, car les filles peuvent se donner librement, et si elles sont engross´ees, se faire avorter avec les m´edicaments appropri´es, au vu de tout un chacun. Et d’ailleurs, si c’est un marchand qui se marie, tous les marchands invit´es `a la noce couchent avec l’´epous´ee avant lui ; et plus ils sont nombreux, plus elle en tire d’honneur et de r´eputation de robustesse et de capacit´e. Si un officier se marie, il en va de mˆeme. Et de mˆeme si c’est un noble. Et ainsi des autres, sauf si c’est un laboureur ou quelqu’un du bas peuple, car alors, c’est au seigneur de le faire. Et on ne manque pas, pourtant, de recommander strictement la fid´elit´e pendant le mariage. . . 16. Montaigne avait ´ecrit en marge de son exemplaire : « plus de horreur et de mal au cœur ». Dans l’´edition de 1595, « horreur » n’a pas ´et´e repris. 17. Le texte dit « par sarbatane ». La « sarbacane » est un tube creux, donc aussi « porte-voix », et « porte-parole ». Je comprends qu’il s’agit d’un « interm´ediaire ». Mais on pourrait peut-ˆetre aussi prendre l’expression litt´eralement?

Chapitre 22 – Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas. . . 161 15. Il est des peuples o`u il y a des bordels publics pour les hommes, et mˆeme des mariages entre eux ; o`u les femmes vont `a la guerre avec leurs maris et ont leur place, non seulement au combat, mais au commandement18 . O`u l’on porte non seulement des bagues au nez, aux l`evres, aux joues, et aux orteils, mais aussi des baguettes d’or fort lourdes au travers des t´etons et des fesses. O`u en mangeant on s’essuie les doigts aux cuisses, aux bourses, et `a la plante des pieds. O`u les enfants ne sont pas h´eritiers, mais les fr`eres et les neveux. Et ailleurs, les neveux seulement, sauf pour la succession du Prince. O`u pour r´egler la communaut´e des biens qui est l’usage, certains magistrats souverains ont la charge collective de la culture des terres, et de la distribution des fruits, selon les besoins de chacun. 16. O`u l’on pleure la mort des enfants et l’on fˆete celle des vieillards. O`u les hommes couchent `a dix ou douze ensemble dans le mˆeme lit avec leurs femmes. O`u les femmes qui perdent leurs maris par mort violente peuvent se remarier, et les autres non. O`u l’on a si peu d’estime pour la condition des femmes qu’on tue les filles `a la naissance, et que l’on ach`ete des femmes aux peuples voisins en cas de besoin. O`u les maris peuvent r´epudier leurs femmes sans all´eguer aucun motif, et les femmes ne peuvent quitter leurs maris pour quelque raison que ce soit. O`u les maris ont le droit de les vendre si elles sont st´eriles. O`u les gens font cuire, puis piler, le corps du tr´epass´e, jusqu’`a ce qu’il soit r´eduit en une sorte de bouillie, qu’ils m´elangent alors `a leur vin, et qu’ils boivent. O`u la plus d´esirable des s´epultures consiste `a ˆetre mang´e par les chiens. Ou ailleurs, par des oiseaux. 17. Des peuples19 o`u l’on croit que les ˆames heureuses vivent en toute libert´e, dans des jardins d´elicieux, pourvus de toutes sortes d’agr´ements, et que ce sont elles qui produisent l’´echo que nous entendons. O`u les hommes combattent dans l’eau, et tirent droit au but des fl`eches avec leurs arcs tout en nageant. O`u pour signe de suj´etion, il faut hausser les ´epaules, et baisser la 18. La plupart de ces exemples sont tir´es de l’ouvrage de Gomara [22]. 19. Montaigne prend manifestement plaisir `a accumuler les exemples les plus surprenants, les plus paradoxaux – pour ses contemporains. Il y a l`a comme un ´echo du « topos du monde renvers´e », ce proc´ed´e rh´etorique si en vogue au Moyen-Age : oiseaux qui nagent, poissons qui volent, fleuves remontant vers la source etc. Mais ici, il s’agit d’usages sociaux.

162 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I tˆete, et se d´echausser quand on entre dans l’appartement du roi. O`u les eunuques qui gardent les religieuses ont en plus le nez et les l`evres coup´es, pour qu’ils ne puissent mˆeme pas ˆetre aim´es ; et o`u les prˆetres se cr`event les yeux pour s’aboucher avec les d´emons et recevoir leurs oracles. O`u chacun fait un Dieu de ce qui lui plaˆıt, le chasseur d’un lion ou d’un renard, le pˆecheur de quelque poisson, et o`u chaque action ou passion humaine devient une idole ; o`u le soleil, la lune, et la terre sont les dieux principaux : pour prˆeter serment, on touche la terre en regardant le soleil. O`u la viande et le poisson se mangent crus. 18. Des peuples o`u le grand serment20 se fait en jurant par le nom d’un tr´epass´e qui a joui d’une bonne r´eputation par le pays, en posant la main sur sa tombe. O`u les ´etrennes que le roi envoie chaque ann´ee `a ses vassaux, c’est du feu21 , et quand on l’apporte22 , on ´eteint tous les feux anciens, et `a ce nouveau feu, les peuples voisins23 sont tenus de venir prendre de quoi allumer le leur, chacun pour soi, sous peine de crime de l`ese-majest´e. O`u, quand le roi abandonne sa charge pour se consacrer `a la d´evotion, ce qui arrive souvent, son successeur est oblig´e d’en faire autant, et passe la royaut´e au troisi`eme successeur. O`u l’on change la forme des institutions selon que les affaires l’exigent : on d´epose le roi quand cela semble bon de le faire, et on le remplace par des anciens `a la tˆete de l’´etat, ou encore on abandonne le pouvoir entre les mains du peuple. 19. Des peuples o`u les hommes et les femmes sont circoncis et baptis´es de la mˆeme fa¸con. O`u le soldat qui, apr`es un ou plusieurs combats, parvient `a pr´esenter `a son roi sept tˆetes d’ennemis, est anobli. O`u l’on vit avec l’opinion si rare et si peu sociable24 , de la mortalit´e des ˆames. O`u les femmes accouchent 20. Ceci est tir´e d’H´erodote, mais Montaigne va revenir aussitˆot `a Gomara et aux « Indes ». 21. Cette fois Montaigne puise dans l’ouvrage de Goulard [29]. 22. Variantes – 1588 : le passage concernant le feu est absent. « Exemplaire de Bordeaux », manuscrit : « L’ambassadeur qui l’apporte arrivant ». 23. Variantes – 1588 : le passage concernant le feu est absent. « Exemplaire de Bordeaux », manuscrit : « le peuple d´ependant de ce prince doit venir prendre. » 24. Variantes – 1580 : Manque. 1588 : « O`u l’on vit sous cette opinion desnatur´ee de la mortalit´e des ames ». « Exemplaire de Bordeaux » : Montaigne a barr´e « desnatur´ee » et l’a remplac´e par « si rare et incivile » (mais « et incivile » ne semble pas de la mˆeme encre?). 1595 : « si rare & insociable ».

Chapitre 22 – Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas. . . 163 sans plainte et sans effroi. O`u les femmes portent `a l’une et l’autre jambe des jambi`eres de cuivre, et o`u, si un pou les mord, elles sont tenues, par un devoir de magnanimit´e, de le mordre [seulement] `a leur tour. O`u elles n’osent pas prendre d’´epoux avant d’avoir offert leur pucelage `a leur roi, s’il en veut. O`u l’on salue en mettant le doigt `a terre, puis en le levant vers le ciel. O`u les hommes portent les charges sur la tˆete et les femmes sur les ´epaules. O`u elles pissent debout, et les hommes accroupis. O`u les gens envoient leur sang en signe d’amiti´e, et brˆulent de l’encens pour ceux qu’ils veulent honorer, comme pour leurs dieux. O`u la parent´e est interdite dans les mariages, non seulement jusqu’au quatri`eme degr´e, mais n’est licite `a aucun degr´e. O`u les enfants sont pendant quatre ans en nourrice, et souvent douze, alors que, dans le mˆeme pays, on juge mortel de donner `a t´eter `a l’enfant le premier jour. O`u les p`eres ont la charge du chˆatiment des gar¸cons, et les m`eres, `a part, celui des filles. Et ce chˆatiment consiste `a les enfumer, pendus par les pieds. 20. Un peuple o`u on fait circoncire les femmes25 O`u l’on mange toutes sortes d’herbes, sans autre possibilit´e que de refuser celles qui leur semblent avoir une mauvaise odeur. O`u tout est ouvert : les maisons pour belles et riches qu’elles soient, n’ont pas de porte, ni de fenˆetre, ni de coffre qui puisse ˆetre ferm´e, et o`u les voleurs sont punis deux fois plus qu’ailleurs. O`u l’on tue les poux avec les dents comme les macaques, et trouve horrible de les voir ´ecraser avec les ongles. O`u on ne se coupe la vie durant ni poil ni ongle ; ailleurs, on ne coupe que les ongles de la main droite, alors qu’on laisse pousser ceux de la gauche comme un signe de distinction. O`u on laisse pousser les cheveux du cˆot´e droit, et on maintient ras l’autre cˆot´e. Et dans les provinces voisines, celle-ci laisse pousser les cheveux sur le devant, l’autre `a l’arri`ere, et on rase le cˆot´e oppos´e. Voici un peuple o`u les p`eres prˆetent leurs enfants, et les maris leurs femmes pour leurs hˆotes, mais en les faisant payer. O`u l’on peut honnˆetement faire des enfants `a sa m`ere, o`u les p`eres peuvent avoir commerce charnel avec leurs filles, et avec leurs fils. O`u, dans les assembl´ees qui se tiennent pour festoyer, on se prˆete mutuellement les enfants sans souci de la parent´e26 . 25. Ici Montaigne se r´ep`ete. . . De mˆeme ensuite pour les poux. 26. Toutes ces « coutumes » – plus ou moins r´eelles – sont reprises de divers auteurs : Gomara, Quinte-Curce, H´erodote, Plutarque, etc.

164 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 21. Ici on vit de chair humaine ; l`a c’est un signe de pi´et´e que de tuer son p`ere `a un certain ˆage ; ailleurs, les p`eres d´esignent, pendant qu’ils sont encore dans le ventre de leur m`ere, les enfants qu’ils souhaitent nourrir et conserver et ceux qu’ils veulent abandonner et tuer. L`a, les vieux maris mettent leurs femmes au service de la jeunesse, et ailleurs elles sont communes `a tous sans qu’il y ait p´ech´e, et mˆeme, dans certains pays, elles portent comme une marque d’honneur, sur le bord de leurs robes, autant de belles houppes `a franges qu’elles ont connu d’hommes. 22. La coutume n’a-t-elle pas aussi fait une R´epublique de femmes? Ne leur a-t-elle pas mis les armes `a la main, fait lever des arm´ees, et livrer des batailles? Et ce que toute la philosophie ne peut parvenir `a faire entrer dans la tˆete des plus sages, la coutume ne l’enseigne-t-elle pas par sa seule prescription aux plus grossiers des gens du peuple? 23. Car on connaˆıt des nations enti`eres o`u, non seulement la mort ´etait m´epris´ee, mais fˆet´ee : o`u les enfants de sept ans supportaient d’ˆetre fouett´es jusqu’`a la mort sans que leur visage en fˆut troubl´e. O`u la richesse ´etait tenue dans un tel m´epris que le plus mis´erable citoyen de la ville n’eˆut pas daign´e se baisser pour ramasser une bourse pleine. Et nous connaissons des r´egions tr`es fertiles en toutes sortes de vivres, o`u pourtant les mets les plus ordinaires et les plus savoureux ´etaient le pain, le cresson, et l’eau. 24. La coutume ne fit-elle pas encore ce miracle `a Chio27 ,Toutepuissance de la coutume qu’il s’y passa cent ans sans que, de m´emoire d’homme, fille ni femme n’ait failli `a son honneur? En somme, `a mon avis, il n’est rien que la coutume ne fasse ou ne puisse faire. Et c’est `a juste titre que Pindare l’appelle, `a ce qu’on dit, la reine et l’imp´eratrice du monde. Celui-ci, qu’on rencontra en train de battre son p`ere, r´epondit que c’´etait la coutume de sa maison ; que son p`ere avait ainsi battu son a¨ıeul, son a¨ıeul son bisa¨ıeul ; et montrant son fils, il dit : « celui-l`a me battra quand il aura atteint mon ˆage. » 25. Et ce p`ere, que son fils tiraillait et malmenait au milieu de la rue, lui ordonna de s’arrˆeter `a une certaine porte, car lui n’avait traˆın´e son p`ere que jusque-l`a, et c’´etait la borne des mau27. Chio ou Chios, ˆIle de la mer Eg´ee, proche des cˆotes turques.

Chapitre 22 – Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas. . . 165 vais traitements h´er´editaires, ceux que les enfants avaient pour coutume de faire subir `a leur p`ere dans leur famille. 26. Par tradition, dit Aristote, aussi souvent que par maladie, des femmes s’arrachent les cheveux, rongent leurs ongles, mangent des charbons et de la terre. Et plus28 par coutume que par nature, les hommes ont des relations avec les hommes. 27. Les lois de la conscience, dont nous disons qu’elles naissent de la nature, naissent de la tradition : chacun v´en`ere int´erieurement les opinions et les mœurs re¸cues et accept´ees autour de lui, et il ne peut s’en d´etacher sans remords, ni s’y appliquer sans les approuver. 28. Quand les Cr´etois, dans les temps anciens, voulaient maudire quelqu’un, ils priaient les dieux de lui faire contracter quelque mauvaise habitude. 29. Mais le principal effet de la puissance de la tradition, c’est qu’elle nous saisit et nous enserre de telle fa¸con que nous avons toutes les peines du monde `a nous en d´egager et `a rentrer en nous-mˆemes pour r´efl´echir et discuter ce qu’elle nous impose. 30. En fait, parce que nous les absorbons avec notre lait `a la naissance, et que le monde se pr´esente `a nous sous cet aspect la premi`ere fois que nous le voyons, il semble que nous soyons faits pour voir les choses comme cela. Et les opinions courantes que nous trouvons en vigueur autour de nous, infus´ees en notre esprit par la semence de nos p`eres, nous semblent de ce fait naturelles et universelles. 31. Il r´esulte de tout cela que ce qui est en dehors des limites de la coutume, on croit que c’est en dehors des limites de la raison : dieu sait combien cette id´ee est d´eraisonnable, le plus souvent29 . Si comme nous, qui nous ´etudions, avons appris `a le faire, chacun de ceux qui entendent une pens´ee juste cherchait 28. Sur l’ « Exemplaire de Bordeaux », Montaigne a ray´e « plus par » dans le paragraphe qu’il avait d’abord ajout´e `a la main, et r´e´ecrit `a gauche : « autant par ». 29. Andr´e Lanly [51] consid`ere que l’expression de Montaigne revient `a dire que « Dieu sait combien ce qui est dans les gonds de la coutume peut ˆetre d´eraisonnable ». Autrement dit : ce qui est dans la coutume peut ˆetre idiot. Je comprends pour ma part : « Dieu sait qu’il est d´eraisonnable de penser que ce qui est hors des gonds de la coutume est d´eraisonnable ». . . Autrement dit : ce qui est hors de la coutume n’est pas forc´ement idiot. Ce qui me semble une id´ee plus int´eressante.

166 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I aussitˆot en quoi elle le concerne lui-mˆeme, il comprendrait que cette pens´ee n’est pas tant un bon mot qu’un bon coup de fouet `a la bˆetise ordinaire de son jugement. Mais on re¸coit les avis de la v´erit´e et ses pr´eceptes comme s’ils ´etaient adress´es `a tous, et jamais `a soi-mˆeme. Au lieu de les appliquer `a ses propres comportements, on les enfouit dans sa m´emoire, bˆetement et inutilement. Mais revenons encore au pouvoir souverain de la coutume. 32. Les peuples ´elev´es dans la libert´e et habitu´es `a se commander eux-mˆemes estiment toute autre forme de gouvernement monstrueuse et contre-nature. Ceux qui sont form´es dans l’id´ee de la monarchie pensent de mˆeme. Et quelque facilit´e que le sort leur offre pour un changement, alors mˆeme qu’ils se sont lib´er´es avec bien des difficult´es de la contrainte importune d’un maˆıtre, ils s’empressent aussitˆot d’en r´einstaller un nouveau, avec les mˆemes difficult´es. C’est qu’ils ne peuvent pas se r´esoudre `a prendre en haine l’autorit´e elle-mˆeme. C’est par l’entremise de la tradition que chacun est content du lieu o`u la nature l’a plac´e : les sauvages d’Ecosse n’ont que faire de la Touraine, ni les Scythes de la Thessalie. 33. Darius demanda `a des Grecs pour combien ils accepteraient d’adopter la coutume des Indes, et manger leurs p`eres morts (car c’´etait l’usage des gens de ce pays : ils estimaient ne pas pouvoir leur trouver de meilleure s´epulture qu’en eux-mˆemes). Ils lui r´epondirent qu’ils ne le feraient pour rien au monde. Mais ayant aussi tent´e de convaincre les Indiens d’abandonner leur coutume, et d’adopter celle des Grecs, qui ´etait de brˆuler les corps de leurs p`eres, il leur fit encore plus horreur. Chacun r´eagit ainsi, parce l’usage nous d´erobe le vrai visage des choses. Il n’est rien de si grand et de si admirable d’abordLucr`ece [41], II, 1023. Qui peu `a peu ne cesse de nous ´etonner 34. Autrefois, ayant `a faire valoir un de nos usages qui faisait autorit´e bien au-del`a de nous, et ne voulant pas, comme on le fait en g´en´eral, l’´etablir seulement par la force des lois et des exemples, mais allant rechercher ses origines mˆemes, je d´ecouvris que son fondement ´etait si peu assur´e qu’il s’en fallut de peu que je ne m’en d´etache moi-mˆeme, moi qui avais pour tˆache de le renforcer chez les autres.

Chapitre 22 – Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas. . . 167 35. C’est par ce genre de recette, qu’il estime fondamentale et souveraine, que Platon entreprend de chasser les amours perverses et contre-nature de son temps30 , `a savoir : que l’opinion publique les condamne et que les po`etes et tout un chacun en disent pis que pendre. Par ce moyen, les plus belles filles n’attireront plus l’amour de leurs p`eres, ni les fr`eres, si beaux soient-ils, l’amour de leurs sœurs. Car les fables de Thyeste, d’Œdipe et de Macar´ee instilleront, par la beaut´e mˆeme de leurs vers, cette utile r´epugnance dans la tendre cervelle des enfants. 36. C’est vrai, la pudicit´e est une belle vertu, dont on connaˆıt assez l’utilit´e ; mais la traiter et la faire valoir comme fonci`erement naturelle est aussi malais´e qu’il est ais´e de la faire valoir selon l’usage, les lois, les pr´eceptes moraux. Ses premiers et universels fondements sont difficiles `a examiner `a fond ; nos maˆıtres les parcourent superficiellement, n’osent pas y regarder de pr`es, s’empressent plutˆot de se placer sous la protection de la coutume, et l`a gonflent leurs plumes et triomphent `a bon compte. 37. Ceux qui ne veulent pas se laisser entraˆıner loin de la source originelle se trompent encore plus, et se voient contraints d’adopter des opinions barbares, comme Chrysippe, qui mit un peu partout dans ses ´ecrits le peu de cas qu’il faisait des unions incestueuses, quelles qu’elles soient31 . Celui qui voudra se d´etacher du tenace pr´ejug´e de la coutume trouvera que bien des choses re¸cues comme indiscutables n’ont cependant de fondement que dans la barbe blanche et les rides de l’usage qui les accompagne. 30. Variantes – 1588 : paragraphe absent. « Exemplaire de Bordeaux » : Montaigne a ´ecrit « pr´epost`eres », puis l’a barr´e, et remplac´e au-dessus par « desnaturees ». 1595 : les deux qualificatifs sont repris. 31. Ce passage ne me semble pas tr`es clair – d’autant que les traducteurs de Diog`ene La¨erce parlant de Chrysippe ne le sont gu`ere, et ne sont gu`ere d’accord entre eux. Qu’on en juge : – Dans« Les sto¨ıciens », Gallimard, Pl´eiade, 1962, p. 78 ; Emile Br´ehier traduit ainsi une des phrases auxquelles semble renvoyer Montaigne, dans le passage n◦ 188 de Diog`ene La¨erce : « . . . Dans son trait´e de la R´epublique, il parle des relations des m`eres et des filles avec les fils. » (Ce qui est fort vague. . . ) – Dans « Diog`ene La¨erce, Vies et doctrines. . . », La Pochoth`eque, 1999, Livre VII, p. 906, traduction de Richard Goulet, on lit : « Dans son ouvrage Sur la r´epublique, il dit qu’on peut s’unir avec sa m`ere, ses filles et ses fils. » Je pense pour ma part que Chrysippe devait probablement afficher la plus profonde indiff´erence `a l’´egard du tabou de l’inceste, ce qui apparaissait pr´ecis´ement `a des gens comme Diog`ene La¨erce comme monstrueux.

168 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Une fois ce masque arrach´e, et les choses amen´ees `a la lumi`ere de la v´erit´e et de la raison, il sentira son jugement tout boulevers´e, et pourtant ramen´e `a des bases plus solides. 38. Par exemple, je lui demanderai alors s’il peut y avoir quelque chose de plus ´etrange que de voir un peuple oblig´e de suivre des lois auxquelles il n’a jamais rien compris ; de le voir soumis en toutes ses affaires domestiques, mariages, donations, testaments, ventes et achats, `a des r`egles qu’il ne peut connaˆıtre, parce qu’elles ne sont ni ´ecrites ni publi´ees dans sa langue, et dont il est de ce fait contraint par n´ecessit´e d’acheter l’interpr´etation et l’usage? 39. On ne suit pas en cela l’ing´enieuse id´ee d’Isocrates qui conseillait `a son roi de rendre libres, franches de taxes, et lucratives, les n´egociations commerciales entre ses sujets, et de rendre on´ereuses en les frappant de lourdes taxes, leurs contestations et querelles. Au contraire, on suit l`a une monstrueuse tendance qui aboutit `a mettre sur le march´e la raison elle-mˆeme, et `a donner aux lois un cours, comme pour les marchandises ! Je sais gr´e au sort de ce que – selon nos historiens – ce fut un gentilhomme gascon de mon pays qui le premier s’opposa `a Charlemagne qui voulait nous donner des lois latines et imp´eriales32 . 40. Qu’y a-t-il de plus barbare que de voir une nation o`u,V´enalit´e de la justice par coutume l´egale, la charge de juger se vend? O`u les jugements se paient contre argent comptant? O`u la justice est refus´ee en toute l´egalit´e `a celui qui n’a pas les moyens de la payer ? Et o`u cette marchandise a tellement d’importance qu’il se constitue dans la soci´et´e un quatri`eme ´etat, fait de ceux qui savent manipuler les proc`es, pour s’ajouter aux trois autres traditionnels : l’´eglise, la noblesse, et le peuple? Et o`u ce quatri`eme ayant la charge des lois, et une autorit´e souveraine sur les biens et les vies, fasse un corps `a part de celui de la noblesse? 41. Il y a de ce fait dualit´e de lois : celles de l’honneur, et celles de la justice, qui sont oppos´ees en bien des points. Car celles-l`a condamnent aussi rigoureusement un d´ementi accept´e que celles-ci un d´ementi veng´e par les armes. Dans un cas, celui 32. Selon l’´edition Plattard [48], t. 1, p. 163, note 2, l’historien est Paul´Emile dans son ouvrage De Rebus Gestis Francorum, o`u le gentilhomme en question s’y nomme « Vasco », forme latine de « Gascon ».

Chapitre 22 – Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas. . . 169 qui porte les armes et qui subit une injure sans broncher est consid´er´e comme d´eshonor´e et indigne de la noblesse, tandis que dans l’autre, celui qui a une charge civile et tire vengeance de l’injure subie encourt la peine capitale. Celui qui s’adresse aux lois pour demander raison d’une offense faite `a son honneur se d´eshonore ; et celui qui ne s’y adresse pas est puni et chˆati´e au nom de la loi. De ces deux corps si diff´erents, et se rapportant pourtant `a un seul et mˆeme chef – le roi, ceux-l`a ont en charge la paix, et ceux-ci la guerre ; ceux-l`a le gain, et ceux-ci l’honneur ; ceux-l`a le savoir, ceux-ci la valeur militaire ; ceux-l`a la parole, ceux-ci l’action ; ceux-l`a la justice, ceux-ci la vaillance ; ceux-l`a la raison, ceux-ci la force ; ceux-l`a la robe longue, ceux-ci la courte. . . 42. Quant aux choses de moindre importance, comme les vˆetements, `a celui qui voudrait les ramener `a leur but v´eritable, qui est le service et la commodit´e du corps, et d’o`u ils tirent leur grˆace et leur agr´ement originel, j’indiquerai, comme les plus extravagants qui se puissent imaginer, nos bonnets carr´es, cette longue queue de velours pliss´e qui pend aux tˆetes de nos femmes avec son attirail bigarr´e, et cette vaine et inutile pi`ece moulant un membre que nous ne pouvons pas d´ecemment nommer, mais dont nous faisons ´etalage et ostentation en public. 43. Ces consid´erations ne d´etournent pourtant pas un homme sens´e de suivre le style ordinaire ; mais `a l’inverse, il me semble que toutes les fa¸cons de faire trop extravagantes ou originales rel`event plus de la folie, ou de l’affectation ambitieuse, que du bon sens. Le sage, s’il doit isoler int´erieurement son esprit de la foule, pour le maintenir capable de juger librement des choses, `a l’ext´erieur, par contre, doit suivre enti`erement les formes et les usages re¸cus. La soci´et´e n’a que faire de ce que nous pensons ; mais le reste, c’est-`a-dire nos actions, notre travail, nos situations et notre vie priv´ee, il faut accorder et adapter cela `a son service et aux opinions communes, comme le fit ce bon et grand Socrate, qui refusa de sauver sa vie en d´esob´eissant `a l’autorit´e publique, mˆeme tr`es injuste, voire inique33 . Car chacun doit observer celles 33. D’apr`es X´enophon, puis Platon, dans « Critias », Socrate refusa de se soutraire au chˆatiment suprˆeme, alors que ses amis lui proposaient de s’´evader.

170 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I du lieu o`u il se trouve, c’est la r`egle des r`egles, la loi g´en´erale des lois : On doit ob´eir aux lois de son pays. Sentences grecques, ´ed. Crispin. 44. Voici des choses d’une autre cuv´ee. Il n’est pas du tout certain qu’il y ait v´eritablement autant de profit `a changer une loi re¸cue, quelle qu’elle soit, qu’il y a d’inconv´enient `a l’´ebranler. C’est qu’une organisation politique est comme un bˆatiment fait de diverses pi`eces jointes ensemble de telle fa¸con qu’il est impossible d’en faire bouger une sans que tout l’ensemble ne s’en ressente. Le l´egislateur des Thuriens34 ordonna que quiconque voudrait abolir une loi ancienne ou en instituer une nouvelle devrait se pr´esenter au peuple la corde au cou, afin que si la nouveaut´e n’´etait pas approuv´ee de chacun, il fˆut imm´ediatement ´etrangl´e. Et celui de Lac´ed´emone35 passa sa vie `a obtenir de ses concitoyens la promesse ferme qu’ils n’enfreindraient aucune de ses ordonnances. 45. L’´ephore36 qui coupa si brutalement les deux cordes que Phrinys avait ajout´ees `a la musique ne se mit pas en peine de savoir si elle s’en trouvait am´elior´ee, ou si les accords en ´etaient plus pleins : il lui suffisait, pour les condamner, que cela constitue une alt´eration de l’ancienne. C’est ce que signifiait le symbole de l’´ep´ee rouill´ee de la justice de Marseille37 . 46. J’ai du d´egoˆut envers la nouveaut´e, quelque visage qu’elle ait, et ai de bonnes raisons pour cela, car j’en ai vu des effets tr`es dommageables. Celle qui nous accable depuis tant d’ann´ees38 , n’est pas responsable de tout, mais on peut dire avec vraisemblance que, de fa¸con fortuite, elle a tout produit et engendr´e, y compris les maux et les ruines qui se font sans elle, et contre elle : 34. Thuriens : habitants de Thurion, petite ville du sud de l’Epire. Diodore de Sicile nomme Zaleucos ce l´egislateur. 35. Il s’agit de Lycurgue. 36. A Lac´ed´emone (Sparte), il y avait cinq magistrats appel´es « ´Ephores » dont le pouvoir contrebalan¸cait celui du roi et du s´enat. 37. Cette marque de conservatisme des Marseillais avait d´ej`a ´et´e relev´ee par Val`ere-Maxime. 38. Il s’agit de la R´eforme.

Chapitre 22 – Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas. . . 171 c’est `a elle de s’en blˆamer. H´elas, ce sont mes propres traits qui ont fait mes blessures39 . 47. Ceux qui ´ebranlent un ´Etat sont g´en´eralement les premiers `a ˆetre engloutis dans sa ruine. Le b´en´efice du trouble ne profite gu`ere `a celui qui l’a initi´e : il agite et brouille l’eau pour d’autres pˆecheurs. L’unit´e et la structure de la monarchie, ce grand bˆatiment, ayant ´et´e disloqu´e et d´ecompos´e notamment sur ses vieux jours, par cette nouveaut´e40 , offre `a l’envi des ouvertures et des entr´ees `a de semblables dommages. La majest´e royale41 s’abaisse plus difficilement du sommet au milieu qu’elle ne tombe du milieu au fond. 48. Mais si les inventeurs sont plus pernicieux, les imitateurs42 sont plus vicieux, car ils suivent des exemples dont ils ont pourtant ressenti et puni l’horreur et le mal. Et s’il y a quelque degr´e d’honneur, mˆeme quand on fait le mal, c’est aux autres, et non `a eux-mˆemes, que revient la gloire de l’invention et le courage du premier effort. Toutes sortes de d´esordres nouveaux puisent commod´ement dans cette source premi`ere et f´econde, et y trouvent les formes et les mod`eles qui permettent de troubler la soci´et´e. On peut trouver dans nos lois elles-mˆemes, faites pour porter rem`ede `a ce premier mal, la m´ethode `a employer et le pr´etexte n´ecessaire pour r´ealiser toutes sortes de mauvaises entreprises. Il nous advient ce que Thucydide dit des guerres civiles de son temps, que pour att´enuer les vices publics, on leur donnait des noms nouveaux et plus doux, comme pour les excuser, en ´edulcorant et en d´etournant leurs vrais titres. On fait cela sous pr´etexte de r´eformer nos consciences et nos croyances ; « le pr´etexte est honnˆete ». Mais le meilleur des pr´etextes de T´erence [92], I. 39. Ovide [58] ´Epˆıtres de Phyllis `a D´emophon 40. Traduction : je suppose que le « elle » du texte renvoie `a la « nouveaut´e » dont il a ´et´e question plus haut, c’est-`a-dire la R´eforme. 41. Dans le texte de l’« exemplaire de Bordeaux », « dict un ancien » figure dans ce qui a ´et´e rajout´e `a la main par Montaigne, mais cela n’a pas ´et´e imprim´e dans l’´edition de 1595. 42. P. Villey voit ici, probablement `a juste titre, une allusion au parti des « Ligueurs » (catholiques), qui s’´etaient, eux aussi, r´evolt´es contre l’autorit´e royale, `a l’imitation des Protestants.

172 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I nouveaut´e est dangereux. Tant il est vrai qu’aucun changementTite-Live [89], xxxiv, 54. apport´e aux anciennes institutions ne vaut d’ˆetre approuv´e. 49. Il me semble donc, pour parler franchement, qu’il faut un grand orgueil et bien de la pr´esomption pour attacher de la valeur `a nos opinions au point que, pour les faire triompher, il faille renverser la paix publique, et introduire in´evitablement tant de malheurs : la terrible corruption des mœurs que suscitent les guerres civiles, les bouleversements complets des choses fondamentales, et tout cela dans son propre pays. N’est-ce pas un mauvais calcul que de promouvoir tant de vices certains et connus, pour combattre des erreurs contest´ees et discutables? Y a-t-il des vices d’une esp`ece pire que ceux qui choquent notre conscience et nos sentiments naturels? 50. Le S´enat osa faire cette concession, lors du diff´erend qui l’opposa au peuple sur la question du minist`ere religieux : il d´eclara que cela concernait plus les dieux qu’eux-mˆemes, que ces dieux veilleraient `a ce que leur propre culte ne soit pas profan´e. C’est dans le mˆeme sens qu’avait r´epondu l’oracle `a ceux de Delphes `a propos de la guerre contre les M`edes : craignant l’invasion des Perses, ils demand`erent au Dieu ce qu’ils devaient faire des tr´esors sacr´es de son temple : les cacher ou les emporter? Il leur r´epondit qu’ils ne touchent `a rien et s’occupent d’eux-mˆemes, car il ´etait bien capable de s’occuper de ses propres affaires. 51. La religion chr´etienne pr´esente toutes les marques d’une extrˆeme justice et d’une extrˆeme utilit´e ; mais nulle qui soit plus ´evidente que sa ferme recommandation de l’ob´eissance `a l’autorit´e et du maintien de l’ordre ´etabli. Quel merveilleux exemple nous en a donn´e la sagesse divine ! Pour assurer le salut du genre humain et remporter une glorieuse victoire contre la mort et le p´ech´e, elle n’a pourtant voulu agir qu’en accord avec notre syst`eme politique, et a soumis son progr`es et la poursuite de son but si noble et salutaire `a l’aveuglement et `a l’injustice de nos coutumes et usages ; elle a laiss´e couler le sang innocent de tant d’´elus, ses favoris, et accept´e de passer tant d’ann´ees `a mˆurir cet inestimable fruit : notre salut ! 52. Entre celui qui suit les usages et les lois de son pays et celui qui entreprend de les manipuler et de les changer, il y a une tr`es grande diff´erence de point de vue. Le premier invoque

Chapitre 22 – Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas. . . 173 comme excuse la simplicit´e, l’ob´eissance et l’exemple : quoi qu’il fasse, ce ne peut ˆetre un mal, tout au plus un malheur. « Qui pourrait, en effet, ne pas respecter une antiquit´e qui nous a ´et´e Cic´eron [11], I, 11. conserv´ee et prouv´ee par les plus ´eclatants t´emoignages? » 53. Et en outre, comme dit Isocrate, dans la mod´eration, il y a plus d’insuffisance que d’exc`es. Celui qui veut tout changer se trouve dans une situation bien plus difficile, car qui se mˆele de choisir et de changer s’arroge l’autorit´e de juger et doit faire la preuve qu’il est capable de voir le fautif dans ce qu’il chasse comme le bien dans ce qu’il introduit. Voici la consid´eration fort simple qui m’a confort´e dans ma position, et r´efr´en´e ma jeunesse mˆeme, plus t´em´eraire pourtant : je ne dois pas charger mes ´epaules d’un poids aussi lourd que celui de parler au nom d’une connaissance si importante, et ne pas me risquer en celle-ci l`a o`u je n’oserais le faire en toute s´er´enit´e dans les domaines o`u j’ai ´et´e instruit, et dans lesquels la t´em´erit´e de jugement ne cause pas de pr´ejudice. 54. Car il me semble tr`es mal venu de vouloir subordonner les lois et usages publics et stables, `a l’instabilit´e de la fantaisie individuelle (car la raison individuelle n’a de valeur qu’individuelle), et entreprendre sur les lois divines ce que nulle soci´et´e ne supporterait pour les lois civiles : mˆeme si la raison humaine a bien plus de rapport avec ces derni`eres, elles demeurent cependant pleinement juges de leurs juges. Et leur connaissance intime doit servir `a expliquer et ´etendre l’usage qui en a ´et´e re¸cu, non `a le d´etourner et en proposer un autre. 55. Si parfois la providence divine a transgress´e les lois auxquelles elle nous a astreints, ce n’est pas pour nous en dispenser. Ce sont des interventions de sa propre main qu’il nous faut, non pas imiter, mais admirer ; des exemples extraordinaires, frapp´es au coin de sa volont´e expresse, comme les miracles qu’elle nous fournit pour t´emoignage de sa toute puissance, et qui se situent bien au-del`a de nos propres capacit´es. Et c’est folie et impi´et´e que de chercher `a les reproduire ; nous ne devons pas les suivre, mais les contempler, frapp´es d’admiration. Ce sont des actes qui rel`event de son rˆole – et non du nˆotre. 56. Cotta d´eclare bien opportun´ement `a ce sujet : « En mati`ere de religion, mes autorit´es sont T. Coruncanius, P. Scipion,

174 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I P. Scevola, les grands Pontifes, non Z´enon, Cl´eanthe ou Chrysippe43 . » 57. Dieu le sait : dans la querelle qui nous oppose en ce moment44 , et o`u il y a cent articles de foi `a enlever et remplacer, graves et profonds, combien sont ceux qui peuvent se vanter d’avoir pr´ecis´ement examin´e les raisons profondes de l’un et de l’autre parti ? Leur nombre, s’il en est un, ne serait gu`ere en mesure de nous troubler. Mais la foule des autres, o`u va-t-elle? Sous quelle banni`ere se range-t-elle, de son cˆot´e? Il advient de leur rem`ede comme des autres m´edicaments faibles et mal appliqu´es : ce qu’il devait purger en nous, il l’´echauffe, l’exasp`ere et l’aigrit par le conflit, et il nous reste dans le corps. Sa faiblesse n’a pas pu nous purger, mais elle nous a cependant affaiblis. De telle sorte que nous ne pouvons pas nous en d´ebarrasser non plus, et que nous ne r´ecoltons de son intervention que des souffrances prolong´ees et intestines45 . 58. Toujours est-il que le sort, dont l’autorit´e est toujours sup´erieure `a celle de nos discours, nous pr´esente parfois la n´ecessit´e comme si urgente qu’il faut bien que les lois lui accordent une place ; et quand on r´esiste au d´eveloppement d’une innovation introduite de force, se tenir en tout et partout r´eserv´e et respectueux contre ceux qui agissent en toute libert´e, dont les desseins sont par l`a susceptibles d’ˆetre favoris´es, et qui n’ont d’autre loi ni d’autre r`egle que d’agir `a leur avantage, c’est l`a une dangereuse obligation et un combat in´egal. « Se fier `a un perfide, c’est luiS´en`eque,[80], Œdipe, III, 686. donner les moyens de nuire. » 59. D’autant plus que la r`egle ordinaire dans un Etat en bonne sant´e ne propose rien pour ces accidents extraordinaires : elle pr´esuppose un corps stable dans ses principaux organes et services, et un consentement commun `a l’observation de ses lois et `a leur ob´eissance. Le comportement l´egitime est un comportement calme, pesant et contraint, qui n’est pas de nature `a tenir bon devant un comportement libre et effr´en´e. 43. Les trois derniers personnages cit´es sont des philosophes grecs, « sto¨ıciens » et « sceptiques ». 44. Celle qui fait rage entre Catholiques et Protestants. 45. Le sens de « interne » ´etant toujours vivace dans l’expression courante : « querelles intestines », j’ai conserv´e le mot ici.

Chapitre 22 – Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change pas. . . 175 60. On sait que l’on reproche encore `a ces deux grands personnages, Octavius et Caton, d’avoir, pendant les guerres civiles de Sylla et de C´esar, laiss´e courir les plus grands dangers `a leur patrie, plutˆot que de la secourir aux d´epens de ses lois, et en modifiant l’ordre des choses. Car en v´erit´e, `a la derni`ere extr´emit´e, quand il n’y a plus moyen de r´esister, il serait probablement plus sage de baisser la tˆete et de supporter les coups, que de s’obstiner au-del`a du possible `a ne rien lˆacher, et donner occasion ainsi `a la violence de tout fouler aux pieds. Il vaudrait mieux faire vouloir aux lois ce qu’elles peuvent faire, puisqu’elles ne peuvent faire ce qu’elles veulent. C’est ce que fit celui qui ordonna qu’elles fussent suspendues vingt-quatre heures46 , celui qui changea pour cette fois-l`a un jour du calendrier47 , et cet autre qui du mois de juin fit un second mois de mai48 . 61. Les Lac´ed´emoniens eux-mˆemes, pourtant si scrupuleux `a respecter les lois de leur pays, se trouvant gˆen´es par la loi qui d´efendait d’´elire deux fois Amiral la mˆeme personne, alors que leurs affaires requ´eraient de toute n´ecessit´e que Lysandre prˆıt de nouveau cette charge, nomm`erent en effet un certain Aracus comme Amiral, mais Lysandre Surintendant de la Marine. Et ils us`erent encore d’une semblable subtilit´e, quand ils envoy`erent un de leurs ambassadeurs devant les Ath´eniens, pour obtenir le changement d’un r`eglement quelconque. P´ericl`es all´eguant qu’il ´etait d´efendu d’enlever le tableau o`u une loi avait ´et´e inscrite, l’ambassadeur lui conseilla de le retourner seulement, puisque cela n’´etait pas d´efendu49 . Et c’est de cela que Plutarque loue Philopœmen, disant que n´e pour commander, il savait non seulement commander selon les lois, mais commander aux lois elles-mˆemes, quand la n´ecessit´e publique l’exigeait. 46. Il s’agit d’Ag´esilas qui d´ecida de ne pas appliquer les lois de Sparte un jour o`u elles auraient entraˆın´e la punition d’un trop grand nombre de soldats (cf. Plutarque [68] Ag´esilas, VI). 47. Selon Plutarque, il s’agirait d’Alexandre. 48. Il s’agirait encore d’Alexandre, qui ordonna qu’on appelle le mois de juin le « second mai » pour ´eviter de commencer une campagne en juin, usage contraire `a celui des rois mac´edoniens. 49. cf. Plutarque [68] Vie de P´ericl`es, XVIII.

Chapitre 23 R´esultats diff´erents d’un mˆeme projet. 1. Jacques Amyot, grand Aumˆonier de France, m’a racont´e l’histoire que voici, qui est tout `a l’honneur d’un prince des nˆotres1 (et il l’´etait `a juste titre, mˆeme s’il ´etait d’origine ´etrang`ere). Durant nos premi`eres difficult´es au si`ege de Rouen, ce prince fut averti par la reine, m`ere du roi, d’un projet con¸cu pour attenter `a sa vie, et eut pr´ecis´ement connaissance par ses lettres de l’identit´e de celui qui devait l’ex´ecuter (un gentilhomme angevin ou manceau, devenu alors familier de sa maison dans ce but). Il ne parla `a personne de cet avertissement ; mais se promenant le lendemain au mont Sainte-Catherine, d’o`u partaient nos tirs d’artillerie vers Rouen, dont nous faisions alors le si`ege, et ayant `a ses cˆot´es Amyot et un autre ´evˆeque, il aper¸cut ce gentilhomme, qui lui avait ´et´e d´esign´e, et le fit appeler. 2. Quand il fut en sa pr´esence, le voyant d´ej`a pˆalir et fr´emir, troubl´e par sa conscience, il lui dit : « Monsieur de ***, vous vous doutez bien de ce que je veux vous dire, votre visage le montre. Vous n’avez rien `a me cacher, car je suis si bien au courant de votre affaire que vous ne feriez qu’aggraver votre cas en essayant de la dissimuler. Vous savez bien ceci. . . et encore ceci. . . (les tenants et aboutissants des ´el´ements les plus secrets de ce complot). Sur votre vie, vous allez donc me confesser la v´erit´e de toute cette entreprise. » 1. Il s’agit de Fran¸cois de Guise. La Thi´erache, dont Guise ´etait la capitale, faisait partie de la Lorraine, qui ne faisait pas alors partie de la France : c’est pourquoi Montaigne ´evoque l’origine « ´etrang`ere » du prince.

178 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 3. Quand ce pauvre homme se rendit compte qu’il ´etait pris et confondu, (car tout avait ´et´e d´evoil´e `a la reine par un de ses complices), il ne put que joindre les mains et demander la grˆace et la mis´ericorde du prince. Il voulut se jeter `a ses pieds, mais l’autre l’arrˆeta en ces termes : « R´epondez-moi : vous ai-je nui dans le pass´e? Ai-je poursuivi quelqu’un des vˆotres d’une haine particuli`ere? Il n’y a pas trois semaines que je vous connais ; quelle raison a pu vous d´eterminer `a vouloir ma mort? » Le gentilhomme r´epondit d’une voix tremblante qu’il n’avait aucune raison particuli`ere `a cela, mais qu’il en allait de l’int´erˆet de la cause g´en´erale de son parti, et qu’on l’avait persuad´e que ce serait une action pleine de pi´et´e que de se d´ebarrasser, de quelque mani`ere que ce fˆut, d’un si puissant ennemi de leur religion. 4. « Maintenant, poursuivit le prince, je vais vous montrer combien cette religion qui est la mienne est plus douce que celle que vous professez. La vˆotre vous a conseill´e de me tuer sans m’entendre, bien que vous n’ayez subi aucune offense de ma part. La mienne me commande de vous pardonner, puisque vous voil`a convaincu d’avoir voulu me tuer2 sans raison. Allez vous-en, retirez-vous, je ne veux plus vous voir ici. Et si vous ˆetes sens´e, prenez dor´enavant pour ce que vous entreprenez, de meilleurs conseillers que ceux-l`a. » 5. L’empereur Auguste ´etant en Gaule, fut inform´e d’une conjuration que fomentait contre lui L. Cinna3 , et il d´ecida d’en tirer vengeance. Il fit donc appeler pour le lendemain le conseil de ses amis ; mais la nuit pr´ec´edente, il la passa dans une grande agitation, songeant qu’il allait devoir faire mourir un jeune homme de bonne famille, et neveu du grand Pomp´ee. En se lamentant, il se tenait divers discours : « Quoi ! faudrait-il que je demeure en proie aux craintes et aux alarmes, et que pendant ce temps, je laisse mon meurtrier se promener `a son aise? S’en ira-t-il quitte, apr`es s’en ˆetre pris `a moi, moi qui ai surv´ecu `a tant de guerres 2. Le texte imprim´e de 1588 – que Montaigne n’a pratiquement pas modifi´e dans ce chapitre – comporte ici « m’avoir voulu homicider ». Le texte imprim´e de 1595 est lui : « m’avoir voulu tuer ». On peut remarquer d’ailleurs que « tuer » apparaˆıt quelques lignes plus haut. 3. Ce fait-divers nous est surtout connu aujourd’hui encore par la pi`ece de Corneille Cinna ou la cl´emence d’Auguste. Montaigne s’inspire ici du texte de S´en`eque (De Clementia, IX), qu’il traduit en le condensant `a peine. C’est ´egalement de ce texte de S´en`eque que Corneille a tir´e l’argument de sa pi`ece.

Chapitre 23 – R´esultats diff´erents d’un mˆeme projet. 179 civiles, tant de batailles, sur mer comme sur terre? Quand c’est moi qui ai ´etabli la paix universelle, celui qui a d´ecid´e, non seulement de me tuer mais de me sacrifier, sera-t-il absous? » (et en effet, la conjuration avait pr´evu de le tuer pendant qu’il ferait des sacrifices). 6. Apr`es cela, ´etant rest´e silencieux quelque temps, il recommen¸cait d’une voix plus forte, et s’en prenait `a lui-mˆeme :« Pourquoi vis-tu, si tant de gens veulent que tu meures? N’y aura-t-il pas de fin `a tes vengeances et `a tes cruaut´es? Ta vie vaut-elle que tant de mal soit fait pour la conserver? » Livia, sa femme, le sentant dans ces angoisses, lui dit :« les conseils d’une femme seront-ils ´ecout´es? Fais ce que font les m´edecins quand les rem`edes habituels ne servent `a rien : ils en essaient de contraires. Par la s´ev´erit´e, tu n’as jusqu’`a pr´esent rien obtenu : Lepius a suivi Savidienus ; Murena, Lepide ; Caepion, Murena ; Egnatus, Caepio. Essaie donc de savoir comment te r´eussiront la douceur et la cl´emence. Cinna est confondu : pardonne-lui ; d`es lors il ne pourra plus te nuire, et servira ta gloire. » 7. Auguste fut bien aise d’avoir trouv´e un avocat qui le comprˆıt, et ayant remerci´e sa femme et d´ecommand´e ses amis, qu’il avait convoqu´es en Conseil, il demanda qu’on fasse venir Cinna pour le voir seul `a seul. Ayant donc fait sortir tout le monde de sa chambre et fait donner un si`ege `a Cinna, il lui parla en ces termes : « D’abord, Cinna, je te demande de m’´ecouter tranquillement : ne m’interromps pas, je te donnerai la possibilit´e et le temps n´ecessaire pour me r´epondre. Tu sais que je t’ai pris dans le camp de mes ennemis, non seulement parce que tu t’´etais fait mon ennemi, mais parce que tu ´etais n´e ainsi, et que je t’ai laiss´e la vie sauve. Je te rendis tous tes biens, et j’ai fait de toi, en fin de compte, un homme si ais´e et si bien pourvu que les vainqueurs eux-mˆemes envient la condition faite au vaincu. Le sacerdoce que tu me demandas, je te l’ai accord´e, alors que je l’avais refus´e `a d’autres, dont les p`eres avaient toujours combattu avec moi. Et apr`es t’avoir tellement favoris´e, voil`a que tu projettes de me tuer. » 8. Cinna s’´etant r´ecri´e qu’il ´etait bien loin d’avoir une aussi mauvaise pens´ee, Auguste poursuivit : « Tu ne tiens pas ta promesse, Cinna ; tu m’avais assur´e que je ne serais pas interrompu. Oui, tu as projet´e de me tuer, en tel lieu et en tel jour, en

180 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I telle compagnie, et de telle fa¸con. » Le voyant accabl´e par ces r´ev´elations, silencieux et non plus cette fois `a cause de sa promesse, mais tenaill´e par sa conscience, il ajouta : « Pourquoi faistu cela? Est-ce pour devenir empereur? Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas dans l’Etat s’il n’y a que moi qui puisse t’empˆecher d’arriver `a la dignit´e suprˆeme. » 9. « Tu n’es mˆeme pas capable de d´efendre ta maison, et tu as perdu derni`erement un proc`es contre un simple affranchi. Quoi? Tu n’as donc rien d’autre en ton pouvoir que de t’en prendre `a celui de C´esar? Je te l’abandonne, s’il n’y a que moi qui fais obstacle `a tes esp´erances. Penses-tu que Paul, que Fabius, les Coss´eens et les Serviliens te soutiennent, et une si grande foule de nobles, non seulement nobles par le nom, mais de gens qui par leur valeur, honorent la noblesse? » Apr`es lui avoir ainsi parl´e pendant plus de deux heures, il lui dit enfin : « Allons, Cinna, je te laisse la vie en tant que traˆıtre et parricide comme je te l’ai laiss´ee autrefois en tant qu’ennemi. Que ce jour marque le d´ebut de notre amiti´e. Et voyons celui qui prouvera le mieux sa bonne foi, moi de t’avoir donn´e la vie, et toi de l’avoir re¸cue. » 10. Sur ces mots, il se s´epara de lui. Quelque temps apr`es, il lui attribua le consulat, lui faisant reproche de ne pas avoir os´e le lui demander. Il fut dor´enavant son ami, et le fit son seul h´eritier. Et depuis cette affaire, qui se produisit quand Auguste avait atteint quarante ans, il n’y eut plus jamais de conjuration contre lui, juste r´ecompense de sa cl´emence. Mais il n’en advint pas de mˆeme `a notre prince : sa bienveillance ne l’empˆecha pas de tomber par la suite dans le pi`ege d’une semblable trahison. C’est donc une chose bien vaine et l´eg`ere que la sagesse humaine : `a travers tous nos projets, et malgr´e toutes nos r´eflexions et pr´ecautions, le sort4 reste toujours maˆıtre des ´ev´enements. 11. Nous disons des m´edecins qu’ils ont de la chance quand ils obtiennent une issue heureuse ; comme si leur art ´etait le seul qui ne puisse se suffire `a lui-mˆeme, et que ses fondements soient 4. Montaigne emploie ici, comme ailleurs `a plusieurs reprises, « la fortune », qui est en somme la personnification du « sort ». J’emploie « sort » dans ma traduction, parce que le mot « fortune » en a connu une depuis qui fut assez diff´erente. . . Mais il est int´eressant de noter que la censure pontificale avait demand´e `a Montaigne de faire disparaˆıtre ce mot des « Essais » – et qu’il ne l’a pas fait.

Chapitre 23 – R´esultats diff´erents d’un mˆeme projet. 181 trop fragiles pour ne compter que sur ses propres forces ; comme si leur art ´etait le seul `a qui la chance ´etait n´ecessaire pour r´ealiser son œuvre. Je pense de la m´edecine tout le bien ou le mal que l’on La m´edecine voudra – nous n’avons, Dieu merci, jamais affaire ensemble. Je suis le contraire des autres : je la m´eprise volontiers d’ordinaire, et quand je suis malade, au lieu de m’amender, je me mets `a la ha¨ır et la craindre, et je r´eponds `a ceux qui insistent pour que je prenne un m´edicament : « Attendez au moins que j’aie repris assez de forces pour pouvoir r´esister `a l’effet et aux risques de votre breuvage ». Je laisse faire la nature ; je pr´esuppose qu’elle est pourvue de dents et de griffes pour se d´efendre des assauts qui sont port´es contre elle, et pour maintenir cet assemblage dont elle cherche `a ´eviter la dislocation. . . Et je crains, quand elle est aux prises ´etroitement et intimement avec la maladie, qu’au lieu de lui porter secours, ce ne soit `a son adversaire au contraire qu’on vienne en aide, et qu’on ne la charge encore, elle, de nouveaux soucis. 12. Je dis donc que, non seulement en m´edecine, mais dans plusieurs autres arts, la chance a une part importante. Les ´elans po´etiques, qui emportent leur auteur, et le mettent dans un ´etat second, pourquoi ne pas les attribuer `a sa chance, puisqu’il reconnaˆıt lui-mˆeme qu’ils d´epassent ses possibilit´es et ses forces, et qu’ils lui semblent venir d’ailleurs que de lui-mˆeme, sans qu’il en soit du tout le maˆıtre? De mˆeme les orateurs, qui ne pr´etendent pas maˆıtriser du tout ces mouvements et agitations extraordinaires qui les poussent au-del`a de leurs objectifs. De mˆeme encore en peinture, o`u il arrive que des coups de pinceau ´echappent `a la main du peintre, allant au-del`a de ses conceptions et de ses connaissances, qu’il admire, et qui l’´etonnent lui-mˆeme. Mais la chance montre de fa¸con encore beaucoup plus ´evidente la part qu’elle prend en tout cela, par les grˆaces et les beaut´es qu’on y trouve, non seulement alors que l’auteur ne les avait pas pr´em´edit´ees, mais mˆeme sans qu’il en ait eu connaissance. Un lecteur intelligent d´ecouvre souvent dans les ´ecrits des autres des perfections autres que celles que l’auteur pensait y avoir mises, et leur prˆete des formes et des significations plus riches. 13. Quant aux entreprises militaires, chacun voit combien la chance y joue un rˆole important. Dans nos propres r´eflexions et d´elib´erations, il faut `a coup sˆur qu’il y ait un m´elange de chance

182 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I et de hasard, car ce que peut notre sagesse n’est pas grand-chose : plus elle est aigu¨e et vive, plus elle trouve en elle-mˆeme de faiblesses, et donc se d´efie d’autant plus d’elle-mˆeme. Je suis du mˆeme avis que Sylla5 : quand je regarde de pr`es les exploits les plus glorieux de la guerre, je vois, `a ce qu’il me semble, que ceux qui les conduisent n’y emploient la r´eflexion et la d´elib´eration int´erieure que par acquis de conscience, et que la partie la plus importante de l’entreprise est laiss´ee `a la chance. La confiance qu’ils ont en son secours va bien au-del`a des bornes de tout discours raisonn´e. Il ´eprouvent, durant leurs r´eflexions, des all´egresses fortuites, et des fureurs ´etonnantes, qui les poussent le plus souvent `a prendre le parti le moins fond´e en apparence, et qui amplifient leur courage au-del`a du raisonnable. C’est pourquoi il est arriv´e `a plusieurs grands capitaines anciens, pour donner du cr´edit `a ces d´ecisions t´em´eraires, de faire croire `a leurs gens qu’ils y ´etaient contraints par quelque inspiration, par quelque signe pr´emonitoire. 14. Voil`a pourquoi, en raison des difficult´es provoqu´ees par les circonstances et accidents divers de chaque chose, l’impossibilit´e de voir et de choisir ce qui nous est le plus commode nous plonge dans l’incertitude et la perplexit´e. Le plus sˆur, quand aucune autre consid´eration ne nous y conduirait, est `a mon avis, de se ranger au parti o`u l’on trouve le plus d’honnˆetet´e et de justice ; et puisqu’on doute sur le plus court, s’en tenir toujours au chemin le plus droit. Comme pour ces deux exemples que je viens de proposer : il ne fait pas de doute que pour celui qui avait subi l’offense, il ´etait plus beau et plus g´en´ereux de pardonner que d’agir autrement. Si l’affaire a mal tourn´e pour le premier, il ne faut pas s’en prendre pour autant `a ses bonnes intentions ; car on ne peut savoir si, ayant pris le parti contraire, il eˆut fini par ´echapper `a la fin que le destin avait fix´ee pour lui, et il eˆut de toutes fa¸cons en ce cas perdu la gloire d’une si rare humanit´e. 15. On voit dans les livres d’histoire bien des gens vivant dans la crainte d’ˆetre assassin´es. La plupart ont pris le parti de courir au-devant des conjurations qu’on montait contre eux, par la vengeance et les supplices. Mais j’en vois fort peu auxquels ce 5. Le nom de Sylla n’´etait pas mentionn´e dans l’´edition de 1580, il n’apparaˆıt que dans celle de 1582. Montaigne a donc lu le « Sylla » de Plutarque entre 1580 et 1582.

Chapitre 23 – R´esultats diff´erents d’un mˆeme projet. 183 rem`ede ait ´et´e utile, comme en t´emoigne le sort de tant d’empereurs romains. Celui qui se trouve soumis `a un danger de ce genre ne doit pas esp´erer grand-chose de sa force ni de sa vigilance. Car comment se garantir contre un ennemi qui a le visage du plus serviable de nos amis? Et comment connaˆıtre les volont´es et les pens´ees int´erieures de ceux qui nous assistent? On a beau prendre des mercenaires pour sa garde, et ˆetre toujours entour´e d’une haie d’hommes arm´es : celui qui fait peu de cas de sa propre vie se rendra toujours maˆıtre de celle d’autrui. Et ce perp´etuel soup¸con, qui le fait douter de tout le monde, constitue pour le prince un terrible tourment. 16. C’est pourquoi Dion, ´etant averti que Callipe guettait les moyens de le faire mourir, n’eut jamais le courage de chercher `a en savoir plus, disant qu’il aimait mieux mourir que vivre dans la mis´erable situation d’avoir `a se garder, non seulement de ses ennemis, mais mˆeme de ses amis. C’est ce qu’Alexandre montra avec bien plus de force encore, et plus concr`etement, quand il fut averti par une lettre de Parmenion que Philippe son m´edecin favori avait ´et´e corrompu par l’argent de Darius pour l’empoisonner. En mˆeme temps qu’il faisait lire la lettre en question `a Philippe, il avala le breuvage qu’on lui pr´esentait. N’´etait-ce pas une fa¸con d’exprimer cette r´esolution selon laquelle, si ses amis voulaient le tuer, il consentait `a ce qu’ils le fissent? Ce prince est le souverain patron des actes risqu´es ; mais je ne sais s’il y a un seul trait de sa vie qui ait plus de fermet´e que celui-l`a, et une beaut´e plus ´eclatante sous bien des aspects. 17. Ceux qui prˆechent aux princes une d´efiance si attentive sous le pr´etexte de leur s´ecurit´e, leur prˆechent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se fait sans risques. J’en connais un, tr`es entreprenant, et de nature tr`es courageuse, dont on corrompt chaque jour la bonne fortune en essayant de le persuader de se retirer parmi les siens, de ne se prˆeter `a aucune r´econciliation avec ses anciens ennemis, de rester `a part, et de ne pas s’en remettre `a des bras plus forts, quelque promesse qu’on lui fasse, et quelque utilit´e qu’il puisse y trouver. J’en connais un autre qui a fait progresser sa situation pour avoir fait un choix inverse. 18. La hardiesse, dont ils cherchent si avidement la gloire, se manifeste, en cas de besoin, aussi admirablement en pourpoint que sous les armes, dans un appartement que dans un camp,

184 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I le bras pendant que le bras lev´e. La prudence, si douce et circonspecte, est l’ennemie mortelle des grands desseins. Scipion6 sut, pour satisfaire la volont´e de Syphax7 de quitter son arm´ee et abandonner l’Espagne, encore incertaine apr`es sa conquˆete r´ecente, et passer en Afrique dans deux simples navires pour se risquer en terre ennemie o`u r´egnait un roi barbare, dont la loyaut´e ´etait inconnue, sans garanties, sans otages pr´ealables, confiant sa s´ecurit´e `a son seul courage, `a sa chance et `a l’espoir de voir s’accomplir ses hautes esp´erances. « La confiance que nous t´emoignons appelle le plus souvent la bonne foi. »Tite-Live [89], XXII, 22. 19. Une vie ambitieuse et fameuse doit donc, `a l’inverse de la prudence, faire peu de cas des soup¸cons et leur tenir la bride courte : la crainte et la d´efiance invitent aux mauvais coups et les attirent. C’est surtout en abandonnant volontairement sa vie et sa libert´e entre les mains de ses ennemis que le plus m´efiant de nos rois r´etablit sa situation : il montra qu’il avait une enti`ere confiance en eux, afin qu’ils eussent confiance en lui8 . A ses l´egions mutin´ees et prenant les armes contre lui, C´esar n’opposait que l’autorit´e de son visage et la fiert´e de ses paroles ; et il se fiait tellement `a lui-mˆeme et `a sa chance, qu’il ne craignait pas de faire d´ependre celle-ci d’une arm´ee s´editieuse et rebelle. Il parut sur un tertre, intr´epide, debout,Lucain [40], V, 316-318. Et qu’il n’ait peur de rien lui valut d’ˆetre craint. 20. Mais il est bien vrai que cette belle assurance ne peut ˆetre repr´esent´ee enti`ere et naturelle que par ceux chez qui l’id´ee de la mort et de l’issue fatale, possible apr`es tout, ne provoque pas d’effroi. Car se montrer tremblant encore, h´esitant et incertain, pour obtenir une importante r´econciliation, c’est ne faire rien qui vaille. C’est par contre un excellent moyen pour gagner le cœur et la volont´e d’autrui que d’aller se soumettre et se fier `a lui, pourvu 6. Il s’agit de « Scipion l’Africain ». 7. Syphax ´etait l’alli´e des Carthaginois, puis d’Annibal `a la bataille de Zama. 8. Il s’agirait de Louis XI, qui osa venir `a Conflans puis `a P´eronne, rencontrer Charles le T´em´eraire. Commynes [61] (I, 12-14) trouvait cette attitude imprudente. A. Lanly [51] note fort judicieusement que cet exemple est d’ailleurs peu probant, puisque Louis XI, en fin de compte, dut tout de mˆeme « accepter un trait´e humiliant et c´eder la Champagne `a son fr`ere Charles ».

Chapitre 23 – R´esultats diff´erents d’un mˆeme projet. 185 que ce soit librement, sans aucune contrainte due `a la n´ecessit´e, que cette confiance soit pure et nette, et qu’on arbore un front qui ne soit marqu´e d’aucun souci. 21. Je vis dans mon enfance un gentilhomme commandant une grande ville9 , confront´e `a la s´edition d’un peuple furieux. Pour ´eteindre ce commencement de trouble, il prit le parti de sortir du lieu tr`es sˆur o`u il ´etait pour se rendre en face de cette foule de mutins. Mal lui en prit, car il y trouva une mort mis´erable. Mais il ne me semble pas que sa faute tienne tant au fait qu’il soit sorti, ainsi qu’on le reproche ordinairement `a sa m´emoire, que d’avoir choisi la voie de la soumission et de la mollesse, et d’avoir voulu calmer cette rage plutˆot en la suivant qu’en la guidant, en demandant plutˆot qu’en exigeant. Et j’estime qu’une s´ev´erit´e sereine, avec une attitude de commandement militaire assur´ee, confiante, comme il convenait `a son rang et `a sa charge, lui eˆut mieux r´eussi, au moins avec plus d’honneur et de dignit´e. 22. De ce monstre ainsi agit´e10 , il ne faut rien attendre en fait d’humanit´e et de douceur ; il n’est capable que de respect et de crainte11 . Je reprocherais aussi `a cet homme le fait que, ayant pris la r´esolution, plutˆot brave que t´em´eraire `a mon avis, de se jeter, simplement en pourpoint et en ´etat d’inf´eriorit´e au milieu de cette mer agit´ee d’hommes hors d’eux-mˆemes, il n’a pas conserv´e jusqu’au bout cette attitude. Quand il vit le danger de pr`es, il s’effondra, adopta une contenance humble et flatteuse, qu’il changea encore par la suite contre une attitude effray´ee, la voix et les yeux marqu´es par l’affolement et le repentir. Cherchant `a se terrer comme un lapin, et `a se d´erober, il enflamma les ´emeutiers et les attira sur lui. 9. Le sire de Moneins, lieutenant du roi en Guyenne, qui dut faire face `a Bordeaux `a une r´evolte de la Gabelle, le 21 Aoˆut 1548, et qui y fut tu´e. Montaigne avait alors quinze ans. 10. Le peuple, la foule. 11. Cette phrase est ambigu¨e. Faut-il comprendre, comme le fait A. Lanly que l’humanit´e et la douceur ne sont pas les bons moyens pour obtenir quoi que ce soit du peuple, mais plutˆot le respect et la crainte? Ou bien : qu’il ne saurait ˆetre question d’esp´erer obtenir quelque humanit´e et douceur que ce soit de la part de la foule en col`ere, mais plutˆot du respect et de la crainte? J’ai choisi la deuxi`eme interpr´etation.

186 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 23. Il ´etait question de faire une revue g´en´erale des diff´erentes troupes en armes12 . C’est le lieu des vengeances secr`etes : il n’en est pas o`u on puisse les exercer avec une plus grande s´ecurit´e. Des signes ´evidents montraient que pour certains de ceux `a qui incombait la charge de proc´eder `a la revue, il ne ferait pas vraiment bon s’y trouver. On entendit donc des avis diff´erents, comme il ´etait normal pour une affaire aussi importante, et dont les cons´equences pouvaient ˆetre graves. Le mien ´etait qu’il fallait surtout ´eviter de donner quelque preuve que ce soit de cette crainte, qu’il fallait se montrer et se mˆeler aux d´efil´es, la tˆete haute et le visage ouvert, et qu’au lieu de retrancher quoi que ce soit `a la c´er´emonie (ce que les autres souhaitaient), il fallait au contraire demander aux capitaines d’avertir les soldats de faire leurs salves belles et fortes en l’honneur des assistants, et ne pas ´epargner la poudre. Cela servit de t´emoignage de faveur envers ces troupes suspectes, et produisit d`es lors une mutuelle et utile confiance. 24. La voie suivie par Jules C´esar me semble la plus belle qu’on puisse prendre en de pareilles circonstances. Premi`erement, il s’effor¸ca par la cl´emence de se faire aimer de ses ennemis euxmˆemes, se contentant, quand des conjurations lui ´etaient r´ev´el´ees, de d´eclarer simplement qu’il en ´etait averti. Cela fait, il prit une tr`es noble r´esolution : celle d’attendre sans effroi et sans inqui´etude ce qui pourrait lui arriver, se remettant et s’abandonnant `a la garde des dieux et du sort. Et c’est certainement dans cet ´etat d’esprit qu’il se trouvait quand il fut tu´e. 25. Un ´etranger d´eclara et fit savoir partout qu’il pouvait fournir `a Denys, Tyran de Syracuse, un moyen de connaˆıtre et de d´ecouvrir en toute certitude les machinations que ses sujets ourdiraient contre lui, moyennant une somme assez rondelette. Denis ayant appris la chose, le fit venir pour se faire r´ev´eler un art si n´ecessaire `a sa survie. L’´etranger lui dit alors que cet art consistait tout simplement `a lui donner un talent13 d’or, et `a se vanter ensuite d’avoir appris un secret extraordinaire. . . Denys trouva cette id´ee fort bonne et lui fit compter six cents ´ecus. Comme il 12. Montaigne ´etait Maire de Bordeaux quand cette revue eut lieu dans la ville en 1585. Le bruit courait alors qu’il pourrait y avoir une insurrection foment´ee par un ligueur auquel on venait d’enlever un commandement. 13. Talent : unit´e de poids dans la Gr`ece antique (25,92 Kg), puis unit´e de compte.

Chapitre 23 – R´esultats diff´erents d’un mˆeme projet. 187 n’´etait pas vraisemblable qu’il eˆut donn´e une si grosse somme `a un inconnu, sauf `a le r´ecompenser d’un enseignement tr`es utile, cette opinion se r´epandit et servit `a maintenir ses ennemis dans la crainte14 . 26. C’est pour cela que les princes publient habilement les informations qu’ils re¸coivent des complots que l’on pr´epare contre leur vie : pour faire croire qu’ils sont bien avertis et qu’on ne peut rien entreprendre sans qu’ils ne sentent en venir le vent. Le duc d’Ath`enes fit plusieurs sottises en ´etablissant r´ecemment sa dictature15 sur Florence ; mais la plus notable fut celle-ci : ayant re¸cu la premi`ere information concernant les complots que le peuple pr´eparait contre lui de la bouche de Mattheo di Morozo, qui y ´etait lui-mˆeme impliqu´e, il le fit mourir, pour supprimer cet avertissement, et ne pas laisser penser dans la ville que quiconque pˆut trouver sa domination insupportable16 . 27. Je me souviens d’avoir lu autrefois l’histoire de quelque Romain, personnage ´eminent, qui, fuyant la tyrannie du Triumvirat, avait ´echapp´e mille fois aux mains de ses poursuivants par la subtilit´e de ses stratag`emes. Il advint un jour qu’une troupe de cavaliers, charg´ee de s’emparer de lui, passa tout pr`es d’un bois o`u il se cachait, et faillit le d´ecouvrir. Mais alors, consid´erant la peine et les difficult´es qu’il supportait d´ej`a depuis si longtemps pour ´echapper aux recherches continuelles et minutieuses lanc´ees partout contre lui, et le peu de plaisir qu’il pouvait esp´erer d’une vie comme celle-l`a, il estima qu’il valait mieux cette fois sauter le pas plutˆot que de demeurer toujours dans ces transes. Alors il les rappela lui-mˆeme, et leur r´ev´ela sa cachette, s’abandonnant volontairement `a leur cruaut´e, pour leur ˆoter, en mˆeme temps qu’`a lui, une plus longue peine. 28. Appeler `a soi les mains ennemies, c’est un choix un peu hardi ; je crois pourtant qu’il vaut mieux le faire, plutˆot que de 14. On trouve cette histoire dans Plutarque, [67] Dits des anciens rois. 15. Montaigne emploie ici le mot de « tyrannie », qui dans l’antiquit´e d´esignait une forme de pouvoir absolu. Mais aujourd’hui ce mot a seulement valeur de jugement moral et ne peut plus gu`ere ˆetre employ´e de cette fa¸con. 16. L’´edition de 1595 ne reproduit pas exactement ici le texte manuscrit de l’ « l’Exemplaire de Bordeaux » : « se peut ennu¨ıer de son juste gouvernement ». On peut se demander s’il s’agit l`a d’une simple b´evue, ou bien d’une correction volontaire de la part des ´editeurs de 1595.

188 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I vivre en permanence dans la crainte d’un accident pour lequel il n’y a pas de rem`ede. Mais puisque les dispositions que l’on peut prendre dans ce cas sont pleines d’incertitudes et d’inqui´etudes, il vaut mieux se pr´eparer avec une belle assurance `a tout ce qui peut arriver. Et tirer quelque sujet de consolation du fait que l’on n’est pas certain que cela arrivera.

Chapitre 24 Sur le p´edantisme 1. J’ai souvent ´et´e irrit´e, dans mon enfance, de voir que dans les com´edies italiennes, un « pedante », ou pr´ecepteur, tenait toujours le rˆole du sot, et que le surnom de « magister » n’avait gu`ere parmi nous de signification plus honorable. Puisque j’´etais sous leur garde et leur direction, pouvais-je faire moins que d’ˆetre soucieux de leur r´eputation? Je cherchais `a les excuser par la diff´erence naturelle qu’il y a entre les gens vulgaires et les rares personnes dont le jugement et le savoir sont excellents : ce qui fait qu’ils vont les uns et les autres dans des sens tout `a fait oppos´es. Mais j’y perdais mon latin, car les hommes les plus distingu´es ´etaient justement ceux qui les m´eprisaient le plus, comme en t´emoigne notre bon Du Bellay : Je hais par dessus tout un savoir p´edantesque Du Bellay [25], 68. 2. Et cette habitude est ancienne, car Plutarque1 dit que grec et ´ecolier ´etaient des mots p´ejoratifs et m´eprisants chez les Romains. Depuis, avec l’ˆage, j’ai trouv´e qu’on avait tout `a fait raison, et que « les plus grands savants ne sont pas les plus sages »2 . Mais j’en suis encore `a me demander comment il se fait qu’un esprit riche de la connaissance de tant de choses n’en devienne pas 1. Plutarque, Vie de Cic´eron, II. Plutarque dit que les gens du peuple, `a Rome, appliquaient ces qualificatifs `a Cic´eron. 2. C’est ce que Rabelais fait dire `a Fr`ere Jean des Entommeures (Gargantua, XXXIX). Mathurin R´egnier a repris ce « dicton » dans sa satire III : « Pardieu les plus grands clercs ne sont pas les plus fins ».

190 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I plus vif et plus ´eveill´e, et qu’un esprit grossier et vulgaire puisse faire siens, sans en ˆetre am´elior´e, les discours et les jugements des meilleurs esprits que le monde ait port´e. Comme me le disait une jeune fille, la premi`ere de nos princesses3 , en parlant de quelqu’un : `a s’impr´egner de tant de cerveaux ´etrangers, si forts et si grands, il faut bien que le sien se r´etracte, se resserre, et rapetisse, pour faire de la place aux autres. . . 3. Je dirais volontiers que le travail de l’esprit s’´etouffe par trop d’´etude et de connaissances, comme les plantes qui ont trop d’humidit´e et les lampes trop d’huile ; et que, encombr´e et prisonnier d’une trop grande diversit´e de choses, il ne parvient plus `a s’en d´epˆetrer, et demeure courb´e et accroupi sous ce fardeau. Mais il en va pourtant autrement : car notre esprit s’´elargit au fur et `a mesure qu’il se remplit. Et l’on voit bien, par les exemples des Anciens, que tout au contraire, des hommes tr`es capables dans la conduite des affaires publiques, de grands capitaines et de grands conseillers4 pour les affaires de l’´Etat, ont ´et´e en mˆeme temps des hommes tr`es savants. 4. Quant aux philosophes, `a l’´ecart de toute occupation publique, ils ont ´et´e aussi parfois m´epris´es, c’est vrai, par les auteurs comiques de leur temps, parce que leurs opinions et leurs fa¸cons les rendaient ridicules. Voulez-vous les faire juges de la r´egularit´e d’un proc`es, des actions d’un homme? Ils y sont vraiment bien pr´epar´es, en effet ! Ils cherchent encore si la vie et le mouvement existent, et si l’homme est autre chose qu’un bœuf ; ce que c’est qu’agir et souffrir, et quelle sorte de bˆetes sont les lois et la justice. 5. Parlent-ils d’un magistrat ou lui parlent-ils? C’est avec une libert´e irr´ev´erencieuse ou incivile. Entendent-ils chanter la louange d’un prince ou d’un roi? Ce n’est pour eux qu’une sorte de pˆatre, un pˆatre occup´e `a tondre ses bˆetes – mais bien plus brutalement ! Avez-vous plus d’estime pour quelqu’un parce qu’il 3. Selon P. Villey, il doit s’agir de « la sœur d’Henri de Navarre, Catherine de Bourbon, qui ne se maria qu’en 1600 ». (Puisque Marguerite de Valois ´etait devenue reine de Navarre par son mariage en 1572, et que ce passage date seulement de l’´edition de 1588). 4. Cette phrase a ´et´e affaiblie par les corrections manuscrites de Montaigne. Dans l’´edition de 1588, on lisait : « Et aux exemples des vieux temps, il se voit tout au rebours, que les plus suffisans hommes aux maniemens des choses publiques, les plus grands capitaines, et les meilleurs conseillers. . . ». Les corrections apport´ees relativisent grandement l’affirmation. . . !

Chapitre 24 – Sur le p´edantisme 191 a deux mille arpents de terre? Eux s’en moquent bien, habitu´es qu’ils sont `a consid´erer le monde entier comme leur bien. Vous vantez-vous de votre noblesse, parce que vous en comptez sept parmi vos a¨ıeux qui furent riches? Ils font pourtant peu de cas de vous, parce que vous ne concevez pas la nature comme universelle, et que vous ne voyez pas que chacun d’entre nous a eu parmi ses pr´ed´ecesseurs des riches, des pauvres, des rois, des valets, des Grecs et des Barbares5 . Et quand bien mˆeme vous seriez le cinquanti`eme descendant d’Hercule, ils vous trouveraient bien sot de vous targuer de ce qui n’est que le fait du hasard. 6. Le commun des mortels les d´edaignait donc, consid´erant qu’ils ignoraient les choses essentielles et ordinaires, et parce qu’ils se montraient pr´esomptueux et insolents. Mais cette fa¸con toute platonicienne6 de pr´esenter les philosophes est bien ´eloign´ee de celle qui leur convient. On les enviait, en fait, de se tenir au-dessus de la fa¸con d’ˆetre commune, de m´epriser les activit´es publiques, d’avoir fait de leur vie quelque chose de particulier et d’inimitable, ob´eissant `a des principes ´elev´es, et en dehors de l’usage. Nos p´edants, au contraire, on les d´edaigne, parce qu’ils se tiennent en dessous de la fa¸con d’ˆetre commune, qu’ils sont incapables d’assumer des charges publiques, et m`enent, suivant en cela le peuple, une vie et des mœurs basses et viles. Je hais les hommes lˆaches dans l’action, philosophes en paroles seulement7 . 7. Grands par leur science, les philosophes ´etaient encore plus grands par leurs actions. On dit de ce G´eom`etre de Syracuse8 , qui s’´etait d´etourn´e de ses r´eflexions pour mettre quelque chose en pratique au service de son pays, qu’il con¸cut des engins ´epouvantables avec des effets d´epassant tout ce que l’on peut 5. Rappelons ici encore que chez les Grecs, « Barbare » signifiait simplement « non-Grec », mais par extension, prit par la suite la connotation p´ejorative de « non-civilis´e, inculte ». 6. L’´evocation des philosophes que vient de faire Montaigne est en effet celle de Platon dans le Th´e´et`ete. 7. Pacuvius, cit´e par Aulu-Gelle, XIII, VIII 8. Archim`ede. Lors du si`ege de Syracuse par les Romains, il construisit – dit-on – des machines capables de lancer des javelots au loin et des miroirs capables d’incendier les vaisseaux ennemis.

192 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I croire, mais qu’il m´eprisait tout ce qu’il avait r´ealis´e, car il estimait avoir corrompu par cela la dignit´e de son art, dont les ouvrages qu’il tirait n’´etaient pour lui que des travaux d’apprentissage et de simples jouets. 8. Mis `a l’´epreuve de l’action, les philosophes en ont parfois acquis une telle hauteur de vues, qu’il semblait bien que leur cœur et leur ˆame se soient ´etonnamment nourris et enrichis par la compr´ehension intime des choses. Mais certains d’entre eux, voyant le gouvernement politique occup´e par des incapables, s’en sont ´eloign´es. A qui lui demandait jusqu’`a quand il faudrait philosopher, Crat`es9 r´epondit : « jusqu’au moment o`u ce ne seront plus des ˆaniers qui conduiront nos arm´ees. » H´eraclite abandonna la royaut´e `a son fr`ere, et aux ´Eph´esiens qui lui reprochaient de passer son temps `a jouer avec les enfants devant le temple, il dit : « N’est-ce pas mieux que de gouverner en votre compagnie? » 9. D’autres, ayant plac´e leur esprit au-dessus des contingences et de la soci´et´e, trouv`erent bas et vils les si`eges de la justice et les trˆones des rois eux-mˆemes. Ainsi Emp´edocle refusa-t-il la royaut´e que les gens d’Agrigente lui offraient. Comme Thal`es critiquait parfois le souci apport´e `a g´erer des biens et `a s’enrichir, on lui dit qu’il faisait comme le renard de la fable10 , et qu’il critiquait ce qu’il ne pouvait parvenir `a faire. Il eut envie, pour se distraire, d’en faire l’exp´erience au grand jour, et ayant pour la circonstance raval´e son savoir au service du profit et du gain, mit sur pied un commerce qui, en un an, rapporta tellement que c’est `a peine si, en toute leur vie, les plus exp´eriment´es en la mati`ere pouvaient en faire autant. 10. Aristote dit que certains appelaient Thal`es, Anaxagore, et leurs semblables, sages mais imprudents, parce qu’ils n’apportaient pas assez de soins aux choses les plus utiles ; mais outre que je ne saisis pas bien la diff´erence entre ces deux mots11 , cela 9. Crat`es de Th`ebes, disciple de Diog`ene ; l’anecdote est reprise d’apr`es Diog`ene La¨erce [39], VI, 92. 10. Le th`eme du renard qui convoitait les raisins d’une treille sans pouvoir les atteindre, trait´e dans la fable 156 d’Esope et IV, 3 de Ph`edre, que La Fontaine a ´egalement repris sous le titre : « Le renard et les raisins » (livre III, fable 11) ; on y trouve le vers bien connu : « Ils sont trop verts, dit-il ». 11. C’est que pour Montaigne, en effet, comme le note justement A. Lanly [51], en latin prudentia et sapientia se disent tous deux pour « sagesse » ; mais « savoir » d´erive de sapientia, tandis que prudentia a donn´e « prudence ».

Chapitre 24 – Sur le p´edantisme 193 ne suffirait pas, de toutes fa¸cons, `a excuser les p´edants dont je parlais, et `a voir la condition basse et n´ecessiteuse dont ils se contentent, ce serait plutˆot l’occasion de dire d’eux qu’ils ne sont ni sages, ni prudents. 11. Mais laissons de cˆot´e cette premi`ere explication. Je crois Savoir ou intelligence?qu’il vaut mieux dire que ce mal leur vient de leur mauvaise fa¸con d’aborder les sciences ; car si l’on consid`ere la fa¸con dont nous sommes instruits, il n’est pas ´etonnant que ni les ´ecoliers ni les maˆıtres ne deviennent pas plus intelligents, bien qu’ils deviennent plus savants. En v´erit´e, le souci de nos p`eres pour notre ´education et les d´epenses qu’ils y consacrent ne visent qu’`a nous remplir la tˆete de science, mais sans qu’il soit question de jugement ni de vertu. Dites de quelqu’un : « Oh qu’il est savant ! » et d’un autre : « Oh le brave homme ! ». La foule ne manquera pas de diriger son regard et son respect vers le premier. Il faudrait ajouter ici : « Oh la grosse tˆete ! ». Nous demandons volontiers de quelqu’un : « Sait-il du grec ou du latin? ´Ecrit-il en vers ou en prose? » Mais qu’il soit devenu meilleur ou mieux avis´e, c’est l`a l’essentiel, et c’est ce qu’on laisse de cˆot´e. Il eˆut fallu s’enqu´erir du mieux savant, et non du plus savant. 12. Nous ne cherchons qu’`a remplir la m´emoire, et laissons l’intelligence et la conscience vides. De mˆeme que les oiseaux vont parfois chercher du grain, et le portent en leur bec sans mˆeme y toucher, pour en donner la becqu´ee `a leurs petits, ainsi nos p´edants vont grappillant leur science dans les livres, et ne la prennent que du bout des l`evres, pour la r´egurgiter et la livrer au vent. 13. Il est ´etonnant de voir comment cette sottise trouve sa place chez moi12 . N’est-ce pas faire comme les autres, en effet, ce que je fais la plupart du temps dans cet ouvrage? Je grappille par-ci, par-l`a dans les livres les sentences qui me plaisent ; non pour les conserver, car je n’ai pas de m´emoire o`u les conserver, Les comportements de celui qui « sait » et de celui qui « pr´evoit » parce qu’il est « prudent » ne sont pas identiques. 12. Comme le remarque A. Lanly (I, 156), le texte de Montaigne « mon exemple » est un peu ambigu. S’agit-il de l’exemple qu’il vient de donner (l’oiseau), ou de lui-mˆeme? J’opte pour la seconde solution, en fonction de ce qui suit, puisque Montaigne y critique sa propre fa¸con de faire dans les «Essais».

194 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I mais pour les transporter en celui-ci, o`u elles ne sont, `a vrai dire, pas plus les miennes qu’en leur place d’origine. 14. Nous ne sommes, je crois, savants que de la science du pr´esent ; non de celle du pass´e, aussi peu que de celle du futur. Mais le pire, c’est que les ´el`eves et leurs petits ensuite ne s’en nourrissent et alimentent pas non plus : elle ne fait que passer de main en main, `a la seule fin d’ˆetre montr´ee, d’en faire part `a autrui, d’en tenir le compte13 , comme une monnaie sans valeur et inutile `a autre chose qu’`a servir de jetons pour calculer. Ils ont appris `a parler aux autres, et non pas `a eux-mˆemes. Cic´eron [16], V, XXXVI. Il ne s’agit pas de parler, mais de gouverner. S´en`eque [81], CVIII. 15. La nature, pour montrer qu’il n’y a rien de sauvage en ce qu’elle dirige, fait naˆıtre souvent chez les nations les moins port´ees vers les arts, des œuvres de l’esprit qui rivalisent avec celles qui sont les plus conformes aux r`egles de l’art. Et pour illustrer mon propos, je citerai ce proverbe gascon, tir´e d’une chansonnette qu’on accompagne `a la flˆute, et si d´elicieux : Brouha prou brouha, mas a remuda lous dits qu’em. (Souffler, souffler beaucoup, mais aussi remuer les doigts !) 16. Nous savons dire : « Cic´eron a dit cela ; voil`a les mœurs de Platon ; ce sont les mots mˆemes d’Aristote ». Mais nous, que disons-nous, nous-mˆemes? Que pensons-nous? Un perroquet en ferait bien autant. Cela me rappelle ce riche Romain14 , qui avait pris soin, en y d´epensant beaucoup d’argent, de s’attacher des hommes tr`es savants en toutes sortes de sciences, afin que, lorsqu’il se trouvait avec des amis, et que l’occasion s’en pr´esentait, ils puissent le suppl´eer, et ˆetre prˆets `a lui fournir, qui un discours, 13. Le texte imprim´e de 1588 comporte « d’en faire des contes » – et toutes les ´editions qui prennent l’exemplaire de Bordeaux, pour base, comme celle de Villey, font de mˆeme, bien entendu. Dans sa traduction, A. Lanly, qui suit Villey, est donc conduit `a ´ecrire : « d’en entretenir autrui et d’en faire des r´ecits, comme une monnaie sans valeur » ce qui est un peu surprenant. . . Mais l’´edition de 1595, elle, pr´esente « d’en faire des comptes ». . . ce qui offre un sens bien plus coh´erent avec la suite. D’o`u ma traduction. 14. Il pourrait s’agir de Sabinus, dont se moque S´en`eque dans son ´Epˆıtre XXVII.

Chapitre 24 – Sur le p´edantisme 195 qui un vers d’Hom`ere, chacun selon sa sp´ecialit´e ; et il croyait que ce savoir ´etait le sien, parce qu’il se trouvait dans la tˆete de ses gens. Comme font ceux dont la science r´eside en leurs somptueuses biblioth`eques. 17. Je connais quelqu’un qui, quand je lui demande ce qu’il sait, me demande un livre pour me le montrer ; et il n’oserait pas me dire qu’il a la gale au derri`ere sans aller chercher dans son dictionnaire ce que c’est que la gale et ce qu’est le derri`ere !. . . 18. Nous prenons en d´epˆot les opinions et le savoir des autres, et c’est tout – alors qu’il faudrait qu’elles deviennent les nˆotres. Nous ressemblons en fait `a celui qui, ayant besoin de feu, irait en demander chez son voisin, et trouvant qu’il y en a l`a un bien beau et bien grand, s’y arrˆeterait pour se chauffer, sans plus se souvenir qu’il voulait en ramener chez lui. A quoi bon avoir le ventre plein de viande, si elle ne se dig`ere et ne se transforme en nous? Si elle ne nous fait grandir et ne nous fortifie? Pensonsnous que Lucullus, auquel suffirent ses lectures, sans mˆeme le secours de l’exp´erience, pour devenir un grand capitaine, eˆut pu y parvenir s’il eˆut ´etudi´e `a notre fa¸con? 19. Nous nous reposons si bien sur autrui que nous laissons d´ep´erir nos propres forces. Ai-je le d´esir de m’armer contre la crainte de la mort? C’est aux d´epens de S´en`eque que je le fais. Ai-je besoin de consolation pour moi-mˆeme ou pour un autre? J’emprunte cela `a Cic´eron. Je l’aurais pris en moi-mˆeme, si on m’y eˆut exerc´e. Je n’aime pas cette capacit´e de seconde main et fruit de la mendicit´e. 20. Quand bien mˆeme nous pourrions devenir savants par le savoir d’autrui, nous ne pouvons devenir sages que par notre propre sagesse. Je hais le sage qui n’est pas sage pour lui-mˆeme15 . Ennius dit : “Le sage ne sait rien s’il ne peut ˆetre utile `a Cic´eron [14], III, 15. lui-mˆeme. ” S’il est cupide et vain, s’il est plus lˆache qu’une agnelle Juv´enal [38], VIII,14. d’Eugan´ee. Car il ne sous suffit pas d’acqu´erir la sagesse, il faut en profiter. Cic´eron [12], I,1. 15. Euripide, vers tir´e de Stob´ee [74], III.

196 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 21. Denys se moquait des grammairiens qui s’emploient `a connaˆıtre les maladies d’Ulysse, et ignorent les leurs ; des musiciens qui accordent leurs flˆutes et n’accordent pas leurs mœurs, des orateurs qui ´etudient comment il faut parler de la justice, et non comment il faut la rendre. 22. Si son esprit ne s’en trouve pas mieux, si son jugementSottise et pr´esomption n’en est pas meilleur, j’aurais autant aim´e que mon ´etudiant eˆut pass´e son temps `a jouer `a la balle, au moins son corps en eˆut-il ´et´e plus all`egre. Voyez comment il revient de ces quinze ou seize ans pass´es `a l’´ecole : il est incapable de rien faire, le seul avantage qu’on puisse lui trouver, c’est que son latin et son grec l’ont rendu plus sot et plus pr´esomptueux que lorsqu’il est parti de chez lui. Il devait en revenir avec l’ˆame pleine, il ne la rapporte que bouffie, il l’a seulement fait enfler au lieu de la faire grossir. 23. Les maˆıtres dont je parle, comme Platon le dit des Sophistes, leurs fr`eres, sont de tous les gens ceux-l`a mˆeme qui promettent d’ˆetre le plus utiles aux hommes, et ce sont les seuls d’entre eux qui non seulement ne r´ealisent pas ce qu’on leur confie, comme le fait un charpentier ou un ma¸con, mais au contraire, l’abˆıment, et se font payer pour l’avoir abˆım´e. 24. Protagoras proposait `a ses disciples qu’ils le payent comme il le demande, ou bien qu’ils aillent jurer dans un temple `a combien ils estimaient le profit qu’ils avaient tir´e de sa discipline, et le r´etribuent pour cette peine16 . Si cette loi ´etait suivie, mes p´edagogues se trouveraient bien marris s’ils s’en ´etaient remis au serment fait, d’apr`es l’exp´erience que j’en ai !. . . 25. Dans mon parler p´erigourdin on appelle fort plaisamment ces savanteaux17 « lettref´erits », pour dire « lettres-f´erus », ceux `a qui les lettres ont donn´e un coup de marteau, qui sont frapp´es par les lettres18 . Et de fait, le plus souvent, ils semblent ˆetre tomb´es au-dessous du sens commun. Car si le paysan et le cordonnier se comportent simplement, parlant de ce qu’ils connaissent, ces gens-l`a, eux, `a vouloir se donner de grands airs avec ce sa16. Ceci est rapport´e par Platon dans son Protagoras, XVI. 17. Je conserve le mot savoureux de Montaigne pour « apprentis-savants ». 18. « f´erits » et « f´erus » sont deux formes du participe pass´e de f´erir, qui vient du latin ferire, frapper (cf. l’expression encore souvent employ´ee de « sans coup f´erir »). Pris au pied de la lettre, « f´eru de. . . » peut donc signifier « frapp´e par. . . ».

Chapitre 24 – Sur le p´edantisme 197 voir qui nage `a la surface de leur cervelle, s’embarrassent et s’empˆetrent sans cesse. Il leur ´echappe de belles paroles, mais c’est un autre qui devra les mettre en pratique `a leur place. Ils connaissent bien Galien, mais nullement le malade ; ils vous ont d´ej`a rempli la tˆete avec les textes de lois alors qu’ils n’ont mˆeme pas encore saisi le nœud de la question qui fait d´ebat ; ils connaissent la th´eorie de toutes choses – mais cherchez-en un qui la mette en pratique !19 26. J’ai vu un de mes amis, qui se trouvait chez moi, et ayant affaire `a un de ces oiseaux-l`a, s’amuser `a fabriquer un v´eritable galimatias de propos sans suite, compos´e de pi`eces rapport´ees, mais souvent entrelard´e de mots `a la mode dans leurs discussions20 . Et il se divertit ainsi toute la journ´ee `a d´ebattre avec ce sot, qui cherchait toujours `a r´epondre aux objections qu’on lui faisait !. . . Et c’´etait pourtant un homme lettr´e et de grande r´eputation, et qui portait une belle robe magistrale ! O vous nobles patriciens, `a qui il est indiff´erent de voir ce qui se passe derri`ere vous, Perse [60], I, 61. Prenez garde aux grimaces qui se font dans votre dos. 27. Qui regardera de pr`es ce genre de gens, si r´epandu, trouvera comme moi que le plus souvent, ils ne se comprennent pas, et ne comprennent pas les autres, et que s’ils ont la m´emoire assez bien remplie, leur jugement est enti`erement creux – `a moins 19. On trouve une illustration de cette opposition (au demeurant assez traditionnelle) chez Bernard Palissy, contemporain de Montaigne (1510-1590), dans son ouvrage « Discours Admirables. . . . ». Il y fait dialoguer « Th´eorique » et « Practique », ce dernier pr´esentant le point de vue de Palissy lui-mˆeme, avec d’ailleurs de nombreux ´el´ements autobiographiques. 20. On pourrait rapprocher cette plaisanterie de ce qui, sous le nom « d’affaire Sokal » mit fort en ´emoi les milieux savants il y a quelques ann´ees. . . Agac´e par des « publications » qu’il consid´erait comme factices dans le domaine scientifique, le chercheur am´ericain Alan Sokal ´ecrivit un pseudoarticle scientifique destin´e `a une des plus prestigieuses revues, de celles qui font « autorit´e », comme on dit. Cet article n’avait en fait ni queue ni tˆete, mais il ´etait compos´e dans les r`egles de l’art et truff´e de mots et de « concepts » `a la mode. . . Il fut accept´e sans difficult´e. En suite de quoi Sokal vendit la m`eche. . . Et se permit ensuite, dans un ouvrage qui fit grand bruit (cf ci-dessous), d’´epingler le faux-savoir chez bon nombre de personnages r´eput´es et souvent choy´es par les ´editeurs et les m´edias. . . (Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997).

198 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I que leur nature ne les en ait dot´e d’elle-mˆeme d’un autre tout sp´ecialement. J’ai vu cela chez Adrien Turn`ebe, qui n’avait jamais exerc´e d’autre profession que celle des lettres, dans laquelle, `a mon avis, il ´etait le plus grand depuis mille ans, et qui n’avait pourtant rien de p´edant, si ce n’est le port de la robe magistrale, et quelques autres usages qui pouvaient ne pas sembler civilis´es `a la fa¸con des courtisans – choses de bien peu d’importance. 28. Je hais d’ailleurs ceux qui supportent plus difficilement une robe de travers qu’un esprit de travers, et fondent le jugement qu’ils portent sur quelqu’un d’apr`es sa fa¸con de faire la r´ev´erence, son maintien, et ses bottes21 . Mais pour en revenir `a Turn`ebe, au-dedans, c’´etait l’esprit le plus raffin´e du monde. Je l’ai souvent lanc´e volontairement sur des sujets ´eloign´es de ses pr´eoccupations habituelles, et il y voyait si clair, il ´etait d’une intelligence si prompte et d’un jugement si sˆur, qu’il semblait qu’il n’eˆut jamais fait d’autre m´etier que celui de la guerre et des affaires de l’Etat. Ce sont l`a des natures belles et fortes : Dont le titan22 a form´e l’esprit avec le meilleur limonJuv´enal [38], XVI, 34. Et avec une faveur particuli`ere de son art. Et elles se maintiennent mˆeme au travers d’une mauvaise ´education. Mais que notre ´education ne nous abˆıme pas, ce n’est pas suffisant : il faut qu’elle nous am´eliore. 29. Certains de nos Parlements, quand il s’agit de recevoir des magistrats, les examinent seulement sur leur savoir ; d’autres y ajoutent encore l’´epreuve de leur bon sens, en leur soumettant quelque cause `a juger. Ceux-ci me semblent avoir une bien meilleure m´ethode : car si ces deux aspects sont n´ecessaires, encore faut-il qu’ils y soient tous les deux. Et apr`es tout, le savoir lui-mˆeme est moins important que le jugement, car si ce dernier peut se passer de l’autre, l’autre ne peut se passer de celui-ci. 30. Car comme dit ce vers grec : A quoi sert la science, si l’intelligence n’y est pas?Stob´ee [74], Sermo III. 21. La phrase qui pr´ec`ede est un ajout de Montaigne apr`es 1580 qui vient assez maladroitement briser le d´eveloppement. Pour une meilleure intelligibilit´e de ma traduction, j’ai dˆu faire ici une sorte de « raccord ». 22. Prom´eth´ee.

Chapitre 24 – Sur le p´edantisme 199 Plˆut `a Dieu que pour le bien de notre justice, ces gens-l`a fussent aussi bien fournis en intelligence et en conscience qu’ils le sont pour le savoir. « On nous instruit, non pour l’´ecole, mais S´en`eque [81], XCV. pour la vie. » Or il ne faut pas attacher le savoir `a l’esprit, il faut l’y incorporer ; il ne faut pas l’en arroser, il faut qu’il en soit impr´egn´e23 . Et si ce savoir ne le change pas, s’il n’am´eliore pas son ´etat imparfait, il vaut certainement beaucoup mieux le laisser de cˆot´e. C’est un glaive dangereux : il embarrasse et blesse son maˆıtre si la main qui le tient est faible et n’en connaˆıt pas l’usage : « de sorte qu’il aurait mieux valu n’avoir pas appris. » Cic´eron [16], II, 4. 31. Peut-ˆetre est-ce la raison pour laquelle ni nous ni les th´eologiens ne demandons pas beaucoup de savoir aux femmes ; et Fran¸cois duc de Bretagne, fils de Jean V, quand on ´evoqua son mariage avec Isabeau, fille d’´Ecosse, et qu’on ajouta qu’elle avait ´et´e ´elev´ee simplement et sans aucune instruction en mati`ere de lettres, r´epondait qu’il la pr´ef´erait comme cela, et qu’une femme ´etait bien assez savante si elle ´etait capable de faire la diff´erence entre la chemise et le pourpoint de son mari24 . 32. Il n’est donc pas aussi ´etonnant qu’on veut bien le dire, que nos ancˆetres n’aient pas fait grand cas du savoir25 , et qu’aujourd’hui encore on ne rencontre que par hasard des gens bien savants dans les principaux conseils de nos rois : si notre enrichissement personnel, qui est le seul objet qui nous soit aujourd’hui propos´e par le biais de la jurisprudence, de la m´edecine, de la p´edagogie et de la th´eologie, ne suffisait `a les tenir en estime, on trouverait ces disciplines sans doute aussi d´erisoires26 qu’elles 23. S´en`eque toujours : « animam non colorare sed inficere ». ´Epˆıtres, LXXI. « Ne pas colorer l’ˆame, mais l’impr´egner ». L’image de la teinture, employ´ee par Montaigne, est jolie, mais peut prˆeter aujourd’hui `a confusion : ne diton pas de quelqu’un qui n’a qu’une vague connaissance de quelque chose qu’il en a une teinture? J’ai donc pr´ef´er´e l’opposition : arroser (en surface) / impr´egner (en profondeur). 24. Moli`ere a repris cette anecdote pour la mettre dans la bouche de Chrysale, dans les Femmes savantes. 25. Montaigne ´ecrit « lettres », mais il donne la m´edecine parmi ses exemples : par lettres , `a l’´epoque, il fallait entendre ce que l’on appellerait peut-ˆetre aujourd’hui « culture g´en´erale ». . . c’est pourquoi je pr´ef`ere traduire par « savoir ». 26. Le terme de « marmiteuses » employ´e ici par Montaigne est savoureux, mais le rendre par « digne d’un marmiton » ne serait gu`ere ´evocateur de nos jours. A. Lanly [51] sugg`ere « mis´erables » ; mais j’ai pr´ef´er´e « d´erisoires » parce qu’`a mon sens il traduit mieux l’id´ee de peu de valeur. . .

200 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I l’ont toujours ´et´e. Quel dommage, qu’elles ne nous apprennent ni `a bien penser, ni `a bien faire ! « Depuis que les doctes ont paru, on ne voit plus de gens de bien. »S´en`eque [81], XCV. 33. Toute autre connaissance est mal venue `a qui ne poss`ede pas naturellement celle de la bont´e. Et la raison que je cherchais tout `a l’heure ne serait-elle pas que notre enseignement, en France, n’a pratiquement pas d’autre but que le profit? Il en est bien peu, en effet, qui s’adonnent aux lettres, parmi ceux que la nature `a destin´e `a des fonctions plus nobles que celles qui sont simplement lucratives ; ou alors, c’est seulement pour bien peu de temps : car avant d’y avoir vraiment pris goˆut, ils se rabattent sur une profession qui n’a plus rien `a voir avec les livres. Il ne reste donc, en fin de compte, pour se consacrer tout `a fait `a l’´etude, que les gens de basse extraction, qui y cherchent un moyen de gagner leur vie. Et les esprits de ces gens-l`a ´etant du plus mauvais aloi, `a la fois par leur nature propre et par l’exemple re¸cu au cours de leur ´education dans un tel milieu, ils ne nous donnent ´evidemment qu’une pi`etre image des fruits que peut procurer la connaissance. 34. Car elle ne saurait donner de la lumi`ere `a l’esprit quiLimites de la connaissance n’en a pas, ni faire voir un aveugle. Son office n’est pas de lui fournir la vue, mais de la lui ´eduquer, et de r´egler son allure, `a condition qu’il ait de par lui-mˆeme les pieds et les jambes droits, et capables de marcher. C’est un bon rem`ede que le savoir, mais aucun rem`ede n’est assez puissant pour se pr´eserver, sans alt´eration ni corruption, des d´efauts du vase qui le contient. Tel a la vue claire, qui ne l’a pas droite ; et par cons´equent, s’il voit o`u est le bien, il ne le suit pas pour autant ; il voit o`u est la connaissance, mais ne s’en sert pas. La principale disposition de Platon pour sa « R´epublique », c’est d’attribuer les charges de ses concitoyens en fonction de la nature de ces derniers. Nature peut tout, et fait tout. 35. Les boiteux sont mal faits pour les exercices du corps, et les exercices de l’esprit peu propices aux esprits boiteux. Les bˆatards et les vulgaires, eux, sont indignes de la philosophie. Quand nous voyons un homme mal chauss´e, nous disons que

Chapitre 24 – Sur le p´edantisme 201 ce n’est pas ´etonnant, puisqu’il est cordonnier27 . De mˆeme, il semble bien que l’exp´erience nous montre souvent un m´edecin moins bien soign´e, un th´eologien moins moral, et un savant moins comp´etent. . . que les hommes ordinaires ! 36. Ariston de Chio avait bien raison de dire que les philosophes nuisaient `a leurs auditeurs : la plupart des esprits ne sont pas aptes `a tirer parti d’un tel enseignement qui, s’il n’a pas d’effets positifs, en aura au contraire qui seront n´egatifs. « Il sortait, disait-il, des d´ebauch´es de l’´ecole d’Aristippe, et des sauvages de Cic´eron [13], III, 31. celle de Z´enon. » 37. Dans cette belle m´ethode d’enseignement que X´enophon prˆete aux Perses, on voit qu’ils apprenaient la vertu `a leurs enfants, comme on leur enseigne les lettres dans d’autres nations. Platon dit qu’en fonction de leur mode de succession royale, le fils aˆın´e ´etait ´elev´e ainsi : `a sa naissance, on le confiait, non `a des femmes, mais aux eunuques qui jouissaient de la plus haute autorit´e dans l’entourage des rois, `a cause de leur valeur28 . Ceux-ci assumaient la charge de faire que son corps soit beau et sain, et `a sept ans r´evolus, lui apprenaient `a monter `a cheval et `a chasser. Quand il avait atteint ses quatorze ans, ils le remettaient entre les mains de quatre personnages : le plus sage, le plus juste, le plus mod´er´e, et le plus vaillant de la nation. Le premier lui apprenait la religion, le second, `a toujours dire la v´erit´e, le troisi`eme `a maˆıtriser ses d´esirs, le quatri`eme `a ne rien craindre. 38. Voil`a quelque chose qui m´erite une tr`es grande attention : que ce soit dans l’excellente constitution due `a Lycurgue (vraiment prodigieuse dans sa perfection, et si soucieuse de l’´education des enfants, consid´er´ee comme la principale charge de l’´etat), ou que ce soit dans le s´ejour des muses elles-mˆemes, il ´etait fort peu fait mention des doctrines `a enseigner. Comme si cette jeunesse bien n´ee et d´edaignant tout autre joug que celui de la valeur morale n’avait eu besoin, au lieu de nos maˆıtres si 27. Je « modernise » le propos de Montaigne en utilisant un dicton connu de nos jours : « Les cordonniers sont les plus mal chauss´es ». En respectant la lettre du texte, il m’eˆut fallu traduire « mal chauss´e » par quelque chose comme « mal culott´e » ! Et la remarque de Montaigne eˆut alors perdu toute sa signification (et sa saveur). 28. Difficile de conserver ici aujourd’hui le mot du texte : « vertu » `a propos des eunuques. . . Je pr´ef`ere donc utiliser « valeur », ce qui est d’ailleurs le sens le plus courant `a l’´epoque de Montaigne, puisque d´erivant du « virtus » latin.

202 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I savants, que de maˆıtre de vaillance, de sagesse et de justice. C’est cet exemple que Platon a repris dans ses Lois. Leur fa¸con d’enseigner, c’´etait de poser aux enfants des questions concernant le jugement qu’ils portaient sur les hommes et leurs actions : s’ils condamnaient ou louaient tel personnage ou tel fait, il leur fallait justifier ce jugement, et par ce moyen, ils aiguisaient leur intelligence tout en apprenant le droit29 . 39. Dans X´enophon, Astyage30 demande `a Cyrus de lui rendre compte de sa derni`ere le¸con. « La voici, dit-il : dans notre ´ecole, un grand gar¸con ayant un vˆetement31 un peu court, le donna `a l’un de ses compagnons de plus petite taille, et lui prit le sien, qui ´etait plus grand. Notre pr´ecepteur m’ayant fait juge de ce cas, j’estimai qu’il fallait laisser les choses en l’´etat, car cela arrangeait `a la fois l’un et l’autre. Sur quoi il me reprit, me disant que j’avais mal fait, car je m’en ´etais tenu `a ce qui semblait le plus convenable, alors qu’il fallait avant tout consid´erer ce qui ´etait juste, et que la justice exigeait que nul ne soit soumis `a la contrainte pour ce qui lui appartient. » Et il ajouta qu’il fut fouett´e pour cela, tout comme nous l’´etions nous autres, dans nos villages, pour avoir oubli´e le premier aoriste de « τυπτω »32 . 40. Mon maˆıtre d’alors devrait pour le moins me faire une belle harangue « sur le mode d´emonstratif » avant de parvenir `a me persuader que son ´ecole valait celle-l`a. . . ! C’est qu’eux avaient voulu aller au plus court : et puisque les sciences, mˆeme lorsqu’on les utilise dans le bon sens, ne peuvent nous enseigner que la 29. Le sens `a donner ici au mot « droit » n’est pas ´evident. A. Lanly [51] note (I, 161, note 83) que le traducteur anglais des « Essais », D. M. Frame y voit « ce qui est ´equitable » « what is right » – mais pr´ef`ere, en se fondant sur l’exemple qui suit dans le texte, conserver « le Droit », au sens moderne. Je conserve le mot moi aussi – faute de mieux ; mais plutˆot que d’y voir le « droit » au sens de corpus de lois et de r`egles, je serais plutˆot tent´e d’y voir quelque chose d’analogue `a l’´eloquence : n’est-ce pas bien souvent en cela que se manifeste « l’art » de ceux qui disent le « droit »? 30. Personnage de la « Cyrop´edie » de X´enophon, qui traite de l’´education du jeune Cyrus. 31. A. Lanly [51] utilise ici le mot de « paletot », que je trouve bien d´esuet dans la langue d’aujourd’hui – et de plus assez anachronique pour des personnages du IVe si`ecle avant J-C. . . Je lui pr´ef`ere « vˆetement », qui a au moins le m´erite d’ˆetre peu marqu´e historiquement. 32. Montaigne joue sur les mots : ce verbe grec signifie pr´ecis´ement : « frapper » !

Chapitre 24 – Sur le p´edantisme 203 sagesse, la loyaut´e et la r´esolution, ils avaient voulu tout de suite mettre leurs enfants en mesure de les exp´erimenter ; ils avaient voulu les ´eduquer, non par ou¨ı-dire, mais par la pratique, en les formant et en les modelant de fa¸con vivante, non seulement par des pr´eceptes et des paroles, mais surtout par des exemples et des œuvres, afin que ce ne soit pas un simple savoir d´epos´e en leur esprit, mais qu’il devienne sa fa¸con d’ˆetre et de fonctionner ; que ce ne soit pas quelque chose d’ajout´e, mais comme une disposition naturelle. A ce propos, comme on demandait `a Ag´esilas ce que les enfants devaient apprendre, selon lui, il r´epondit : « Ce qu’ils auront `a faire ´etant devenus des hommes ». Il n’est pas ´etonnant qu’une telle ´education ait produit des effets si admirables. 41. On dit qu’on allait chercher des rh´etoriciens, des peintres et des musiciens dans les autres villes de Gr`ece, mais que c’est `a Lac´ed´emone qu’on faisait appel pour les l´egislateurs, les magistrats et les Empereurs. A Ath`enes on apprenait `a bien dire, et ici `a bien faire ; l`a `a se sortir d’une argumentation sophistiqu´ee, et `a d´evoiler l’imposture sous les mots hypocritement entrelac´es ; ici, `a se d´efaire des appˆats de la volupt´e et `a triompher par un grand courage des menaces de la destin´ee et de la mort. L`a on s’empoignait avec les paroles, ici, avec les choses ; l`a c’´etait un continuel usage de la langue, ici un exercice perp´etuel pour l’ˆame33 . 42. Il n’est donc pas ´etonnant que lorsqu’Antipater r´eclama aux Lac´ed´emoniens cinquante enfants comme otages, ceux-ci r´epondirent – `a l’inverse de ce que nous ferions –, qu’ils aimaient mieux donner deux fois plus d’hommes adultes. C’est dire `a quel point ils estimaient que cette perte de jeunes intelligences eˆut ´et´e grave pour leur pays. Quand Ag´esilas convie X´enophon `a envoyer ses enfants `a Sparte pour y ˆetre ´elev´es, ce n’est pas pour y apprendre la rh´etorique ou la dialectique, mais pour apprendre – disait-il – la plus belle science qui soit, `a savoir la science d’ob´eir et de commander. 43. Il est tr`es amusant de voir Socrate se moquer, `a sa fa¸con, de Hippias qui lui raconte comment il a gagn´e de belles sommes d’argent `a faire le maˆıtre d’´ecole en certaines petites villes 33. Contrairement `a mon usage habituel, je conserve ici « ˆame », dans la mesure o`u s’agissant de qualit´es morales autant qu’intellectuelles, « esprit » eˆut tout de mˆeme ´et´e un peu r´educteur. Mˆeme dans la langue d’aujourd’hui, « une belle ˆame » n’est pas la mˆeme chose qu’un « bel esprit ».

204 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I de Sicile, alors qu’`a Sparte, il n’y a pas gagn´e un sou. Hippias d´eclare que les Spartiates sont des gens ignorants, qui ne savent ni mesurer ni compter, qui ne font aucun cas de la grammaire ni de la scansion po´etique, et ne passent leur temps qu’`a retenir la suite des rois, l’´etablissement et la d´ecadence des ´etats, et autres fariboles. Mais apr`es cela, Socrate, lui ayant fait admettre par le menu l’excellence de leur forme de gouvernement, ainsi que le bonheur et la qualit´e de leur vie priv´ee, l’am`ene `a deviner en conclusion l’inutilit´e de ces arts qu’il prˆonait pourtant jusque-l`a. 44. Les exemples nous montrent que dans cette martiale cit´e et en toutes ses semblables, l’´etude rend les cœurs ramollis et eff´emin´es, plus qu’elle ne les affermit et ne les aguerrit. Le plus fort ´etat que l’on puisse voir aujourd’hui dans le monde est celui des Turcs, peuple ´egalement port´e `a estimer les armes et m´epriser les lettres. Je trouve que Rome ´etait plus vaillante avant d’ˆetre savante. Les nations les plus belliqueuses, de nos jours, sont les plus grossi`eres et les plus ignorantes. Les Scythes, les Parthes, Tamerlan nous le prouvent assez. 45. Ce qui sauva toutes les biblioth`eques de l’incendie, quand les Goths ravag`erent la Gr`ece, ce fut que l’un d’entre eux r´epandit l’id´ee qu’il fallait laisser `a l’ennemi ces choses-l`a intactes, car elles ´etaient propres `a le d´etourner de l’exercice militaire, et `a lui faire perdre son temps en occupations oisives et s´edentaires. Quand notre roi Charles VIII se vit maˆıtre du royaume de Naples sans presque avoir eu `a tirer l’´ep´ee hors du fourreau, les seigneurs de sa suite attribu`erent la facilit´e inesp´er´ee de cette conquˆete au fait que les princes et la noblesse d’Italie ´etaient plus pr´eoccup´es de se rendre intelligents et savants que vigoureux et guerriers. . . 34 34. Cynisme, amertume, humour noir. . . ? Ce long plaidoyer pour la force guerri`ere et contre l’esprit est trop oppos´e `a l’ensemble de ce que dit Montaigne par ailleurs pour qu’on le prenne pour argent comptant, me semble-t-il.

Chapitre 25 Sur l’´education des enfants A Madame Diane de Foix, Comtesse de Gurson 1 . 1. Je n’ai jamais vu un p`ere, si bossu ou teigneux que fˆut son fils, qui ne le reconnˆut pas comme le sien. Ce n’est pas qu’il ne se rende compte de son d´efaut, – `a moins d’ˆetre enti`erement enivr´e par son affection – mais quoi qu’il en soit, c’est le sien. Pour moi, je vois mieux encore que tout autre que ce ne sont ici, dans ce livre, que des rˆevasseries d’un homme qui n’a croqu´e, dans son enfance, que la croˆute des sciences, et n’en a retenu qu’un aper¸cu g´en´eral et informe : un peu de chaque chose, et rien d’approfondi, `a la fran¸caise. Car en somme, ce que je sais, c’est qu’il y a une M´edecine, une Jurisprudence, quatre parties dans la Math´ematique2 , et en gros `a quoi elles visent. 2. Je sais peut-ˆetre aussi quelle est l’ambition3 des sciences en g´en´eral, au service de notre vie. Mais m’y enfoncer plus loin, m’ˆetre rong´e les ongles en ´etudiant Aristote, monarque de la science moderne, ou m’ˆetre obstin´e dans certaine discipline, cela, 1. Diane de Foix comtesse de Gurson. Le Comte de Gurson ´etait un gentilhomme du voisinage de la seigneurie de Montaigne. Diane de Foix l’avait ´epous´e le 8 mars 1579. Comme Montaigne lui d´edie cet « Essai », on peut donc dire qu’il date de fin 1579 ou d´ebut 1580. 2. « quatre parties. . . » - c’est ce que le Moyen-Age connaissait sous le nom de « Quadrivium » (arithm´etique, astronomie, g´eom´etrie, musique). 3. Montaigne ´ecrit « pretantion » ; P. Villey [49] indique en note « Fin qu’on se propose », mais A. Lanly [51] traduit par « contribution ». Je trouve cette derni`ere interpr´etation peu fond´ee et je lui pr´ef`ere « ambition », qui me semble plus dans l’esprit du propos de Montaigne.

206 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I je ne l’ai jamais fait. De mˆeme qu’il n’est pas un seul art dont je saurais d´ecrire ne fˆut-ce que les premiers lin´eaments. Et il n’est pas un seul enfant des moyennes classes [du coll`ege] qui ne puisse se dire plus savant que moi, qui ne suis mˆeme pas capable de l’interroger sur sa premi`ere le¸con. Et si l’on m’y force, je suis contraint assez bˆetement d’en tirer la mati`ere de quelque propos d’ordre g´en´eral, sur lequel j’examine son jugement naturel, et cette « le¸con » lui est alors aussi inconnue qu’`a moi la sienne. 3. Je ne suis de connivence avec aucun livre important, sinon Plutarque et S´en`eque, o`u je puise comme le faisaient les Dana¨ıdes, remplissant et versant sans cesse. J’en tire quelque chose pour ce que j’´ecris, et pour moi-mˆeme, presque rien. L’histoire, c’est mon gibier en mati`ere de livres4 , ou encore la po´esie, pour laquelle j’ai une particuli`ere inclination car, comme disait Cl´eanthe, de mˆeme que le son resserr´e dans l’´etroit conduit d’une trompette sort plus aigu et plus fort, ainsi me semble-t-il que l’id´ee, subissant la contrainte du nombre de « pieds » de la po´esie s’exprime bien plus vivement, et me secoue plus fortement. 4. Quant `a mes facult´es naturelles, dont je fais ici l’´epreuve, je les sens fl´echir sous la charge ; mes conceptions et mon jugement ne progressent qu’`a tˆatons, en chancelant, avec des r´eticences et des faux-pas. Et quand je suis all´e le plus loin que j’ai pu, je n’en suis pour autant nullement satisfait : je vois qu’il y a encore quelque chose au-del`a, mais ma vue en est trouble, et comme dans un nuage o`u je ne puis rien d´emˆeler. En entreprenant de parler indiff´eremment de tout ce qui se pr´esente `a mon esprit, et n’y employant que mes moyens naturels, s’il m’arrive, comme c’est souvent le cas, de rencontrer par hasard chez les bons auteurs les mˆemes id´ees que celles que j’ai entrepris de traiter, – comme je viens de le faire `a l’instant avec Plutarque avec son expos´e sur la force de l’imagination, – alors, en me comparant `a eux, moi si faible et si ch´etif, si lourd et si endormi, je me fais piti´e ou me m´eprise moi-mˆeme. 5. Je me f´elicite donc de ce que mes opinions aient cet honneur de rencontrer souvent les leurs, et que je suive leurs traces, au moins de loin, en les approuvant. J’ai aussi quelque 4. Sur l’exemplaire de Bordeaux, Montaigne a rajout´e « plus » et ray´e « en mati`ere de livres » ; la phrase ´etait donc : « L’histoire c’est plus mon gibier, ou la po´esie ». L’´edition de 1595 n’a pas tenu compte de cette modification.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 207 chose qui n’est pas donn´e `a tout le monde : c’est de connaˆıtre la diff´erence extrˆeme qui les s´epare de moi ; et je laisse n´eanmoins courir mes id´ees faibles et modestes, telles qu’elles me sont venues, sans en replˆatrer et raccommoder les d´efauts que cette comparaison m’y a r´ev´el´es : il faut avoir les reins bien solides pour entreprendre de marcher de front avec ces gens-l`a. Les ´ecrivains `a tout-va de notre ´epoque, au milieu de leurs ouvrages de rien du tout, s`ement constamment des passages entiers d’auteurs anciens : croyant ainsi gagner en consid´eration, ils ne font en r´ealit´e qu’obtenir l’effet contraire ; car une diff´erence d’´eclat aussi ´enorme donne `a ce qui vient d’eux-mˆemes un aspect si pˆale, si terne, et si laid, qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gagnent. 6. Voici des exemples de deux conceptions bien oppos´ees : Du bon usage des citations le philosophe Chrysippe, qui m´elangeait `a ses livres non seulement des passages, mais des livres entiers d’autres auteurs et dans l’un d’eux, par exemple, la M´ed´ee d’Euripide. (Apollodore disait d’ailleurs que si l’on retranchait `a son œuvre ce qu’il avait pris `a d’autres, ce ne serait plus qu’une page blanche !) Et `a l’inverse, Epicure, dans les trois cents volumes qu’il nous a laiss´es, n’a pas incorpor´e une seule citation. 7. Il m’advint l’autre jour de tomber sur un passage de cette sorte : j’avais traˆın´e, en languissant, sur un fran¸cais si exsangue, si d´echarn´e, si vide de mati`ere et de sens que ce n’´etait vraiment que des mots. Au bout d’un long et ennuyeux chemin, je rencontrai un passage fort riche et d’une hauteur s’´elevant jusqu’aux nues. Si j’avais trouv´e la pente douce et la mont´ee un peu longue, cela aurait pu constituer une explication. Mais j’´etais devant un pr´ecipice si abrupt et si vertical que d`es les six premiers mots, je compris que je m’envolais vers un autre monde ; et de l`a je d´ecouvris la fondri`ere d’o`u je venais, si basse et si profonde, que je n’eus plus jamais le cœur d’y redescendre. Si j’embellissais l’un de mes discours d’un si beau morceau, il ne montrerait que trop la sottise des autres. 8. Blˆamer chez les autres les fautes que je commets moimˆeme ne me semble pas plus contradictoire que de blˆamer, comme je le fais souvent, celles des autres chez moi. Il faut les condamner partout, et leur ˆoter tout refuge possible. Aussi je sais combien il est audacieux de ma part d’essayer toujours d’´egaler les morceaux que j’emprunte, d’aller de concert avec eux, avec la t´em´eraire

208 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I esp´erance de pouvoir tromper les yeux des juges au point qu’ils ne puissent les discerner. Mais c’est autant par la fa¸con dont je les utilise que par ma propre invention et mes propres forces. Et d’ailleurs je ne m’attaque pas de front `a ces vieux champions-l`a, au corps `a corps, mais en de multiples reprises, par des assauts brefs et peu pouss´es. Je ne m’acharne pas, je ne fais que tˆater leur r´esistance, et ne vais jamais aussi loin que j’envisageais de le faire. Si je pouvais faire jeu ´egal avec eux5 , je serais bien habile, car je ne les attaque que l`a o`u ils sont les plus forts. 9. J’ai d´ecouvert que certains se couvrent de l’armure d’autrui, jusqu’`a ne pas montrer mˆeme le bout de leurs doigts, et conduisent leur affaire – comme il est facile de le faire pour des gens savants en un domaine courant – grˆace `a des inventions anciennes et rapi´ec´ees par-ci, par-l`a. Ceux qui veulent ainsi cacher leurs emprunts et se les attribuer commettent d’abord une injustice et une lˆachet´e, parce que n’ayant rien de valable par o`u ils puissent se produire eux-mˆemes, ils cherchent `a se mettre en avant par une valeur purement ´etrang`ere. Et de plus, se contenter, par tricherie, de s’acqu´erir l’ignorante admiration du vulgaire est une grande sottise, car on s’attire du mˆeme coup le m´epris des connaisseurs, qui froncent les sourcils devant cette incrustation d’´el´ements emprunt´es, et seules les louanges de ces derniers ont du poids. En ce qui me concerne, agir ainsi est donc la derni`ere des choses que je voudrais faire, et je ne fais parler les autres que pour mieux m’exprimer moi-mˆeme. Ce que je dis l`a ne concerne pas les « centons » qui sont publi´es comme tels. Et j’en ai vus de tr`es ing´enieux en mon temps, sans parler de plus anciens ; un notamment, et entre autres, qui fut publi´e sous le nom de Capilupus6 . C’est une fa¸con comme une autre pour certains esprits de 5. Montaigne emploie l’expression gasconne « tenir le palot ». Selon le lexique de P. Villey [49], le « palot » ´etait « une petite pelle servant `a jouer au jeu de paume ». Dans son ´edition, J. PLattard [48] traduit l’expression par « lutter `a ´egalit´e de force ». A. Lanly [51], qui rappelle ces deux sens en note (I, 14 - p. 167) traduit l’expression par « me montrer leur ´egal ». J’ai pr´ef´er´e quant `a moi « faire jeu ´egal », qui reprend un peu l’id´ee pr´esente dans la formule gasconne. 6. L’ouvrage ´evoqu´e par Montaigne est « Lelio Capilupi cento ex Virgilio de vita monacorum », satire dirig´ee contre les moines et compos´ee `a partir de vers tir´es de Virgile. Camille Capilupi, ´ecrivain italien, ´etait contemporain de Montaigne.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 209 se faire remarquer, comme Juste Lipse, dans le tissage7 savant et fruit d’un dur labeur de ses « Politiques »8 . 10. Quoi qu’il en soit, et quelles que soient ces inepties9 , Les “Essais”j’ai d´ecid´e de ne pas les dissimuler, pas plus que je ne le ferais d’un portrait de moi chauve et grisonnant, dans lequel le peintre aurait mis, non un visage parfait, mais le mien. Car ce sont ici mes sentiments et mes opinions : je les donne pour ce que je crois, et non pour ce qu’il faudrait croire. Je ne vise ici qu’`a me montrer tel que je suis, moi qui serai peut-ˆetre diff´erent demain, si de nouvelles choses que j’aurais apprises venaient `a me changer. Je n’ai nulle autorit´e pour ˆetre cru, et ne le d´esire pas, me sachant trop mal instruit pour pr´etendre `a instruire autrui. 11. Quelqu’un qui ´etait chez moi, ayant lu le chapitre pr´ec´edent, me disait l’autre jour que j’aurais dˆu m’´etendre un peu plus sur le sujet de l’´education des enfants. Or, Madame, si j’avais quelque connaissance sur le sujet, je ne saurais mieux l’employer que d’en faire le pr´esent `a ce petit homme qui promet de faire bientˆot irruption chez vous (car vous ˆetes trop bien n´ee pour commencer autrement que par un gar¸con)10 . Car ayant pris une telle part `a la conclusion de votre mariage, j’ai quelque droit et int´erˆet `a la grandeur et `a la prosp´erit´e de ce qui en adviendra. Sans parler de l’ancien titre que vous avez sur mon d´evouement, et qui m’obligerait d´ej`a `a souhaiter honneur, bien et avantage pour tout ce qui vous concerne. Mais en v´erit´e, je sais seulement cela : traiter de la fa¸con d’´elever et d’´eduquer les enfants semble 7. Je pr´ef`ere employer ici « tissage », qui marque mieux le proc´ed´e et le caract`ere « composite », plutˆot que « tissu » qui pour nous aujourd’hui a un peu perdu de son sens originel pour ne plus ´evoquer qu’une sorte de « mat´eriau ». 8. Montaigne ´ecrit « docte et laborieux ». A. Lanly [51] conserve le mot « laborieux ». Mais dire d’un ouvrage qu’il est « laborieux » a aujourd’hui une r´esonance p´ejorative. . . et j’ai pr´ef´er´e un tour utilisant « labeur » qui, lui, n’est pas connot´e n´egativement. Laisser entendre que Montaigne trouve l’ouvrage de Lipse « laborieux », donc un peu « p´enible `a lire » serait faire un contresens : Montaigne entretenait avec lui une correspondance ´epistolaire, et Lipse lui envoya pr´ecis´ement l’ouvrage dont il est question en lui ´ecrivant : « O tui similis mihi lector sit ! » (Puisses-tu le lire comme j’ai lu le tien !). 9. Les Essais : c’est bien de cela qu’il s’agit et non des œuvres faites d’« emprunts » qu’il vient d’´evoquer plus haut. 10. On voit que mˆeme pour un esprit aussi ´eclair´e que Montaigne, la question de la pr´e´eminence masculine ne se pose mˆeme pas. . .

210 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I ˆetre la chose la plus importante et la plus difficile de toute la science humaine. 12. Dans l’agriculture, les op´erations `a faire avant de planter sont pr´ecises et faciles, et planter n’est pas plus difficile. Mais d`es que ce qui a ´et´e plant´e prend vie, on se trouve devant de multiples fa¸cons de faire et de grandes difficult´es. Il en est de mˆeme pour les hommes : les planter n’est pas un gros travail, mais d`es qu’ils sont n´es, on se trouve devant de multiples soucis, d’embarras et de craintes, quant `a la fa¸con de les ´elever et les ´eduquer. 13. La manifestation de leurs tendances est si t´enue et si peu visible en ce bas-ˆage, les promesses si incertaines et si trompeuses, qu’il est bien difficile de fonder l`a-dessus un jugement solide. Voyez comment Cimon, Th´emistocle, et mille autres personnages ont ´evolu´e au cours de leur vie11 . Les petits des ours et des chiens manifestent leurs inclinations naturelles ; mais les hommes, eux, prennent facilement des habitudes, adoptent tr`es vite des coutumes, des opinions et des r`egles, et donc se changent ou se d´eguisent facilement. 14. Il est pourtant difficile de forcer ses penchants naturels ; c’est pourquoi, `a d´efaut d’avoir bien choisi leur voie, on se donne souvent du mal pour rien, et l’on passe beaucoup de temps `a inculquer aux enfants des choses qu’ils ne peuvent parvenir `a maˆıtriser. Pourtant, face `a cette difficult´e, mon opinion est qu’il faut toujours les diriger vers les choses les meilleures et les plus profitables, et que l’on ne doit accorder que peu d’importance `a ces pr´evisions et pronostics superficiels que nous formons `a partir du comportement enfantin. Dans sa « R´epublique », Platon me semble leur accorder trop d’importance12 . 11. Montaigne souligne ici (d’apr`es Plutarque), comment le destin des « grands hommes » est parfois changeant : ainsi de Th´emistocle, qui, apr`es avoir acquis la gloire en combattant les Perses, se r´efugia aupr`es d’eux sur la fin de sa vie. . . 12. Cette phrase, absente des ´editions ant´erieures `a 1595, et que Montaigne a rajout´ee sur l’exemplaire de Bordeaux, a elle-mˆeme ´et´e ratur´ee et modifi´ee de sa main par la suite, faisant varier l’importance prˆet´ee par lui `a Platon vis-`a-vis des pr´edispositions enfantines ; ce qui t´emoigne donc d’une variation dans l’appr´eciation faite par Montaigne lui-mˆeme de ces pr´edispositions. R´edaction initiale : « Et Platon en sa republique me semble leur donner beaucoup trop de prix. » - 2e version : « Platon mesme, en sa republique me semble leur donner beaucoup d’authorite. ». Assez bizarrement, l’´edition de

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 211 15. Madame, c’est une grande ressource13 que la science, et un outil de la plus grande utilit´e, notamment pour les personnes que le destin a plac´ees `a un rang aussi ´elev´e que le vˆotre. En v´erit´e elle n’est pas faite pour ˆetre mise entre des mains viles et basses. Elle est bien plus fi`ere d’offrir ses moyens pour la conduite d’une guerre, pour diriger un peuple, pour gagner l’amiti´e d’un prince ou d’une nation ´etrang`ere, qu’`a mettre au point un argument dialectique, `a plaider en appel, ou prescrire une quantit´e de pilules. Ainsi Madame, vous qui en avez savour´e la douceur et qui ˆetes d’une famille lettr´ee (car nous poss´edons encore les ´ecrits de ces anciens comtes de Foix, dont vous descendez, monsieur le comte votre mari et vous ; et monsieur Fran¸cois de Candale, votre oncle, en fait naˆıtre de nouveaux tous les jours, qui ´etendront sur plusieurs si`ecles la reconnaissance de cette qualit´e pour votre famille) – je crois que vous n’oublierez pas cela dans l’´education de vos enfants, et c’est pourquoi je vous dirai sur ce sujet la seule id´ee qui m’est propre, oppos´ee `a l’usage habituel. Et c’est l`a tout ce que je pourrai apporter comme contribution `a ce sujet. 16. La mission du pr´ecepteur que vous donnerez `a votre Le choix du pr´ecepteurenfant – et dont le choix conditionne la r´eussite de son ´education – comporte plusieurs autres grandes tˆaches dont je ne parlerai pas, parce que je ne saurais rien en dire de valable. Et sur le point `a propos duquel je me mˆele de lui donner un avis, il m’en croira pour autant qu’il y verra quelque apparence de raison. `A un enfant de bonne famille, qui s’adonne `a l’´etude des lettres, non pas pour gagner de l’argent (car un but aussi abject est indigne de la grˆace et de la faveur des Muses, et de toutes fa¸cons cela ne concerne que les autres et ne d´epend que d’eux), et qui ne recherche pas non plus d’´eventuels avantages ext´erieurs, mais plutˆot les siens propres, pour s’en enrichir et s’en parer au-dedans, comme j’ai plutˆot envie de faire de lui un homme habile qu’un savant, je voudrais que l’on prenne soin de lui choisir un guide 1595 (reproduite ici) donne une troisi`eme version, interm´ediaire, en somme : « Platon en sa R´epublique, me semble leur donner trop d’autorit´e. » 13. Montaigne ´ecrit : « un grand ornement », et A. Lanly [51] conserve ce mot. M’effor¸cant d’adapter le texte de Montaigne `a la langue d’aujourd’hui, j’ai jug´e n´ecessaire d’en utiliser un autre : « ornement » donnerait `a la « science » un aspect purement « d´ecoratif » qui n’est certainement pas ce `a quoi pense Montaigne. . . Le latin « ornamentum » peut aussi avoir le sens de « ressource(s) », et c’est pourquoi je l’utilise ici.

212 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I qui eˆut plutˆot la tˆete bien faite que la tˆete bien pleine14 . Et si on exige de lui les deux qualit´es, que ce soit plus encore la valeur morale et l’intelligence que le savoir, et qu’il se comporte dans l’exercice de sa charge d’une nouvelle mani`ere. 17. Enfant, on ne cesse de crier `a nos oreilles, comme si l’on versait dans un entonnoir, et l’on nous demande seulement de redire ce que l’on nous a dit. Je voudrais que le pr´ecepteur change cela, et que d`es le d´ebut, selon la capacit´e de l’esprit dont il a la charge, il commence `a mettre celui-ci sur la piste15 , lui faisant appr´ecier, choisir et discerner les choses de lui-mˆeme. Parfois lui ouvrant16 le chemin, parfois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il ´ecoute son ´el`eve parler `a son tour. Socrate, et plus tard Arc´esilas, faisaient d’abord parler leurs ´el`eves, puis leur parlaient `a leur tour. « L’autorit´e de ceuxCic´eron [13], I, 5. qui enseignent nuit g´en´eralement `a ceux qui veulent apprendre » 18. Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, et jusqu’`a quel point il doit descendre pour s’adapter `a ses possibilit´es. Faute d’´etablir ce rapport, nous gˆachons tout. Et savoir le discerner, puis y conformer sa conduite avec mesure, voil`a une des tˆaches les plus ardues que je connaisse ; car c’est le propre d’une ˆame ´elev´ee et forte que de savoir descendre au niveau de l’enfant, et de le guider en restant `a son pas. Car je marche plus sˆurement et plus fermement en montant qu’en descendant. 19. Si, comme nous le faisons habituellement, on entreprend de diriger plusieurs esprits de formes et de capacit´es si diff´erentes en une mˆeme le¸con et par la mˆeme m´ethode, il n’est pas ´etonnant que sur tout un groupe d’enfants, il s’en trouve `a peine deux ou trois qui tirent quelque profit de l’enseignement qu’ils ont re¸cu. 20. Que le maˆıtre ne demande pas seulement `a son ´el`eve de lui r´ep´eter les mots de sa le¸con, mais de lui en donner le sens et 14. Cette formule a connu une c´el´ebrit´e particuli`ere ; mais elle a parfois ´et´e utilis´ee de fa¸con quelque peu d´etourn´ee – voire `a contresens. On notera que Montaigne parle ici de la « tˆete » du pr´ecepteur – et non de l’´ecolier. 15. J’emploie ici « piste » comme le fait A. Lanly [51], car il est ´evident d’apr`es ce qui suit que Montaigne, grand amateur de chevaux, a dans l’esprit le « man`ege » (« trotter ». . . « allure ». . . ). 16. Le texte de l’´edition de 1595 qui comporte : « Quelquefois luy ouvrent le chemin, quelquefois luy laissent ouvrir » est manifestement fautif (l’´edition Pl´eiade r´ecente [52] ne le reproduit pas exactement ici). Je r´etablis ce qui n’est qu’une coquille typographique.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 213 la substance. Et qu’il juge du profit qu’il en aura tir´e, non par le t´emoignage de sa m´emoire, mais par celui de son comportement. Qu’il lui fasse reprendre de cent fa¸cons diff´erentes ce qu’il vient d’apprendre, en l’adaptant `a autant de sujets diff´erents, pour voir s’il l’a vraiment bien acquis et bien assimil´e ; et qu’il r`egle sa progression17 selon les principes p´edagogiques de Platon18 . R´egurgiter la nourriture telle qu’on l’a aval´ee prouve qu’elle est rest´ee crue sans avoir ´et´e transform´ee : l’estomac n’a pas fait son travail, s’il n’a pas chang´e l’´etat et la forme de ce qu’on lui a donn´e `a dig´erer. 21. Notre esprit ne se met en branle que par contagion, li´e et assujetti qu’il est aux d´esirs et aux pens´ees des autres, esclave et captif de l’autorit´e de leur exemple. On nous a tellement habitu´es `a tourner `a la longe19 , que nous n’avons plus d’allure qui nous soit propre : notre vigueur et notre libert´e se sont ´eteintes. « Ils S´en`eque [81], XXXIII. sont toujours en tutelle ». 22. J’ai vu personnellement20 , `a Pise, un homme honorable, mais tellement aristot´elicien, que son credo fondamental ´etait celui-ci : la pierre de touche21 et la r`egle de toutes les pens´ees 17. Faute de l’´edition de 1595 : Sur l’exemplaire de Bordeaux, Montaigne a nettement ´ecrit : « prenant l’instruction de son progrez » et non « `a son progrez » qui n’a gu`ere de sens. Ma traduction suit le texte correct. 18. Il pourrait s’agir, entre autres, du passage de la « R´epublique » concernant l’´education des futurs « philosophes-rois » (VII, 536-540), dans lequel on trouve par exemple des d´eclarations comme celles-ci : « . . . cet enseignement sera donn´e sous une forme exempte de contrainte. . . Parce que l’homme libre ne doit rien apprendre en esclave » ou « . . . n’use pas de violence dans l’´education des enfants, mais fais en sorte qu’ils apprennent en jouant : tu pourras mieux discerner les dispositions naturelles de chacun. » 19. Montaigne parle de «corde» et «d’allure», poursuivant la m´etaphore du man`ege: il m’a sembl´e qu’on pouvait la conserver en l’explicitant quelque peu. P. Villey y voit plutˆot les « lisi`eres » ou bandes d’´etoffe qu’on attachait autrefois aux vˆetements des enfants qui apprenaient `a marcher pour les maintenir. 20. P. Villey indique en note pour ce mot : « famili`erement » ; et A. Lanly [51] utilise « en priv´e », ce qui n’est qu’un d´ecalque du texte original : « priv´eement ». J’estime pour ma part que dans le contexte, « personnellement » convient mieux. 21. Proc´ed´e utilis´e (`a ce que l’on pr´etend) pour tester si un m´etal ´etait de l’or ou de l’argent : on utilisait `a cette fin un morceau de jaspe avec lequel on « touchait » le m´etal en fusion et sa composition r´eelle ´etait r´ev´el´ee par la r´eaction obtenue. Dans les trait´es d’alchimie, l’op´eration constituait la preuve ultime que le « Grand Œuvre » avait ´et´e accompli. Il est aujourd’hui encore employ´e pour d´esigner un test particuli`erement rigoureux.

214 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I solides et de toute v´erit´e est leur conformit´e avec la doctrine d’Aristote. Il a tout vu et tout dit, et hors de cela, ce ne sont que chim`eres et inanit´e. Et cette opinion, pour avoir ´et´e interpr´et´ee un peu trop largement et en mauvaise part, le mit autrefois en grand embarras et pendant longtemps devant l’Inquisition `a Rome22 . 23. Qu’il lui fasse tout passer par l’´etamine23 , et ne lui inculque rien par sa simple autorit´e ou en exploitant sa confiance. Que les principes d’Aristote, non plus que ceux des Sto¨ıciens ou des ´epicuriens ne soient pour lui des dogmes, mais qu’on lui pr´esente cette diversit´e d’opinions : il choisira s’il le peut, sinon il demeurera dans le doute. Il n’y a que les fous qui soient sˆurs d’eux et cat´egoriques24 . Non moins que de savoir, douter m’est agr´eable. Dante [1], XI, 93. 24. Car s’il adopte les opinions de X´enophon et de Platon au terme de sa propre d´emarche25 , ce ne seront plus alors leurs opinions, mais bien les siennes. Qui suit seulement un autre ne suit rien, en fait : il ne trouve rien, et mˆeme, ne cherche rien. « Nous ne sommes pas soumis `a un roi ; que chacun dispose de luimˆeme. » Qu’il sache qu’il sait, au moins. Il faut qu’il s’impr`egneS´en`eque [81], XXXIII. 22. Ce passage figure d´ej`a dans l’´edition de 1588, et il n’a pratiquement pas ´et´e remani´e. Selon A. Lanly [51] (I, p. 170, note 46), le personnage dont il est question est ´evoqu´e par Montaigne dans son « Journal de voyage en Italie » : il s’agit d’un professeur de philosophie de l’universit´e de Rome, Girolamo Borro. 23. Il s’agit donc de ne rien accepter sans l’avoir d’abord critiqu´e : on n’est pas si loin du « r´evoquer en doute » de Descartes ! L’´etamine est un « tissu peu serr´e de crin, de soie, de fil, qui sert `a cribler ou `a filtrer » (Dict. Robert). Le mˆeme dictionnaire consid`ere que l’expression « passer `a l’´etamine » est vieillie ; mais elle est pourtant toujours vivante m’a-t-il sembl´e, et j’ai pr´ef´er´e la conserver plutˆot que d’utiliser le banal « filtrer ». 24. Cette phrase, ajout´ee `a la main par Montaigne, ne figure pas dans le texte de l’´edition de 1595. S’agit-il d’un simple oubli, ou bien ne figurait-elle pas sur l’exemplaire qui a servi de base `a Mlle de Gournay et P. Brach ? Mais il y a peut-ˆetre une autre explication encore : en examinant de pr`es le fac-simil´e de « l’Exemplaire de Bordeaux », on peut se demander si elle n’a pas ´et´e ratur´ee, puis r´e´ecrite. . . ? 25. Montaigne ´ecrit « . . . par son propre discours. . . » et P. Villey [49] met en note : « Jugement », traduction que reprend `a la suite A. Lanly. Mais je trouve que « jugement » ne rend pas bien l’id´ee, et j’ai pr´ef´er´e traduire, quitte `a employer une tournure peut-ˆetre trop « moderne », par « au terme de sa propre d´emarche ».

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 215 de leur caract`ere, et non qu’il apprenne leurs pr´eceptes. Qu’il oublie mˆeme sans remords d’o`u il les tient, mais qu’il sache se les approprier. La v´erit´e et la raison appartiennent `a tout le monde, et pas plus `a celui qui les a exprim´ees la premi`ere fois qu’`a celui qui les r´ep`ete ensuite. Et telle chose n’est pas plus selon Platon Former le jugementque selon moi, d`es l’instant o`u nous la voyons et la comprenons de la mˆeme fa¸con. Les abeilles butinent les fleurs de-ci, de-l`a, mais ensuite elles en font du miel, qui est vraiment le leur : ce n’est plus ni du thym, ni de la marjolaine. Ainsi il transformera et m´elangera les ´el´ements emprunt´es `a autrui pour en faire quelque chose qui soit vraiment de lui : son jugement. Et c’est ce jugement-l`a que tout ne doit viser qu’`a former : son ´education, son travail et son apprentissage. 25. Qu’il cache tout ce `a quoi il a eu recours, et ne montre que ce qu’il en a fait. Les pilleurs et les emprunteurs mettent en avant ce qu’ils ont bˆati, ce qu’ils ont acquis, et non ce qu’ils ont tir´e des autres. Vous ne voyez pas les pr´esents faits `a un membre du Parlement : vous ne voyez que les alliances qu’il a nou´ees, et les honneurs obtenus pour ses enfants. Nul ne livre au public ce qu’il a re¸cu, mais chacun fait ´etalage de ce qu’il a acquis26 . Le gain de notre ´etude, c’est que l’on soit devenu meilleur, et plus sage, grˆace `a elle. 26. Epicharme disait que c’est l’intelligence qui voit et qui entend ; que c’est elle qui profite de tout, qui organise tout, qui agit, qui domine et qui r`egne, et que toutes les autres choses sont aveugles, sourdes, et sans ˆame. Et nous rendons cette intelligence servile et timor´ee en ne lui laissant pas la libert´e de faire quoi que ce soit par elle-mˆeme. Qui demanda jamais `a son ´el`eve ce qu’il pensait de la rh´etorique et de la grammaire, de telle ou telle sentence de Cic´eron? On nous plante les choses dans la m´emoire, 26. Ce passage est assez curieux : Montaigne semble bien y prˆoner la dissimulation, que ce soit pour les sources litt´eraires d’un ouvrage, ou pour ce que nous appellerions aujourd’hui les dessous de table, voire les pots-de-vin. . . Le moins que l’on puisse dire est que le souci de la transparence si pris´e aujourd’hui (en th´eorie du moins) ne semble pas sa pr´eoccupation majeure. Mais alors que penser des « Essais » eux-mˆemes, et de la c´el`ebre formule : « C’est ici un livre de bonne foi, lecteur »?

216 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I comme des fl`eches27 , comme des oracles, de la substance desquels les lettres et les syllabes elles-mˆemes font partie28 . Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est conserver ce que l’onLe vrai savoir a confi´e `a sa m´emoire. Ce que l’on sait v´eritablement, on en dispose, sans avoir `a se r´ef´erer au mod`ele, sans tourner les yeux vers son livre. M´ediocre connaissance, qu’une connaissance purement livresque ! Je veux qu’elle serve d’ornement, et non de fondement, suivant en cela l’opinion de Platon, qui dit : la fermet´e, la loyaut´e, la sinc´erit´e sont la vraie philosophie ; les autres sciences, qui ont d’autres buts, ne sont que du fard. 27. Je voudrais bien voir comment Le Paluel ou Pomp´ee, ces beaux danseurs de mon temps29 , pourraient nous enseigner `a faire des cabrioles en nous les montrant seulement, sans que nous ayons `a quitter nos places ! C’est pourtant ce que font ceux qui pr´etendent instruire notre intelligence sans la mettre en mouvement. Ou bien qu’on puisse nous apprendre `a manier un cheval, une pique, un Luth, ou la voix, sans nous y exercer, comme font ceux qui veulent nous apprendre `a bien juger et `a bien parler sans nous exercer `a parler ni `a juger ! Or, pour cet apprentissage, tout ce qui se pr´esente `a nos yeux nous sert de livre : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de sujets nouveaux. 28. C’est pour cela que la fr´equentation des hommes est extrˆemement favorable `a l’´education, de mˆeme que la visite des pays ´etrangers : non pour en rapporter seulement, comme le font les gens de notre noblesse fran¸caise, combien de pas fait Santa Rotodonda, ou la richesse des dessous de la signora Livia ; ou comme 27. S’appuyant sur le fait que Montaigne ´ecrit ailleurs « empann´ees », P. Villey [49] propose (I, 152, 5) deux interpr´etations du mot : celle qui fait r´ef´erence `a l’empennage des fl`eches, et celle qui ´evoquerait un pan, donc un morceau, un bloc. . . J’opte pour la r´ef´erence aux fl`eches qu’on planterait dans l’esprit, parce que la m´etaphore me semble plus dans l’esprit de Montaigne. Mais ce choix est tr`es subjectif. . . 28. Le sens me paraˆıt ˆetre : la mati`ere mˆeme de l’oracle (les lettres et les mots qui le composent) sont l’oracle lui-mˆeme. Ce qui pourrait donc signifier que l’oracle n’a pas de sens d´efini, mais d´epend de l’interpr´etation qu’on en fait. Ce qui est d’ailleurs admis g´en´eralement. 29. « Le Paluel » : Ludovico Palvallo, maˆıtre de danse de Milan, venu exercer ses talents `a la cour de Henri II, tout comme « Pomp´ee » : Pompeo Diabono.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 217 d’autres encore, de combien le visage de N´eron, sur quelque vieille pierre, est plus long ou plus large que celui que l’on voit sur une vieille m´edaille. Mais au contraire, pour en rapporter surtout le caract`ere et les mœurs de ces nations, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui, je voudrais qu’on commence `a promener [l’´el`eve] d`es sa plus tendre enfance : d’abord pour faire d’une pierre deux coups, dans les nations voisines dont le langage est le plus ´eloign´e du nˆotre, et auquel, si vous ne la formez de bonne heure, la langue ne peut s’adapter. 29. D’ailleurs, tout le monde est d’accord l`a-dessus : il n’est pas bon d’´elever un enfant dans le giron de ses parents. L’amour naturel les attendrit trop, et relˆache mˆeme les plus raisonnables : ils ne sont pas `a mˆeme de punir ses fautes, ni de le voir ´elev´e rudement et non sans risques, comme il le faut. Ils ne pourraient supporter de le voir revenir de son exercice, tout suant et couvert de poussi`ere, qu’il boive chaud, qu’il boive froid, non plus que de le voir sur un cheval r´etif ou affronter un redoutable tireur, le fleuret au poing, ou manipuler sa premi`ere arquebuse. Il n’y a pourtant pas d’autre moyen : si l’on veut en faire un homme de bien, il ne faut pas l’´epargner durant sa jeunesse, et souvent aller contre les r`egles de la m´edecine. Qu’il vive en plein air et dans l’inqui´etude. Horace [35], III, 2, v. 5. 30. Il ne suffit pas de lui fortifier l’ˆame, il faut aussi lui fortifier les muscles. Car l’ˆame est trop accabl´ee si elle n’est pas soutenue, elle a trop `a faire pour pouvoir faire face seule `a ces deux fonctions `a la fois. Je sais combien la mienne peine en compagnie d’un corps aussi sensible et aussi peu endurci, qui se repose tellement sur elle. Et je d´ecouvre souvent dans mes lectures que mes maˆıtres font passer pour des exemples de grandeur d’ˆame et de courage des choses qui rel`everaient plutˆot de l’´epaisseur de la peau et de la solidit´e des os ! J’ai vu des hommes, des femmes et mˆeme des enfants ainsi faits qu’une bastonnade leur fait moins d’effet qu’`a moi une chiquenaude, qui ne pipent mot et ne froncent mˆeme pas les sourcils sous les coups qu’on leur donne. Quand les athl`etes imitent l’endurance des philosophes, c’est plutˆot par leur vigueur physique que par celle du cœur. Or l’accoutumance `a sup

218 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I porter le travail30 est une accoutumance `a supporter la douleur : « le travail est une sorte de callosit´e contre la douleur. »Cic´eron [16], II, 15. 31. Il faut habituer l’´el`eve `a la peine et `a la duret´e des exercices pour qu’il puisse supporter la douleur de la luxation, de la colique, du caut`ere31 , et mˆeme de la prison et de la torture. Car il pourrait bien avoir `a subir ces deux derni`eres, par les temps qui courent : les bons y sont en effet tout autant expos´es que les m´echants. Nous en faisons l’exp´erience. . . Quiconque s’oppose aux lois menace les gens de bien du fouet et de la corde. 32. L’autorit´e du pr´ecepteur, qui doit ˆetre compl`ete surSe m´efier des parents. . . l’´el`eve, est interrompue et entrav´ee par la pr´esence des parents. Et de plus, le fait qu’il puisse voir le respect que les gens de la maison lui t´emoignent, et avoir connaissance des richesses de sa famille et de sa distinction, voil`a selon moi des inconv´enients non n´egligeables `a cet ˆage-l`a. 33. Dans cet apprentissage des relations avec les hommes, j’ai souvent remarqu´e ce d´efaut : au lieu de chercher `a connaˆıtre les autres, nous ne travaillons gu`ere qu’`a donner connaissance de nous. Nous nous soucions bien plus de placer notre marchandise qu’`a en acqu´erir de nouvelles. Or le silence et la modestie sont des qualit´es tr`es favorables aux relations avec les autres. On ´eduquera cet enfant pour qu’il ne fasse pas ´etalage du savoir qu’il aura acquis, et `a ne pas se formaliser des sottises et des fables que l’on pourra raconter en sa pr´esence : car c’est une incivilit´e que de critiquer tout ce qui n’est pas `a notre goˆut. Qu’il se contente plutˆot de se corriger lui-mˆeme, et qu’il n’aille pas se donner l’air de reprocher `a autrui ce qu’il se refuse `a faire lui-mˆeme, ni se mettre en contradiction avec les r`egles g´en´erales du savoir-vivre. « On peut ˆetre sage sans ostentation et sans arrogance. »S´en`eque [81], CIII. 34. Qu’il fuie ces attitudes pr´etentieuses et peu aimables, cette pu´erile ambition d’ˆetre diff´erent des autres pour se donner l’air plus fin, et comme si la critique et la nouveaut´e ´etaient une affaire d´elicate, vouloir s’en servir pour se faire un nom d’une 30. Le sens du mot travail a beaucoup ´evolu´e. . . Le contexte imm´ediat sugg`ere que Montaigne emploie probablement ici le mot dans un sens proche du sens originel. 31. A l’´epoque de Montaigne, on appliquait encore couramment une pointe de fer rougie au feu (« caut`ere ») sur les plaies graves pour brˆuler les tissus infect´es, pour favoriser – croyait-on – la gu´erison.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 219 valeur particuli`ere. Comme il n’appartient qu’aux grands po`etes d’user des licences de l’art, de mˆeme n’est-il supportable que de la part des ˆames grandes et illustres de s’accorder des privil`eges audessus des usages. « S’il est arriv´e `a un Socrate et `a un Aristippe Cic´eron [14], I, XLI. de s’´ecarter de la coutume et des usages, il ne faut pas se croire permis d’en faire autant : ceux-l`a m´eritaient cette licence par des qualit´es exceptionnelles et divines. » On lui apprendra `a ne se mettre `a contester et `a raisonner que face `a un adversaire digne de lutter avec lui ; et mˆeme dans ce cas, `a ne pas employer tous les tours qui pourraient lui servir, mais seulement ceux qui peuvent le plus lui ˆetre utiles. 35. Qu’on le rende difficile pour le choix et le tri de ses arguments, qu’il soit soucieux de leur pertinence, et par cons´equent, de la bri`evet´e. Qu’on lui donne par-dessus tout l’habitude de s’avouer battu et de rendre les armes `a la v´erit´e d`es qu’il l’apercevra, qu’elle apparaisse dans les mains de son adversaire, ou qu’elle se fasse jour en lui-mˆeme en changeant d’avis. Car il ne sera pas install´e en chaire pour d´ebiter un texte convenu, il n’est assujetti `a aucune autre cause que celle qu’il approuve. Et il ne pratiquera pas ce m´etier o`u se vend en argent comptant la libert´e de pouvoir changer d’avis et reconnaˆıtre son erreur32 . « Aucune n´ecessit´e ne Cic´eron [9], II, 3. le contraint `a d´efendre des id´ees qu’on lui aurait prescrites et impos´ees. » 36. Si son pr´ecepteur a le mˆeme caract`ere que le mien, il en fera un loyal serviteur de son prince, tr`es z´el´e et tr`es courageux ; mais il le d´etournera de la tentation de s’y attacher autrement que par devoir officiel. Outre plusieurs autres inconv´enients, qui nuisent `a notre libert´e33 `a cause des obligations particuli`eres que cela entraˆıne, le jugement d’un homme engag´e et r´etribu´e est forc´ement, ou moins impartial et moins libre, ou bien tax´e d’incomp´etence et d’ingratitude. 32. On peut se demander `a quel m´etier pense Montaigne. . . P. Villey [49] indique en note (p. 155, 3) qu’il s’agit du « m´etier de courtisan, ou plutˆot celui d’avocat », ce qui est assez vraisemblable. 33. Le texte de l’´edition de 1595 comporte le mot « libert´e », mais sur l’« exemplaire de Bordeaux », c’est « franchise » que Montaigne a ´ecrit de sa main.

220 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 37. Un vrai34 courtisan ne peut avoir ni le pouvoir ni la volont´e de parler et de penser autrement que de fa¸con favorable `a son maˆıtre qui, parmi tant de milliers d’autres qui sont ses sujets, l’a choisi pour l’entretenir et le faire valoir de sa propre main. Cette faveur et cet avantage l’´eblouissent et corrompent sa libert´e, non sans quelque raison d’ailleurs. C’est pourquoi le langage de ces gens-l`a est habituellement diff´erent de celui que l’on emploie dans les divers m´etiers, et l’on ne peut gu`ere lui accorder de cr´edit. 38. Que la conscience et les qualit´es de l’´el`eve, au contraire, brillent dans ses paroles, et qu’elles n’aient que la raison pour guide. Qu’on lui fasse comprendre ceci : reconnaˆıtre la faute qu’il d´ecouvre dans son propre raisonnement, mˆeme si elle n’est d´ecel´ee que par lui, est la cons´equence d’un jugement et d’une sinc´erit´e qui sont les objectifs mˆemes qu’il doit poursuivre ; que s’obstiner et contester sont des mani`eres bien communes, et que l’on rencontre surtout dans les ˆames les plus basses ; que se raviser et se corriger, abandonner une position mauvaise dans le vif d’une discussion, ce sont l`a, au contraire, des qualit´es rares, fortes et philosophiques. 39. On l’avertira d’avoir les yeux partout quand il sera en soci´et´e, car je trouve que les premiers si`eges sont habituellement occup´es par les hommes les moins capables, et que les situations ais´ees ne se trouvent que rarement correspondre aux capacit´es de ceux qui les d´etiennent. Et j’ai remarqu´e que pendant qu’on s’entretenait au haut bout de la table de la beaut´e d’une tapisserie, ou du goˆut de la malvoisie35 , beaucoup de belles pens´ees se perdaient `a l’autre bout. 40. Il sondera les capacit´es de tout un chacun : bouvier, ma¸con, passant ; il faut tout exploiter et utiliser chacun pour ce qu’il a, car tout sert dans un m´enage : et mˆeme la sottise et la faiblesse des autres l’instruiront. En examinant les attitudes et les mani`eres de tout le monde, il ressentira de l’envie envers les bonnes et du m´epris pour les mauvaises. 41. Qu’on lui mette dans l’esprit une honnˆete curiosit´e `a connaˆıtre toute chose et tout ce qu’il y aura de singulier autour 34. Variantes : Le mot « pur » ne figure pas dans ce passage manuscrit de l’« exemplaire de Bordeaux ». 35. Malvoisie : vin grec liquoreux.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 221 de lui, il le verra : un bˆatiment, une fontaine, un homme, le lieu d’une ancienne bataille, l’endroit o`u est pass´e C´esar ou bien Charlemagne. Quelle terre est engourdie par la glace, Properce [69], IV, III, 39. Quelle autre est rendue poudreuse par la chaleur ; Quel est le vent favorable pour pousser les voiles en Italie. 42. Il s’informera sur les mœurs, les moyens et les alliances de tel prince ou de tel autre : ce sont l`a des choses bien plaisantes `a apprendre, et tr`es utiles `a connaˆıtre. 43. Dans cette fr´equentation des hommes, j’entends inclure, et principalement, ceux qui ne vivent que par la m´emoire des livres. L’´el`eve devra donc fr´equenter, par le biais des r´ecits historiques, les grandes ˆames des meilleurs si`ecles. C’est une ´etude qui peut paraˆıtre vaine `a certains ; mais c’est aussi, pour d’autres, une ´etude dont le profit est inestimable ; et c’est aussi la seule ´etude, comme le dit Platon, que les Lac´ed´emoniens eussent conserv´ee en ce qui les concerne. Car quel profit ne tirera-t-il pas `a la lecture des « Vies » de notre Plutarque36 ? Mais que le guide selon mes vœux ne perde pas de vue son objectif, et qu’il fasse en sorte que son disciple se souvienne plutˆot du caract`ere d’Hannibal et de Scipion que de la date de la ruine de Carthage ; et plutˆot que de l’endroit o`u mourut Marcellus, qu’il se souvienne des raisons pour lesquelles il fut indigne de son devoir et y mourut37 . Qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires qu’`a en juger. Car c’est `a mon avis, entre toutes, la mati`ere `a laquelle nos esprits s’appliquent de la fa¸con la plus diverse. 44. J’ai lu dans Tite-Live cent choses que d’autres n’y ont pas lues. Plutarque y a lu cent autres que celles que j’ai su y lire, 36. Plutarque dont les « Vies Parall`eles » ont ´et´e traduites en 1559 par J. Amyot, ´etait l’un des auteur favoris de Montaigne, et c’est pourquoi j’ai consid´er´e qu’il fallait conserver la marque de familiarit´e constitu´ee par le « notre ». 37. C’est l’imprudence dont Marcellus aurait fait preuve, et qui lui coˆuta la vie, qui lui est reproch´ee ici par Montaigne, qui ne fait d’ailleurs que reprendre Plutarque : malgr´e les avertissements des devins, Marcellus fit une sortie avec des cavaliers ´etrusques pour reconnaˆıtre les lieux de la bataille qu’il allait livrer, et tomba sous les coups des soldats qu’Hannibal avait plac´es l`a en embuscade, tandis que les ´etrusques s’enfuyaient (Plutarque, [68], Marcellus, XXIX-XXX).

222 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I et peut-ˆetre mˆeme au-del`a de ce que l’auteur y avait mis. Pour certains, c’est un simple objet d’´etude pour la grammaire ; pour d’autres, c’est le corps mˆeme38 de la philosophie qui y est d´evoil´e, et c’est par l`a que les parties les plus cach´ees de notre nature se laissent p´en´etrer. Il y a dans Plutarque bien des d´eveloppements dignes d’ˆetre connus, car `a mon avis, il est le maˆıtre en ces mati`eres ; mais il y en a mille autres qu’il n’a fait qu’effleurer : il indique seulement du doigt vers quoi nous pouvons aller si cela nous plaˆıt, et se contente parfois de n’en donner qu’une esquisse au beau milieu d’un expos´e. Il faut extraire ces choses-l`a, et les mettre en ´evidence39 . Ainsi ce mot de lui, selon lequel les habitants d’Asie ´etaient esclaves d’un seul homme parce que la seule syllabe qu’ils ne savaient pas prononcer ´etait « non », et qui a peut-ˆetre donn´e la mati`ere et l’occasion `a La Bo´etie d’´ecrire sa « Servitude volontaire ». 45. Le fait mˆeme de lui voir souligner une petite action dans la vie d’un homme, ou mˆeme un simple mot, qui semble sans importance, est quelque chose qui donne `a r´efl´echir. Il est dommage40 que les gens intelligents aiment tant la bri`evet´e : sans doute cela vaut-il mieux pour leur r´eputation, mais nous en tirons moins de profit. Plutarque aime mieux que nous le vantions pour son jugement que pour son savoir : il aime mieux nous laisser sur notre faim plutˆot que d’ˆetre rassasi´es. Il savait que mˆeme `a propos des choses int´eressantes on peut en dire trop, et que c’est `a juste titre qu’Alexandridas41 reprocha `a celui qui tenait des propos sens´es, mais trop longs, aux magistrats de Sparte : « O ´etranger, tu dis ce qu’il faut autrement qu’il ne le faut ! » Ceux qui ont 38. Montaigne ´ecrit : « l’anatomie de la Philosophie ». J’ai cru n´ecessaire d’expliciter un peu la m´etaphore. 39. L’expression de Montaigne « les mettre en place marchande » est jolie ; mais je n’ai pu lui trouver un ´equivalent aussi imag´e : « en faire ´etalage » implique le m´epris ; « mettre en devanture » eˆut peut-ˆetre convenu? 40. Le propos de Montaigne ne semble pas ici absolument clair, il peut mˆeme sembler contradictoire, puisque quelques lignes plus bas, il vante au contraire les m´erites de la concision et de la retenue. . . Mais en y regardant de plus pr`es, on voit que ce qu’il condamne (suivant Plutarque), c’est le fait de « gonfler » une pens´ee creuse ou indigente, et s’il d´eplore la concision, c’est pr´ecis´ement celle des « gens d’entendement », qui, eux justement, auraient pu nous en dire plus, sans avoir besoin « d’en rajouter », comme on dit. 41. Alexandridas ou Anaxandridas : Spartiate cit´e par Plutarque [67] Dicts des Lac´ed´emoniens.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 223 le corps grˆele le grossissent avec des rembourrages, et ceux qui n’ont que peu d’id´ees `a exposer les gonflent avec des paroles. 46. La fr´equentation du monde fournit un ´eclairage pr´ecieux pour la compr´ehension du genre humain. Nous sommes tous repli´es sur nous-mˆemes, et notre vue ne d´epasse gu`ere le bout de notre nez. On demandait `a Socrate d’o`u il ´etait ; il ne r´epondit pas « d’Ath`enes », mais « du monde ». Lui qui avait un esprit mieux rempli et plus large que celui des autres, il embrassait l’univers comme sa ville, et d´ediait ses connaissances, sa soci´et´e et ses affections `a tout le genre humain ; `a la diff´erence de nous qui ne regardons que le bout de nos pieds. Quand les vignes g`elent dans mon village, mon cur´e en tire argument disant que c’est la manifestation de la col`ere de Dieu contre la race humaine, et il doit penser que les Cannibales eux-mˆemes en auront bientˆot la p´epie. . . 42 47. A voir nos guerres civiles, qui ne s’´ecrierait que le monde se d´etraque, et que nous sommes bons pour le Jugement Dernier, sans voir que bien des choses pires encore se sont produites, et que pourtant la plus grande part de l’humanit´e continue de mener joyeuse vie pendant ce temps-l`a? Et moi, devant l’impunit´e dont jouissent ces guerres-l`a, je m’´etonne de les voir si douces et si ti`edes. Celui `a qui la grˆele tombe sur la tˆete s’imagine volontiers que la tempˆete et l’orage r`egnent sur tout l’h´emisph`ere. Et comme disait un Savoyard : « Si ce benˆet de roi de France avait mieux su mener sa barque, il aurait ´et´e capable de devenir Maˆıtre d’Hˆotel de son Duc. » C’est que son esprit ne pouvait concevoir de situation plus haute que celle de son propre maˆıtre. 48. Nous faisons tous, insensiblement, cette erreur. Erreur qui a de grandes cons´equences, et qui nous porte pr´ejudice. Mais celui qui se repr´esente, comme dans un tableau, cette grande image de notre M`ere Nature, dans toute sa majest´e ; celui qui lit sur son visage une telle constance dans la diversit´e ; celui qui voit l`a-dedans non lui-mˆeme seulement, mais tout un royaume, trac´e d’une pointe fine et d´elicate, celui-l`a seulement donne aux choses leur v´eritable dimension. 42. Dans cette phrase narquoise et savoureuse, tout le charme des Essais. . . Les ´editeurs indiquent g´en´eralement que la « p´epie » est une maladie qui empˆeche les volailles de boire. Mais l’expression est populaire – ou du moins l’´etait il y a peu encore – pour signifier une soif ardente.

224 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 49. Ce grand monde, que certains divisent en multiplesLe grand livre du monde esp`eces appartenant au mˆeme genre, c’est le miroir dans lequel il faut nous regarder pour bien nous voir. En somme, je veux que ce soit le livre de mon ´el`eve. On y voit tant de caract`eres, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes, que cela nous apprend `a juger sainement des nˆotres, et enseigne `a notre jugement de savoir reconnaˆıtre son imperfection et sa faiblesse naturelle – ce qui n’est pas un apprentissage si ais´e. Tant de bouleversements politiques, de changements dans le destin commun43 , nous apprennent `a ne pas faire grand cas du nˆotre. Tant de grands noms, tant de victoires et de conquˆetes ensevelies par l’oubli rendent ridicule l’espoir d’immortaliser notre nom par la prise de dix arquebusiers `a cheval44 et d’une bicoque45 dont le nom n’est connu que parce qu’elle a ´et´e prise. L’orgueil et la fiert´e de tant de cort`eges ´etrangers, la majest´e si ampoul´ee de tant de cours et de dignitaires, nous affermissent la vue et nous permettent de soutenir l’´eclat des nˆotres sans plisser46 les yeux. Tant de millions d’hommes ont ´et´e enterr´es avant nous que cela doit nous encourager `a aller nous retrouver en si bonne compagnie. . . Et ainsi de tout le reste. 50. Notre vie, disait Pythagore, ressemble `a la grande et populeuse assembl´ee des Jeux Olympiques : les uns y exercent leur corps pour en obtenir la gloire des Jeux et d’autres y portent des marchandises `a vendre, pour gagner de l’argent. Il en est encore d’autres (qui ne sont pas les pires), qui n’y cherchent d’autre b´en´efice que celui de regarder comment et pourquoi chaque chose 43. Montaigne ´ecrit : « fortune publique », mais le mot « public » a aujourd’hui un sens trop pr´ecis. 44. Argoulets : Arquebusiers ou archers `a cheval. Le mot ´etait p´ejoratif, car ils avaient mauvaise r´eputation, paraˆıt-il, par rapport aux cavaliers porteurs de lances. 45. Montaigne ´ecrit « pouillier » donc un « poulailler ». Mais le lexique de P. Villey [47] donne au mot une valeur plus large : « Poulailler, baraque, place mal fortifi´ee ». J’ai pens´e que « poulailler » ´etait trop restreint, car on voit mal comment un « poulailler » au sens strict pourrait avoir un « nom »? Par contre, « bicoque » me semble avoir cette valeur g´en´erique de « construction sans importance » qui est celle dont il est question ici. 46. P. Villey [49] et A. Lanly [51] `a sa suite donnent `a « ciller » le sens de « fermer ». Je trouve plus exact pour ma part, dans la mesure o`u les dictionnaires d’aujourd’hui consid`erent « ciller » comme « vieux », d’utiliser « plisser », ce qui est bien ce que l’on fait lorsque l’on est ´ebloui?

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 225 se fait, et d’ˆetre spectateurs de la vie des autres pour en juger et ainsi diriger la leur. 51. On pourra faire correspondre `a ces exemples les raisonnements les plus profitables de la philosophie, qui est la pierre de touche47 des actions humaines, et qu’elles doivent prendre pour r`egle. On lui dira : Ce qu’on peut souhaiter ; en quoi nous est utile Perse [60], III, v. 69-73. L’argent dur `a gagner ; ce qu’exigent de nous Et patrie et parents ; ce que Dieu a voulu Que tu fusses ; le rˆole qu’il t’a fix´e en soci´et´e ; Ce que nous sommes, et quel dessein nous a donn´e le jour. 52. On lui dira aussi ce qu’est savoir et ignorer, ce qui doit ˆetre le but de l’´etude ; ce que sont la vaillance, la temp´erance et la justice ; la diff´erence `a faire entre l’ambition et l’avarice, la servitude et la suj´etion, la licence et la libert´e ; `a quels signes on reconnaˆıt le vrai et solide bonheur ; jusqu’`a quel point il faut craindre la mort, la douleur, et la honte, Et comment ´eviter ou supporter chaque peine. Virgile [97], III, v. 459. 53. On lui dira aussi quelles forces nous font agir, et `a quoi sont dus les divers mouvements qui nous agitent. Car il me semble que les premiers raisonnements par lesquels on doit nourrir son intelligence, ce doit ˆetre ceux qui r`eglent sa conduite et son jugement, ceux qui lui apprendront `a se connaˆıtre, et `a savoir vivre et mourir comme il faut. Parmi les arts lib´eraux, commen¸cons par celui qui nous fait libres. 54. Ils sont tous, `a vrai dire, utiles en quelque fa¸con `a la formation et `a la conduite de notre vie, comme toutes les autres choses d’ailleurs. Mais choisissons l’Art qui est ici le plus directement utile, et dont c’est pr´ecis´ement l’objectif. 55. Si nous ´etions capables de contenir les choses qui concernent notre vie dans leurs limites justes et naturelles, nous trouverions que la plus grande partie des sciences qui sont en usage se trouve au-del`a de notre usage. Et dans celles dont nous nous 47. Montaigne ´ecrit ici simplement « toucher » mais ce mot conserve certainement encore `a l’´epoque quelque chose de la pierre de touche : la philosophie est consid´er´ee comme le crit`ere ultime de toute chose.

226 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I servons, il y a des aspects et des d´etails tr`es inutiles, que nous ferions mieux de laisser tels quels, et suivant le conseil de Socrate, nous devrions placer comme des bornes au champ de nos ´etudes celles qui ne sont d’aucune utilit´e. Ose ˆetre sage,Horace [34], I, 2. Qui tarde `a vivre bien est comme le campagnard, Qui attend pour passer que le fleuve soit sec, Alors que l’eau du fleuve ´eternellement coule. 56. C’est une grande sottise d’apprendre `a nos enfants L’influence des Poissons, des signes enflamm´es du Lion,Properce [69], IV, 4, 85-86. De ceux du Capricorne dans les flots d’Hesp´erie, la science des astres et le mouvement de la huiti`eme sph`ere, avant de leur apprendre ce qui les concerne directement. Que m’importent `a moi les Pl´eiades,Anacr´eon [2], XVII. Que m’importe la constellation du Bouvier? 57. Anaxim`ene ´ecrivait `a Pythagore : « Comment pourraisje m’amuser `a chercher le secret des ´etoiles, quand j’ai sans cesse la mort et la servitude devant les yeux? » C’´etait en effet l’´epoque o`u les rois de Perse pr´eparaient la guerre contre son pays. Et c’est ce chacun doit se dire : « D´evor´e par l’ambition, l’avarice, la t´em´erit´e, la superstition, ayant en moi de tels ennemis de la vie, comment pourrais-je songer au mouvement du monde? » 58. Quand on lui aura enseign´e ce qui lui permet de devenir plus sage et meilleur, on lui exposera ce que c’est que la Logique, la Physique48 , la G´eom´etrie, la Rh´etorique ; et comme son jugement sera d´ej`a form´e, il viendra rapidement `a bout de la science qu’il aura choisie. La le¸con se fera tantˆot par une discussion, tantˆot avec des livres. Tantˆot son pr´ecepteur lui fournira des textes d’auteurs concernant ce sujet, tantˆot il lui en fournira la moelle et la substance toute mˆach´ee. Et s’il n’est pas de lui-mˆeme suffisamment familier des livres pour ˆetre capable d’y trouver les belles id´ees qui y sont si nombreuses, alors on pourra 48. Variantes : Sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a ratur´e le mot « Musique » pour le remplacer par « phisique », ´ecrit au-dessus.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 227 lui adjoindre un homme de lettres qui l’aidera `a r´ealiser son dessein, en lui fournissant `a chaque fois que le besoin s’en fera sentir, les provisions qui lui seront n´ecessaires, pour qu’il puisse les distribuer et les dispenser `a son « nourrisson ». Et qui douterait que ce genre d’enseignement ne soit plus facile et plus naturel que celui de Gaza49 ? On ne trouve l`a que r`egles ´epineuses et peu plaisantes, mots sans importance et comme d´echarn´es, o`u l’on ne trouve pas de prise, rien qui puisse vous ´eveiller l’esprit. Dans celui que je pr´econise, au contraire, l’esprit trouve o`u mordre et se nourrir. Et ce fruit-l`a, sans conteste plus grand, sera pourtant plus tˆot mˆuri. 59. C’est ´etrange que les choses en soient venues `a ce point La philosophie`a notre ´epoque, et que la philosophie ne soit, mˆeme pour les gens intelligents, qu’un mot creux et chim´erique, qui ne soit d’aucune utilit´e et n’ait aucune valeur, ni dans l’opinion g´en´erale, ni dans la r´ealit´e. Je crois que la cause en est que ses grandes avenues ont ´et´e occup´ees par des discussions oiseuses50 . On a grand tort de la d´ecrire comme quelque chose d’inaccessible aux enfants, et de lui faire un visage renfrogn´e, sourcilleux et terrible : qui donc lui a mis ce masque d’un visage blˆeme et hideux? Il n’est rien de plus gai, de plus all`egre et de plus enjou´e, et pour un peu, je dirais mˆeme : folˆatre. . . Elle ne prˆeche que la fˆete et le bon temps. Une mine triste et abattue : voil`a qui montre bien que ce n’est pas l`a qu’elle habite. 60. D´em´etrius le Grammairien51 rencontrant dans le temple de Delphes un groupe de philosophes assis, leur dit : « Ou je me trompe, ou vous n’ˆetes pas en grande discussion entre vous, `a voir votre contenance si paisible et si gaie. » A quoi l’un d’eux, 49. Th´eodore Gaza : Erudit grec n´e `a Thessalonique en 1398, qui vint en Italie en 1444 et y apprit le latin. Il est l’auteur d’une « Grammaire grecque », qui est probablement l’ouvrage auquel pense Montaigne ici. 50. Traduction : Montaigne ´ecrit « ergotismes » ; si le terme, qui ´evoque les raisonnements o`u « ergo » (donc) revient sans cesse, n’est plus employ´e, le verbe « ergoter », lui, quoique « familier », subsiste encore, avec une nuance nettement p´ejorative. « Ergoter », c’est discuter inutilement, « tourner autour du pot » en quelque sorte. Mais pour ne pas trop bouleverser la phrase, j’ai pr´ef´er´e : « discussions oiseuses », qui me semble aller dans le mˆeme sens et ˆetre compris de tous. 51. Il s’agit probablement de D´em´etrios Ixion, grammairien alexandrin, qui apparaˆıt dans le texte de Plutarque : « Des oracles qui ont cess´e », traduit par Amyot, et que Montaigne a certainement lu.

228 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I H´eracl´eon le M´egarique r´epondit : c’est `a ceux qui cherchent si le futur du verbe βάλλω [ballo, je lance] a deux λ , ou qui cherchent la d´erivation des comparatifs χεˆıρον et βέλτιον [pire et meilleur] et des superlatifs, χείριστον et βέλτιστον [le pire et le meilleur]52 , qu’on voit plisser le front quand ils discutent de leur science. Mais les sujets philosophiques, d’ordinaire, ´egaient et r´ejouissent ceux qui les traitent, ils ne les attristent pas et ne leur font pas une mine renfrogn´ee ! » Dans un corps mal en point on sent l’ˆame inqui`ete,Juv´enal, Satires, IX, 18-20. Mais on peut aussi y deviner ses joies, Car le visage exprime l’un et l’autre ´etat. 61. Une ˆame o`u r´eside la philosophie doit, par sa bonne sant´e, rendre sain le corps lui aussi. Elle doit manifester au dehors sa tranquillit´e et son contentement. Elle doit former sur son propre mod`ele l’apparence ext´erieure, et l’armer par cons´equent d’une gracieuse fiert´e, d’un comportement actif et all`egre, d’une physionomie avenante et d´etendue. La marque la plus caract´eristique de la sagesse, c’est une bonne humeur permanente : son ´etat est comme celui des choses au-del`a de la lune, toujours serein. Ce sont « Baroco » et « Baralipton »53 qui rendent leurs d´evots ainsi crasseux et enfum´es, ce n’est pas la sagesse, qu’ils ne connaissent que par ou¨ı-dire. Ce qu’elle est? Elle s’emploie `a calmer les tempˆetes de l’ˆame, `a faire rire de la faim et des fi`evres ; non par quelques ´epicycles imaginaires, mais par des arguments naturels et bien palpables. Elle a pour but la vertu, qui n’est pas, comme on le dit dans les ´Ecoles, plant´ee au sommet d’une montagne abrupte, escarp´ee et inaccessible. 62. Ceux qui l’ont approch´ee la pr´esentent, au contraire, comme demeurant sur un beau plateau fertile et fleuri, d’o`u elle voit bien toutes les choses qui sont en dessous d’elle. Et celui qui connaˆıt o`u se situe cet endroit peut y parvenir, par des chemins ombrag´es, recouverts de gazon et de fleurs, agr´eablement, car leur 52. Les comparatifs et superlatifs en question n’ont en effet pas le mˆeme radical que les mots dont ils d´erivent, en fran¸cais (mauvais/pire, bon/meilleur), tout comme en grec. 53. Ces deux « mots » sont deux des termes factices que l’on utilisait comme moyens mn´emotechniques dans la Logique du Moyen-Age, et qui repr´esentaient les diverses formes (19) que pouvait prendre le syllogisme.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 229 pente est douce et r´eguli`ere, comme celle des voˆutes c´elestes. Ils n’ont pas r´eussi `a devenir les familiers de cette vertu suprˆeme, belle, triomphante, aimante, d´elicieuse et courageuse, ennemie d´eclar´ee et irr´econciliable de l’aigreur, de la tristesse, de la crainte et de la contrainte, qui n’a pour guide que la nature, et pour compagnes la bonne fortune et la volupt´e. Et c’est pour cela, `a cause de leur faiblesse, qu’ils en ont donn´e cette image triste, querelleuse, d´epit´ee, mena¸cante, renfrogn´ee, et qu’ils l’ont plac´ee sur un rocher `a l’´ecart, parmi les ronces, comme un fantˆome bien fait pour effrayer les gens. 63. Mon pr´ecepteur, qui sait qu’il a pour tˆache de former La po´esie la volont´e de son ´el`eve avec autant ou plus d’affection que de respect envers la vertu, lui dira que les po`etes suivent eux aussi les sentiments communs, et il fera en sorte qu’il se rende compte de ce que les dieux ont mis la sueur dans les avenues qui m`enent aux appartements de V´enus54 plutˆot que dans celles qui conduisent chez Pallas55 . Et quand il commencera `a s’´eveiller `a ces choses-l`a, il lui pr´esentera Bradamante ou Ang´elique56 , comme maˆıtresses offertes `a son amour ; la premi`ere, d’une beaut´e naturelle, active, g´en´ereuse, non pas hommasse, mais virile ; l’autre d’une beaut´e molle, recherch´ee, d´elicate, artificielle. L’une travestie en gar¸con, coiff´ee d’un casque luisant, l’autre vˆetue en fille, portant un bonnet orn´e de perles. Il jugera que son amour est bien viril s’il fait le choix inverse de celui que fit cet eff´emin´e pasteur de Phrygie57 . . . 54. Les commentateurs (P. Villey, A. Lanly) sont muets sur cette p´eriphrase pourtant assez peu claire. . . Elle peut ˆetre comprise dans un sens « libre » comme on dit, c’est-`a-dire leste, voire carr´ement licencieux. On peut aussi comprendre que la « sueur » est celle que peut provoquer l’angoisse chez l’amoureux transi? 55. Pallas ou Minerve repr´esente la sagesse et s’oppose `a V´enus qui est la beaut´e ; d´eesses toutes deux, elles symbolisent donc des aspects diff´erents, voire oppos´es, de la f´eminit´e, que Montaigne va d´evelopper ensuite dans un style que l’on pourrait d´ej`a qualifier de « pr´ecieux ». 56. Bradamante et Ang´elique sont deux h´ero¨ınes du « Roland furieux » de l’Arioste. Elles symbolisent l’une la beaut´e « virile », l’autre la beaut´e « molle » ; Ang´elique, capricieuse, et « eff´emin´ee », d´edaignant les hommages des plus grands h´eros, tombe amoureuse d’un inconnu. 57. Le « pasteur de Phrygie » d´esigne le personnage mythologique de Pˆaris, fils de Priam. Il d´ecerna le prix de beaut´e `a Aphrodite (V´enus) plutˆot qu’`a Pallas (Minerve) ou `a H´era (Junon). Cette derni`ere, d´epit´ee, fut d`es lors l’adversaire acharn´ee des Troyens dans la guerre qui suivit l’enl`evement par Pˆaris de la belle H´el`ene, ´epouse du grec M´en´elas.

230 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Et il lui enseignera quelque chose de nouveau : le prix et la grandeur de la vraie vertu r´esident dans sa facilit´e, son utilit´e, et le plaisir que l’on en tire, et elle est tellement exempte de difficult´e que les enfants peuvent l’atteindre aussi bien que les hommes, et les gens simples comme les plus malins. Car sa fa¸con d’agir, c’est la mod´eration, et non la force. 64. Socrate, qui fut son premier favori, cessa volontairement tout effort pour se laisser aller et adopter la d´emarche naturelle et ais´ee de cette maˆıtresse-l`a. Car c’est la m`ere nourrici`ere des plaisirs humains. En les rendant justes, elle les rend sˆurs et purs. En les mod´erant, elle les tient en haleine et leur conserve l’app´etit58 . Nous enlevant ceux qu’elle condamne, elle excite d’autant notre d´esir envers ceux qu’elle nous laisse ; et elle nous laisse en abondance tous ceux que prodigue la nature, et jusqu’`a la sati´et´e, maternellement, sinon jusqu’`a la lassitude. A moins de pr´etendre que ce qui am`ene le buveur `a s’arrˆeter avant l’ivresse, le mangeur avant l’indigestion, le paillard avant la pelade, ne soit un comportement ennemi de nos plaisirs !. . . Si le plaisir commun lui fait d´efaut, elle lui ´echappe ou elle s’en passe, et s’en forge un autre qui lui est propre; et il n’est ni flottant ni mouvant : car elle sait ˆetre riche, puissante et savante, et se coucher sur des matelas parfum´es. 65. La sagesse aime la vie, elle aime la beaut´e, la gloire et la sant´e. Mais sa tˆache particuli`ere, c’est de savoir user de ces biens-l`a avec mod´eration, et de savoir les perdre avec constance : c’est une tˆache bien plus noble que rude, et sans laquelle le cours d’une vie est d´enatur´e, troubl´e, et d´eform´e; et c’est alors que l’on peut lui associer ces ´ecueils, ces fourr´es et ces monstres [dont j’ai parl´e tout `a l’heure]. Si l’´el`eve se montre si ´etrange qu’il aime 58. A. Lanly[51] traduit cette phrase ainsi : « . . . elle les maintient en souffle et leur garde du goˆut ». Et il met en note pour « souffle » (note 149, p. 181) : « . . . elle les maintient plein de souffle, vigoureux comme des gens bien entraˆın´es ». Je ne partage pas cette conception « sportive ». . . Je vois plutˆot ici le principe mˆeme de l’´erotisme : en empˆechant l’assouvissement total et imm´ediat des plaisirs, la sagesse les « tient en haleine », elle les entretient, elle conserve leur « app´etit ». C’est pourquoi je pr´ef`ere garder l’expression employ´ee par Montaigne : « tenir en haleine », qui est toujours usit´ee dans ce sens. Toutefois, il est vrai qu’une certaine ambigu¨ıt´e demeure dans le texte mˆeme : « l’app´etit » est-il celui « des plaisirs » ou bien celui que l’on a pour les plaisirs? Mais il n’est pas rare de trouver ce type d’impr´ecision, voulue ou non, chez Montaigne.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 231 mieux entendre une fable que le r´ecit d’un beau voyage ou un sage propos, quand il sera capable de le comprendre ; si, au son du tambourin qui suscite la jeune ardeur de ses compagnons, il pr´ef`ere se tourner vers un autre qui l’appelle au jeu des bateleurs ; si son goˆut le conduit `a trouver plus plaisant et plus doux de revenir du jeu de paume ou du bal avec le prix gagn´e `a cet exercice, plutˆot que revenir d’un combat poudreux et victorieux, alors je ne vois pas d’autre solution59 que de le mettre comme pˆatissier dans quelque bonne ville60 , fˆut-il le fils d’un Duc, suivant en cela le pr´ecepte de Platon, qu’il faut donner aux enfants une place dans la soci´et´e, non selon les ressources de leur p`ere, mais selon les ressources de leur esprit. 66. Puisque la philosophie est ce qui nous apprend `a vivre, et que mˆeme l’enfance, tout autant que les autres ˆages, y a des le¸cons `a prendre, pourquoi ne pas la lui enseigner? L’argile est molle et humide : il faut nous hˆater, Perse [60], III, 23-25. Et que la roue agile en tournant la fa¸conne ! 67. On nous apprend `a vivre quand la vie est pass´ee : cent ´etudiants ont attrap´e la v´erole avant d’en ˆetre arriv´es `a la le¸con d’Aristote leur enseignant la temp´erance !. . . Cic´eron disait que, mˆeme s’il vivait aussi longtemps que deux hommes, il ne prendrait pas la peine d’´etudier les po`etes lyriques61 . Et je trouve ceux qu’on peut appeler des « ergoteurs »62 encore plus triste59. Variantes : Dans l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a ´ecrit de sa main ici : « . . . sinon que de bonne heure son gouverneur l’estrangle, s’il est sans tesmoins, ou qu’on le mette patissier. . . » L’´edition de 1595 a conserv´e seulement : « . . . sinon qu’on le mette patissier. . . » Je remarque qu’aucun des trois principaux ´editeurs r´ecents (P. Villey [49], M. Rat [50], A. Lanly [51]) n’a comment´e cette phrase pourtant tr`es surprenante. Mais l’´edition de 1802, par Naigeon, comporte cependant la note suivante : « Ce passage tr`es-remarquable ne se trouve dans aucune ´edition des Essais ; mais il est ´ecrit de la main de Montaigne `a la marge de l’exemplaire qu’il a corrig´e. . . ». 60. Comme le note Littr´e, « bonne ville » ´etait peut-ˆetre une « qualification honorable donn´ee par les rois de France `a certaines villes plus ou moins consid´erables », mais dans le contexte, il me semble que l’emploi de ce qualificatif est plutˆot. . . d´epr´eciatif, et j’ai pr´ef´er´e le conserver tel quel. 61. Cic´eron, d’apr`es S´en`eque [81], XLIX. 62. Si « ergotismes » pouvait difficilement ˆetre conserv´e (cf. note 3 du § 59), il m’a sembl´e que « ergoter et ergoteur » ´etaient des mots encore vivants et que je pouvais donc utiliser ici « ergoteur » pour d´esigner celui qui n’en finit pas de discuter – dans le vide.

232 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I ment inutiles. L’enfant dont je parle est bien plus press´e : il ne doit `a l’´education que les premiers quinze ou seize ans de sa vie ; le reste est dˆu `a l’action. Il faut donc employer un temps si court aux enseignements n´ecessaires. ˆOtez toutes les choses superflues, comme les subtilit´es ´epineuses de la dialectique qui sont sans effet sur notre vie, et prenez les sujets simples dont s’occupe la philosophie ; sachez les choisir et les traiter comme il faut, ils sont plus faciles `a comprendre qu’un conte de Boccace : un enfant en est capable d`es qu’il a quitt´e sa nourrice, bien mieux que d’apprendre `a lire ou `a ´ecrire63 . La philosophie traite du premier ˆage des hommes aussi bien que de leur d´ecr´epitude. 68. Je suis de l’avis de Plutarque : Aristote s’occupa moins d’apprendre `a son ´eminent ´el`eve64 l’art de composer des syllogismes, ou les principes de la G´eom´etrie, qu’`a lui enseigner les bons pr´eceptes concernant la vaillance, la bravoure, la magnanimit´e, la mod´eration et lui donner l’assurance que l’on a quand on n’a peur de rien. Et avec ce bagage, il envoya ensuite ce jeune homme65 soumettre le monde entier avec 30 000 fantassins, 4000 chevaux et quarante deux mille ´ecus seulement. Les autres arts et sciences, dit Plutarque, Alexandre les honorait, il louait leur excellence et leur noblesse, mais malgr´e le plaisir qu’il y prenait, il n’´etait pas homme `a se laisser s´eduire au point de vouloir les pratiquer. Prenez l`a, jeunes gens et vieillards, une r`egle ferme de conduite,Perse [60], V, 5, 64. et un viatique pour l’ˆage mis´erable des cheveux blancs. 69. C’est bien ce que disait ´Epicure au d´ebut de sa lettre `a M´enic´ee : « Que le plus jeune ne se refuse `a philosopher, et que le plus vieux ne s’en lasse. Celui qui fait autrement semble dire, ou bien que n’est pas encore venu le moment de vivre avec bonheur, ou bien que ce n’est plus le moment. » 63. Il est vrai que la « philosophie » telle que l’entend Montaigne ici, et que nous appellerions plus simplement la « morale » ne n´ecessite pas d’efforts techniques particuliers. . . Mais par ailleurs on voit que Montaigne insiste toujours sur la finalit´e des enseignements. 64. Cet ´el`eve est Alexandre, le plus c´el`ebre des grands conqu´erants ; Montaigne le nomme d’ailleurs un peu plus loin. 65. Montaigne ´ecrit « enfant », mais `a l’´epoque, ce mot d´esignait celui qui n’´etait pas encore un homme mˆur : Alexandre avait 22 ans quand il partit `a la conquˆete de l’Asie.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 233 70. Et pour tout ce qui vient d’ˆetre dit66 , je ne veux pas que l’on emprisonne ce gar¸con67 , je ne veux pas qu’on le livre `a l’humeur col´erique et m´elancolique d’un maˆıtre `a l’esprit d´erang´e. Je ne veux pas corrompre son esprit en le soumettant `a la torture et au travail68 , comme les autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaix. Si on le voyait trop absorb´e par l’´etude des livres du fait de sa pr´edisposition naturelle `a la solitude et `a la m´elancolie, je ne trouverais pas bon non plus qu’on entretˆınt ce penchant-l`a. Car cela rend les enfants incapables de prendre part `a la vie en soci´et´e, et les d´etourne d’occupations plus importantes. Combien en ai-je vu, de mon temps, de ces hommes abˆetis par une avidit´e de science inconsid´er´ee? Carn´eade s’en trouva tellement accapar´e qu’il ne trouvait mˆeme plus le temps de se couper les cheveux ni de se faire les ongles !. . . 71. Je ne veux pas non plus que les bonnes dispositions de l’enfant se trouvent gˆat´ees par la grossi`eret´e et la brutalit´e des autres. On disait autrefois de la sagesse fran¸caise, en guise de proverbe, qu’elle commen¸cait de bonne heure, mais ne durait gu`ere. . . Et c’est vrai qu’aujourd’hui, si les petits enfants de France semblent d’abord tr`es attachants, ils d´e¸coivent ensuite g´en´eralement les espoirs qu’on avait nourris `a leur sujet. Parvenus `a l’ˆage adulte, on ne trouve chez eux rien de remarquable. J’ai entendu dire par des gens intelligents que ce sont les ´ecoles69 o`u on les envoie, et qui sont tr`es nombreuses, qui les abrutissent ainsi. 66. Montaigne ´ecrit « Pour tout cecy, je ne veux » etc. La phrase est ambigu¨e : faut-il comprendre : pour toutes ces raisons (mais lesquelles ?) ou bien : pour l’´education qui vient d’ˆetre d´ecrite ? A. Lanly [51] opte pour la deuxi`eme, `a la suite de D. M. Frame [27] dans sa version anglaise. J’ai pr´ef´er´e laisser subsister l’ambigu¨ıt´e. . . 67. Variantes. ´Edition de 1588 : « je ne veux pas qu’on emprisonne cet enfant dans un college » et plus loin « qu’on l’abandonne `a la col`ere & humeur melancholique ». Sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a barr´e de sa main « cet enfant dans un coll`ege », et rajout´e au-dessus « ce gar¸con ». Plus loin, il a barr´e ´egalement « la colere & ». 68. On voit que « travail » ´evoque encore ici quelque chose qui demeure assez proche de l’acception originelle. . . (bas-latin tripalium, « intrument de torture »). Les tˆaches auxquelles sont soumis les enfants ne sont pas fr´equemment ´evoqu´ees `a l’´epoque. 69. Montaigne ´ecrit : « college ». Mais le mot a pris aujourd’hui un sens trop pr´ecis; `a l’´epoque il d´esignait simplement un ´etablissement d’enseignement.

234 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 72. Pour notre ´el`eve, une chambre, un jardin, une table et un lit ; la solitude et la compagnie, le matin et le soir, `a toute heure, et en tout lieu comme salle d’´etude. Car la philosophie, qui sera son principal objet d’´etude, en tant qu’elle forme le jugement et le caract`ere, a cet avantage de pouvoir s’introduire partout. L’orateur Isocrate, que l’on priait de parler de son art au cours d’un festin, eut bien raison de r´epondre : « Ce n’est pas le moment de montrer ce que je sais faire, et ce qu’il faudrait justement montrer, je ne sais pas le faire. » 73. Et en effet, pr´esenter des harangues ou des joutes de rh´etorique `a une compagnie de gens assembl´es pour rire et faire bonne ch`ere, ce serait m´elanger des choses trop disparates. Et l’on pourrait en dire autant des autres sciences. Mais la philosophie, elle, en ce qu’elle traite de l’homme, de ses devoirs et de ses actions, tous les sages ont toujours estim´e qu’elle ´etait propice `a la conversation et que pour cette raison elle ne devait pas ˆetre rejet´ee, ni des festins, ni des jeux. Et Platon l’ayant invit´ee `a son banquet70 , on peut voir comment elle y entretient l’assistance d’une fa¸con douce et en accord avec le temps et le lieu, bien que ses sujets soient des plus ´elev´es et des plus salutaires. Elle est utile aux pauvres comme aux riches,Horace [34], I,1. Et s’ils la n´egligent, jeunes et vieux s’en repentiront. 74. Ainsi, sans doute, [mon ´el`eve] chˆomera-t-il moins que les autres. Mais de mˆeme qu’en nous promenant dans une galerie nous faisons trois fois plus de pas qu’il n’en faudrait et que nous ne nous en lassons pas, `a la diff´erence de ceux que nous devons faire pour suivre un chemin pr´evu d’avance, de mˆeme notre le¸con, qui se fait comme par hasard, sans contrainte de temps ni de lieu, et se mˆelant `a toutes nos actions, se d´eroulera sans mˆeme se faire sentir. Les jeux eux-mˆemes et les exercices constitueront une bonne partie de l’´etude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bonne tenue ext´erieure, la fa¸con de se comporter en soci´et´e, et la souplesse du caract`ere, se fa¸connent en mˆeme temps que l’esprit. 75. Ce n’est pas une ˆame, ce n’est pas un corps que l’on forme, c’est un homme ; il ne faut donc pas les traiter s´epar´ement. 70. Un des dialogues de Platon s’appelle « Le banquet ». Socrate y intervient.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 235 Et comme le dit Platon, il ne faut pas former l’un sans l’autre, mais les conduire ensemble au mˆeme pas, comme un couple de chevaux attel´es `a un mˆeme timon. Et si on le comprend bien : ne semble-t-il pas accorder plus de temps et de sollicitude aux exercices physiques, parce que l’esprit en tire profit en mˆeme temps – alors que le contraire n’est pas vrai? 76. En tout ´etat de cause, cette ´education doit ˆetre conduite “Une douce s´ev´erit´e. . . ”avec une douce s´ev´erit´e, et non comme on le fait. Au lieu d’inciter les enfants `a l’´etude des lettres, on ne leur pr´esente en fait qu’horreur et cruaut´e ; supprimez la violence et la force : il n’est rien, `a mon avis, qui rabaisse et abrutisse `a ce point une bonne nature. Si vous voulez que cet enfant craigne la honte et le chˆatiment, ne l’y endurcissez pas ! Endurcissez-le `a supporter la sueur et le froid, le vent et le soleil, et `a m´epriser le danger. ˆOtez-lui le goˆut des choses molles et d´elicates pour le vˆetir et le dormir, pour le manger et pour le boire. Habituez-le `a tout : que ce ne soit pas un beau gar¸con eff´emin´e, mais un gar¸con vert et vigoureux. Enfant, homme mˆur ou vieux, j’ai toujours ´et´e de cet avis. Mais entre autres choses, [je dois dire que] la fa¸con dont on s’y prend dans la plupart de nos ´ecoles m’a toujours d´eplu. On eˆut caus´e moins de dommages en faisant preuve de plus d’indulgence – car ce sont l`a de vraies geˆoles pour une jeunesse captive. . . 77. Et l’on rend ces jeunes gens d´ebauch´es en les punissant avant mˆeme qu’ils ne le soient. Arrivez au moment o`u ils sont au travail : vous n’entendez que des cris, ceux des enfants maltrait´es et ceux de leurs maˆıtres en col`ere. Voil`a une belle fa¸con, vraiment, pour int´eresser `a sa le¸con cet ˆage tendre et craintif encore, que de lui montrer une trogne effrayante, en brandissant des fouets ! Ce n’est qu’une habitude inique et pernicieuse. Ajoutons-y ce que Quintilien a fort bien remarqu´e, `a savoir que cette imp´erieuse autorit´e entraˆıne des cons´equences dangereuses : et notamment en ce qui concerne les chˆatiments appliqu´es. Ne serait-il pas plus d´ecent de voir les classes jonch´ees de fleurs et de feuilles que de badines d’osiers sanglantes ! J’y ferais peindre, moi, des fresques repr´esentant la joie, l’all´egresse, Flora et les Trois Grˆaces, comme le fit dans sa propre ´ecole le philosophe Speusippe. L`a o`u les enfants trouvent leur profit, qu’ils y trouvent aussi du plaisir. Il faut mettre du sucre sur les nourritures qui sont bonnes pour eux, et mettre du fiel sur celles qui leur sont nuisibles.

236 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 78. Il est remarquable de voir combien Platon se montre soucieux, dans ses « Lois », de la gaiet´e et des distractions de la jeunesse de sa cit´e, et comment il s’int´eresse de pr`es `a leurs courses et `a leurs jeux, `a leurs chansons, `a leurs sauts et `a leurs danses. Il dit d’ailleurs que dans la plus haute antiquit´e, on en avait confi´e la conduite et le patronage aux dieux eux-mˆemes : `a Apollon, `a Minerve, et aux Muses. Il ´etend ce souci jusqu’`a donner mille pr´eceptes pour ses gymnases. Mais il s’int´eresse fort peu aux ´etudes litt´eraires, et ne semble recommander la po´esie que pour la musique [qui l’accompagne]. 79. Toute bizarrerie et singularit´e dans nos mani`eres et fa¸cons de vivre doivent ˆetre ´evit´ees, parce qu’elle est l’ennemie de la communication en soci´et´e et contre nature. Qui ne s’´etonnerait du temp´erament de D´emophon, intendant71 d’Alexandre, qui suait `a l’ombre et tremblait au soleil? J’en ai vu qui fuyaient l’odeur des pommes bien plus que les tirs d’arquebuse ; d’autres qui s’effrayaient d’une souris ; qui vomissaient rien qu’`a voir de la cr`eme, ou quand on secouait un lit de plume, de mˆeme que Germanicus ne pouvait supporter la vue ni le chant des coqs. Il se peut qu’il y ait `a cela quelque disposition cach´ee, mais on l’inhiberait `a mon avis en s’y prenant de bonne heure72 . L’´education a eu sur moi cet effet que mon app´etit s’accommode de tout ce que l’on mange d’ordinaire, sauf de la bi`ere. Mais il est vrai que cela ne s’est pas fait tout seul. 80. Quand le corps est encore souple, on doit en profiter pour le faire se plier `a toutes sortes de mani`eres et d’habitudes. Pourvu que l’on puisse garder le contrˆole de ses d´esirs et de sa volont´e, qu’on n’h´esite pas `a rendre un jeune homme apte `a se sentir `a l’aise dans n’importe quel pays et n’importe quelle compagnie, et mˆeme `a supporter les d´er`eglements et les exc`es s’il le faut. Que sa conduite se conforme aux usages. Qu’il soit capable de tout faire, et n’aime `a faire que les choses bonnes. Les philosophes euxmˆemes reprochent `a Callisth`ene d’avoir perdu les bonnes grˆaces 71. Traduction : Montaigne ´ecrit « maistre d’hostel », et A. Lanly [51] conserve le titre. Mais parler de « maˆıtre d’hˆotel » `a propos d’Alexandre m’a sembl´e par trop anachronique – mˆeme si, il est vrai, `a l’´epoque de Montaigne on ne s’embarrassait pas de ces scrupules. 72. Montaigne ´evoque ici quelques symptˆomes caract´eristiques de l’asthme et de ce que l’on nomme aujourd’hui « allergies ». . . Mais il est, on le voit, plutˆot partisan de traiter cela par le m´epris, en quelque sorte !. . .

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 237 du grand Alexandre son maˆıtre pour n’avoir pas voulu boire autant que lui. Il rira donc, fera le fou, et se d´ebauchera avec son prince. Je veux qu’en la d´ebauche elle-mˆeme, il surpasse ses compagnons par sa vigueur et sa d´etermination, et qu’il ´evite de faire le mal, non par manque de force ou de savoir, mais par sa seule volont´e. « Il y a une grande diff´erence entre ne pas vouloir faire S´en`eque [81], XC. le mal et ne pas savoir le faire. » 81. J’ai demand´e un jour `a un seigneur aussi ´eloign´e de ces d´ebordements qu’il s’en peut trouver un en France, et alors que nous ´etions en bonne compagnie, combien de fois en sa vie il s’´etait enivr´e par n´ecessit´e, et pour le service du roi en Allemagne. C’´etait sans vouloir faire de tort `a son honneur : il le comprit, et me r´epondit que cela s’´etait produit trois fois, qu’il me raconta. J’en connais qui, faute d’en avoir ´et´e capables, se sont mis dans de grands embarras, alors qu’ils avaient affaire `a cette nation. J’ai souvent not´e avec une grande admiration l’´etonnante nature d’Alcibiade, qui lui permettait de se transformer de si diverses fa¸cons, et sans se soucier de sa sant´e : il surpassait tantˆot la somptuosit´e et la magnificence perses, tantˆot l’aust´erit´e et la frugalit´e lac´ed´emoniennes ; il ´etait aussi asc´etique73 `a Sparte que voluptueux en Ionie. Aristippe s’accommoda de tout : costume, condition, ou fortune. Horace [34], I, XVII, 23. 82. C’est ainsi que je voudrais former mon ´el`eve, J’admirerai celui qui, avec patience, se revˆet Horace [34], I, xvii, 25, 26, 29. De deux lambeaux de drap, s’il s’accommode de tout changement Dans sa vie et s’il joue les deux rˆoles avec grˆace. Voici mes pr´eceptes74 : celui qui les met en pratique en profite mieux que celui qui se contente de les connaˆıtre. Ce qu’on voit, on le comprend ; ce qu’on comprend, on le voit75 . 73. Montaigne ´ecrit « reform´e ». 74. Variantes : Dans l’´edition de 1588, on pouvait lire `a la suite de cela : « o`u le faire va avec le dire. Car a quoy sert-il qu’on presche l’esprit, si les effects ne vont quant & quant? » Dans l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a biff´e cela et ins´er´e un renvoi : c’est le texte de ce renvoi qui est reproduit ici. 75. La formule de Montaigne est assez obscure (« Si vous le voyez vous l’oyez »). Je l’interpr`ete en donnant `a « ou¨ır » le sens de comprendre (comme dans : « j’entends bien », encore en usage).

238 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 83. Qu’`a Dieu ne plaise, dit quelqu’un dans Platon, que philosopher ce soit apprendre beaucoup de choses et traiter aussi des lettres et des arts ! « Cet art le plus important de tous, celuiCic´eron [16], IV, iii. de bien vivre, c’est par leur vie plutˆot que par l’´etude, qu’ils l’ont acquis ». 84. Comme L´eon, prince des Phliasiens76 , demandait `a H´eraclide du Pont de quelle science ou de quel art il faisait profession, celui-ci r´epondit : « Je ne connais ni art ni science, mais je suis philosophe77 . » 85. On reprochait `a Diog`ene, lui si ignorant, de se mˆeler de philosophie. « Je m’en mˆele d’autant mieux », dit-il. 86. H´eg´esias lui demandait de lui lire quelque livre : « Vous m’amusez », lui r´epondit-il, « les figues que vous prenez , ce sont des vraies et naturelles, pas celles qui sont peintes ; pourquoi ne pas choisir aussi les actions naturelles, les vraies, celles qui ne sont pas ´ecrites? » 87. L’´el`eve ne r´ecitera pas sa le¸con, mais il la pratiquera plutˆot. C’est en actes qu’il la r´ep´etera. On verra s’il est prudent dans ses entreprises ; s’il y a de la bont´e et de la justice dans sa conduite ; s’il a du jugement et si son langage est distingu´e ; de la r´esistance dans ses maladies ; de la retenue dans ses jeux ; de la mod´eration dans ses plaisirs ; de l’ordre dans la gestion de ses biens ; de l’indiff´erence dans ses goˆuts, pour la viande, le poisson, le vin ou l’eau. « Qui fait de sa science, non un sujet d’ostentation,Cic´eron [16], II, iv. mais la r`egle de sa vie et qui sait s’ob´eir `a soi-mˆeme, se soumettre `a ses propres principes. » 88. Le vrai miroir de nos pens´ees, c’est le cours de nos vies. 89. A celui qui lui demandait pourquoi les Lac´ed´emoniens ne mettaient pas par ´ecrit les r`egles de la vaillance, pour les donner `a lire `a leur jeunes gens, Zeuxidamos r´epondit que c’´etait parce qu’ils voulaient les habituer aux actes, et non aux paroles. Comparez un de ces jeunes gens au bout de 15 ou 16 ans, `a un de ces latineurs de coll`ege78 qui aura mis autant de temps pour 76. Phliase est une ville d’Argolide (r´egion d’Argos, en Gr`ece). 77. Selon M. Rat [50] (note 7 de la page 167, p. 1471), « Montaigne commet ici une confusion : la r´eponse est de Pythagore, non d’H´eraclide, et rapport´ee par H´eraclide. » 78. Rappelons que le mot avait un sens beaucoup plus large `a l’´epoque de Montaigne. Mais j’ai pr´ef´er´e garder ici l’expression telle quelle.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 239 apprendre seulement `a parler ! Le monde n’est que du bavardage : on parle bien souvent plus qu’on ne le devrait, et la moiti´e de notre vie se passe `a cela ! On nous prend quatre ou cinq ans pour comprendre les mots et en former des phrases ; autant encore `a ´edifier selon des proportions fix´ees un grand ensemble, organis´e en quatre ou cinq parties, et cinq autres encore pour le moins, pour apprendre `a les mˆeler rapidement et les entrelacer de fa¸con subtile. Laissons donc cela `a ceux qui en font leur profession ! 90. Allant un jour `a Orl´eans, je rencontrai dans la plaine avant Cl´ery, deux maˆıtres d’´ecole qui venaient `a Bordeaux, `a cinquante pas environ l’un de l’autre. Et plus loin, derri`ere eux, je vis une troupe avec `a sa tˆete un Maˆıtre qui ´etait feu Monsieur le Comte de La Rochefoucauld. Un de mes gens demanda au premier des maˆıtres d’´ecole qui ´etait ce gentilhomme qui venait apr`es lui ; et comme il n’avait pas vu la colonne qui le suivait, il pensa que c’´etait de son compagnon qu’il ´etait question, et fit cette r´eponse amusante : « Il n’est pas gentilhomme, il est grammairien. Et moi je suis logicien. » Or nous, qui cherchons, au contraire, `a former, non pas un grammairien ni un logicien, mais un gentilhomme, laissons-les perdre leur temps : nous avons autre chose `a faire. 91. Pourvu que notre ´el`eve ait un bon bagage, les paroles ne suivront que trop : il les traˆınera si elles ne veulent suivre. J’entends des gens qui s’excusent de ne pouvoir s’exprimer, et se donnent l’air de ceux qui ont la tˆete pleine de bien belles choses, mais `a qui manque l’´eloquence pour les mettre en ´evidence. Ce n’est que tromperie. Et savez-vous ce qu’il en est en r´ealit´e, selon moi? Ce ne sont que des apparences qui leur viennent de quelques id´ees informes qu’ils ne peuvent ni d´emˆeler ni ´eclaircir en euxmˆemes, et qu’ils sont donc bien incapables de produire au dehors. Ils ne se comprennent mˆeme pas eux-mˆemes ! Voyez comment ils se mettent `a b´egayer au moment d’enfanter quelque pens´ee : vous comprendrez que leur travail79 n’en est pas encore parvenu `a l’accouchement, mais `a la conception, et qu’ils ne font encore que rel´echer80 cette mati`ere imparfaite. En ce qui me concerne je pense, et Socrate en a d´ecid´e ainsi, que quiconque a dans l’esprit 79. Au sens de douleurs de l’enfantement, toujours en usage. 80. Allusion `a l’ours dont on disait qu’il donnait leur forme `a ses petits en les l´echant. (D’o`u l’expression : « Ours mal l´ech´e » pour d´esigner quelqu’un de peu avenant).

240 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I une id´ee forte et claire la manifestera, soit dans son patois81 , soit en la mimant, s’il est muet : Si l’on poss`ede son sujet, les mots viennent sans difficult´e. Horace [32], v. 311. 92. Et comme disait celui-l`a en prose, mais aussi po´eti-S´en`eque [83], III, Proemium. quement : « Quand les choses ont saisi l’esprit, les mots viennent sans difficult´e ». Et encore cet autre : « Les choses d’elles-mˆemes entraˆınent lesCic´eron [12], III, v. paroles ». Celui-ci ne sait pas ce qu’est l’ablatif, ni le conjonctif, ni le substantif, ni la grammaire elle-mˆeme. Son laquais ne le sait pas non plus, ni la hareng`ere du Petit Pont : et pourtant ils vous entretiendront tout votre saoul, si vous le voulez, et probablement ne s’empˆetreront pas plus dans les r`egles de leur langage que le meilleur des Maˆıtres `es Lettres de France. Celui-l`a ne connaˆıt pas la rh´etorique, et ne sait pas capter la bienveillance du lecteur de bonne foi dans son avant-propos : mais peut lui chaut82 de le savoir. Et en v´erit´e, tout ce beau vernis est bien vite annul´e par l’´eclat d’une v´erit´e simple et naturelle. 93. Ces fariboles ne servent qu’`a amuser les gens incapables de se nourrir de fa¸con plus substantielle et plus solide, comme on le voit clairement par l’anecdote d’Afer83 dans Tacite : les ambassadeurs de Samos ´etaient venus voir Cl´eom`ene, roi de Sparte, ayant pr´epar´e un long et beau discours pour le persuader de faire la guerre au tyran Polycrate. Apr`es les avoir laiss´es dire, il leur r´epondit : « Pour ce qui est de votre commencement et de votre exorde, je ne m’en souviens plus, ni par cons´equent du milieu. Et quant `a votre conclusion, je m’en moque. » Voil`a une belle r´eponse, me semble-t-il, et des orateurs qui s’´etaient bien cass´e le nez ! 94. Et ceci encore : les Ath´eniens avaient `a choisir entre deux architectes pour diriger de grands travaux ; le premier, beau 81. Montaigne ´ecrit « soit en Bergamasque, soit par mines ». Le Bergamasque ´etait le patois de Bergame, et selon P. Villey [49], la com´edie italienne faisait ainsi parler les paysans pour les rendre ridicules. 82. Pour vieillie qu’elle soit, l’expression s’emploie encore pour « il lui importe peu », et j’ai pr´ef´er´e en conserver la saveur. 83. Il semble qu’il s’agisse plutˆot d’« Aper », qui apparaˆıt dans le chapitre XIX du Dialogue des Orateurs, de Tacite.

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 241 parleur, se pr´esenta avec un joli discours pr´epar´e sur le sujet, et semblait avoir la faveur du peuple, quand l’autre l’emporta en trois mots, disant : « Seigneurs Ath´eniens, ce que celui-ci a dit, je le ferai84 . » 95. Quand Cic´eron faisait montre de sa plus belle ´eloquence, la plupart des gens l’admiraient, mais Caton ne faisait qu’en rire : « Nous avons, disait-il, un consul bien amusant ». Quelle qu’en soit la place, une maxime utile, un beau trait est toujours bien venu. S’il ne convient pas `a ce qui vient avant, ni `a ce qui vient apr`es, il se suffit `a lui-mˆeme. Je ne suis pas de ceux qui pensent que le bon rythme fait le bon po`eme : laissez le po`ete allonger une syllabe courte s’il veut, c’est sans importance ; si les images y sont plaisantes, si l’esprit et le jugement y ont bien jou´e leur rˆole, voil`a un bon po`ete, dirai-je, mais un mauvais versificateur. Son vers a bon goˆut, mais il est dur. Horace [33], I,4, v. 8. 96. Qu’on fasse, dit Horace, perdre `a une œuvre toutes ses liaisons et ses mesures, Otez rythme et mesure, changez l’ordre des mots, Horace [33], I, x, 58-63. Ce qui ´etait premier, mettez-le en dernier, Les membres dispers´es du po`ete seront toujours l`a. 97. Elle n’aura pas pour cela perdu toute valeur : les mor- Ronsard et Du Bellayceaux en demeureront beaux. C’est ce que r´epondit M´enandre, comme on le rappelait `a l’ordre, parce que le jour pour lequel il avait promis une com´edie approchait, et qu’il n’y avait encore mis la main : « Elle est compos´ee et toute prˆete, il ne reste plus qu’`a ajouter les vers. » Du moment qu’il avait le sujet et la mati`ere pr´esents `a l’esprit, le reste lui importait peu. Depuis que Ronsard et Du Bellay ont donn´e du cr´edit `a notre po´esie fran¸caise, je ne vois pas d’apprenti-po`ete, si petit soit-il, qui ne donne de l’enflure `a ses mots et qui ne cadence ses vers `a peu pr`es comme eux. « Plus de bruit que de sens. » Pour le vulgaire, il n’y eut S´en`eque [81], 40. jamais autant de po`etes ; mais autant leur a ´et´e facile d’imiter leurs rythmes, autant en revanche il leur est difficile d’imiter les riches descriptions de l’un et les d´elicates ´evocations de l’autre. 84. L’anecdote est tir´ee de Plutarque [67] : « Instructions pour ceux qui manient affaires d’estat ».

242 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 98. Oui, mais que fera-t-il, si on l’enferme dans la subtilit´e sophistiqu´ee de quelque syllogisme, telle que : le jambon fait boire, boire d´esalt`ere, donc le jambon d´esalt`ere? Qu’il s’en moque. Il est plus intelligent de s’en moquer que d’y r´epondre. . . 99. Qu’il emprunte `a Aristippe cette amusante r´eplique : « Pourquoi d´enouer ce qui, mˆeme attach´e, me met dans l’embarras85 ? » Comme quelqu’un pr´esentait contre Cl´eanthe des finesses dialectiques, Chrysippe d´eclara : « utilise ces tours de passe-passe avec les enfants, mais ne d´etourne pas pour cela les s´erieuses pens´ees d’un homme mˆur ». Si ces sottes arguties « sophismes entortill´es et subtils »Cic´eron, [9], II, 24. doivent lui faire croire ce qui n’est qu’un mensonge, c’est un jeu dangereux. Mais si elles demeurent sans effet, ou lui donnent seulement envie de rire, je ne vois pas pourquoi il devrait s’en d´efier. Il y a des gens tellement sots qu’ils feraient un quart de lieue pour courir apr`es un bon mot : « ou qui, au lieu de choisirQuintilien [72], VIII,iii. les mots adapt´es au sujet, vont chercher loin de lui des choses auxquelles les mots puissent convenir. » Et ceci, encore : « Il en est qui, pour placer un mot qui leur plaˆıt, ´ecrivent sur un sujetS´en`eque [81], LIX. qu’ils n’avaient pas song´e `a traiter » 100. J’arrange bien plus volontiers une belle sentence pour me l’approprier que je ne quitte mon propos pour aller la chercher. Au contraire, c’est aux mots de servir et de suivre [la pens´ee], et que le gascon y parvienne si le fran¸cais ne le peut. Je veux que les id´ees soient les plus importantes, et qu’elles emplissent l’esprit de celui qui ´ecoute, de fa¸con `a ce qu’il n’ait aucun souvenir des mots eux-mˆemes. Le langage que j’aime, c’est un langage simple et naturel, qu’il soit sur le papier comme en la bouche : un langage app´etissant et ferme, bref et concis, moins d´elicat et chˆati´e que v´eh´ement et brusque : L’expression sera bonne si elle frappe. ´Epitaphe de Lucain. 101. Un langage plutˆot difficile qu’ennuyeux, sans affectation, sans r`egles, d´ecousu et hardi ; o`u chaque morceau se suffit 85. Cette phrase est tir´ee de Diog`ene La¨erce, II, Aristippe, 70. Le passage est celui-ci : « Comme quelqu’un lui avait propos´e une ´enigme et lui disait : “d´enoue”, il r´epondit : “Pourquoi veux-tu, stupide, d´enouer ce qui, mˆeme attach´e, nous met dans l’embarras?” » (op. cit. p. 277-278).

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 243 `a lui-mˆeme ; qui ne soit ni p´edant, ni prˆechi-prˆecha, ni juridique, mais plutˆot soldatesque, comme Su´etone qualifie celui de Jules C´esar – et pourtant je ne vois pas toujours bien pourquoi il dit cela86 . 102. J’ai volontiers imit´e cette d´esinvolture de notre jeunesse envers ses vˆetements : un manteau en ´echarpe, la cape sur l’´epaule, un bas mal ajust´e, tout ce qui manifeste une fiert´e d´edaigneuse `a l’´egard de ces fioritures ´etrang`eres, une certaine insouciance `a l’´egard des artifices. Mais je la trouve encore mieux employ´ee s’agissant de la fa¸con de parler. Tout ce qui se remarque, et notamment cette gaiet´e et cette libert´e bien fran¸caises, est mal venu chez le courtisan. Et dans une monarchie, tout gentilhomme doit ˆetre form´e `a prendre la contenance d’un courtisan. C’est pourquoi il n’est pas mauvais de d´evier un peu vers le naturel et le m´epris des convenances. . . 103. Je n’aime pas les tissus dans lesquels on distingue les raccords et les coutures. De mˆeme que sur un beau corps on ne doit voir ni les os ni les veines. « Le discours au service de la v´erit´e doit ˆetre simple et sans S´en`eque [81], XL. artifice. » « Qui s’´etudie `a parler, sinon celui qui veut parler avec affec- S´en`eque [81], LXXV. tation? » L’´eloquence fait du tort aux choses r´eelles, car elle nous en d´etourne. 104. De mˆeme que dans ses vˆetements, il est pu´eril de vouloir se d´emarquer par des tenues particuli`eres et inusit´ees, de mˆeme dans le langage, la recherche d’expressions nouvelles et de mots peu connus t´emoigne d’une ambition p´edantesque et pu´erile. Que ne puis-je me servir seulement de ceux qu’on utilise 86. Variantes : 1580 : « comme Suetone appelle celuy de Julius Caesar. Qu’on luy reproche hardiment ce qu’on reprochait `a Senecque, que son langage estoitde chaux vive, mais que le sable en estoit a dire. Je n’aime point de tissure [etc. ] » – 1588 : « comme Suetone appelle celuy de Julius Caesar. J’ay volontiers imit´e cette desbauche [etc. ] » – Sur l’« exemplaire de Bordeaux » Montaigne a rajout´e `a la main en marge « : et si ne sens pas bien pourquoi il l’en appelle. » A noter d’ailleurs que les corrections sont nombreuses et tr`es embrouill´ees sur cette page, et que Montaigne y utilise plusieurs fois le mˆeme signe de renvoi : une sorte de « I », ce qui ne facilite pas les choses.

244 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I aux halles `a Paris87 ! Aristophane le Grammairien ne comprenait rien, quand il critiquait la simplicit´e des mots d’Epicure et le but de son art oratoire, qui n’´etait autre que d’obtenir la pertinence du langage employ´e. Tout un peuple apprend imm´ediatement un langage, car l’imitation du parler est facile. Mais imiter le jugement et l’invention ne se fait pas si vite ! Et nombreux sont les lecteurs qui croient, bien `a tort, tenir le corps d’un livre quand ils n’en tiennent que le vˆetement. La force et les muscles ne peuvent s’emprunter : seuls les parures et le manteau. 105. La plupart des gens que je fr´equente parlent de la mˆeme fa¸con que je le fais dans les Essais ; mais je ne suis pas sˆur qu’ils pensent aussi de cette fa¸con. 106. Dans leur fa¸con de parler, dit Platon88 , Les Ath´eniens ont le souci de l’abondance et de l’´el´egance, les Lac´ed´emoniens de la bri`evet´e, et ceux de Cr`ete de la f´econdit´e de leurs id´ees plus que du langage lui-mˆeme : ce sont donc ces derniers les meilleurs. Z´enon disait qu’il avait deux sortes de disciples : les uns, qu’il nommait φιλολόγους, curieux d’apprendre des choses, ses favoris, et les autres λογοφίλους, qui ne se souciaient que du langage. Non que bien parler ne soit une belle et bonne chose ; mais elle n’est pas aussi bonne qu’on le pr´etend, et je suis bien d´e¸cu de la fa¸con dont elle occupe toute notre vie. Je voudrais d’abord bien connaˆıtre ma langue, et celle de mes voisins, avec lesquels j’ai le plus de relations. C’est sans aucun doute un grand et bel ornement que de savoir le Grec et le Latin, mais on l’ach`ete trop cher89 . . . Je raconterai ici comment on peut l’acqu´erir `a moindres frais que de coutume. Cette m´ethode a ´et´e essay´ee sur moi : s’en servira qui voudra. 107. Feu mon p`ere, ayant fait toutes les recherches qu’un homme peut faire, parmi les gens savants et intelligents, d’une excellente m´ethode d’´education, s’avisa de cet inconv´enient, habituel `a l’´epoque : on lui dit que le temps que nous mettions `a apprendre 87. Montaigne devance ici l’expression c´el`ebre de Malherbe disant : « Les crocheteurs du Port au Foin, mes maˆıtres en langage. » 88. On trouve cette remarque dans Les Lois, I. 89. On peut noter `a ce propos que B. Palissy (1510-1590), donc contemporain de Montaigne, d´eplorait fr´equemment, lui, de ne pas savoir le Latin. . . et donc de ne pas pouvoir lire les « livres des philosophes ».

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 245 ces langues, travail qui aux Anciens ne coˆutait rien, ´etait la raison pour laquelle nous ne pouvions parvenir `a la grandeur d’ˆame et `a la connaissance qu’avaient les Grecs et les Romains. Pour moi, je ne crois pas que cela en soit la seule raison. 108. Toujours est-il que la m´ethode trouv´ee par mon p`ere L’apprentisage du latin fut que d`es le moment o`u je fus mis en nourrice, et avant mˆeme que ma langue se d´eliˆat, il me confia `a un allemand, qui depuis est mort alors qu’il ´etait m´edecin tr`es fameux en France90 , ignorant compl`etement notre langue, mais tr`es vers´e dans le latin. Mon p`ere l’avait fait venir expr`es pour cela, le payait fort bien, et il s’occupait donc de moi constamment. Mais mon p`ere engagea encore deux autres pr´ecepteurs, moins savants, pour soulager le premier et suivre mon travail, qui ne me parlaient qu’en latin. Quant au reste de la maison, c’´etait une r`egle inviolable que ni luimˆeme, ni ma m`ere, ni aucun valet ou chambri`ere ne me parlaient autrement qu’en latin, avec les mots que chacun avait appris pour cela. 109. Le b´en´efice que tout le monde en tira fut extraordinaire : mon p`ere et ma m`ere apprirent assez de latin pour le comprendre, et en acquirent une connaissance suffisante pour s’en servir au besoin, de mˆeme que les domestiques qui ´etaient sp´ecialement attach´es `a mon service. En somme, nous latinisˆames tous tant et si bien, que les villages alentour en furent contamin´es, et que l’on y trouve encore employ´es, enracin´es dans l’usage, des appellations latines pour des artisans et des outils. Quant `a moi, j’avais plus de six ans que je ne comprenais pas encore plus le fran¸cais ou le p´erigourdin que l’arabe. Sans m´ethode, sans livre, sans grammaire ni r`egles, sans fouet et sans larmes, j’avais appris le latin, et un latin aussi pur que celui de mon maˆıtre, car je ne pouvais l’avoir ni alt´er´e ni m´elang´e `a quoi que ce soit. 110. Si, en guise de contrˆole, on voulait me donner un th`eme `a faire, comme dans les coll`eges, au lieu de me le donner en fran¸cais comme on le fait pour les autres, `a moi il fallait me le donner en mauvais latin pour que je le remette en latin 90. Selon P. Villey [49], il s’agit d’un certain « Horstanus, qui enseigna ensuite au Coll`ege de Guyenne » (t. 1, note 7, p. 173).

246 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I correct !. . . Et mes pr´ecepteurs priv´es91 – Nicolas Groucchi, qui a ´ecrit « De comitiis Romanorum »; Guillaume Guerente, qui a comment´e Aristote; Georges Buchanan, ce grand po`ete ´ecossais; Marc-Antoine Muret, que la France et l’Italie consid`erent comme le meilleur orateur de ce temps – m’ont souvent dit que dans mon enfance, j’avais une telle familiarit´e avec ce langage, que je l’avais tellement « sous la main », qu’ils craignaient de m’aborder. Buchanan, que je vis depuis dans la suite de feu Monsieur le Mar´echal de Brissac, me dit qu’il ´etait occup´e `a ´ecrire au sujet de l’´education des enfants et qu’il prenait la mienne comme mod`ele, car il avait alors en charge celle du Comte de Brissac que nous avons vu depuis si valeureux et si brave92 . 111. Quant au grec, que je ne comprends quasiment pas,Le grec mon p`ere voulut me le faire enseigner, mais par une m´ethode nouvelle, avec des exercices sous forme de jeux : on se renvoyait les d´eclinaisons comme des balles93 , j’apprenais `a la mani`ere de ceux qui, par certains jeux de tables94 , apprennent l’arithm´etique et la g´eom´etrie. Car entre autres choses, on avait conseill´e `a mon p`ere de me faire appr´ecier la science et le devoir sans forcer ma volont´e, mais en suivant mes d´esirs, et d’´elever mon ˆame en toute libert´e et avec la plus grande douceur, sans rigueur, et sans contrainte. Et parce qu’on pr´etend qu’´eveiller les enfants le matin en sursaut, les arracher au sommeil (dans lequel ils sont plong´es beaucoup plus profond´ement plus que nous) d’un seul coup et brutalement, trouble leur cerveau fragile, il alla mˆeme, par exc`es de pr´ecaution, 91. Montaigne fut ´el`eve du coll`ege de Guyenne de 1539 `a 1546, mais son p`ere lui fournit n´eanmoins des pr´ecepteurs `a la maison pour s’occuper de lui apr`es les cours, et en dehors des cours. Certains d’entre eux d’ailleurs enseignaient ou ont enseign´e au Coll`ege de Guyenne. 92. Le comte de Coss´e-Brissac fut tu´e au si`ege de Mussidan, en 1569, `a vingt-six ans. 93. Montaigne ´ecrit « nous pelotions ». Mˆeme si le mot pelote demeure en usage dans l’expression pelote basque, il m’a sembl´e pr´ef´erable d’employer ici « balle ». 94. L’expression « jeux de table » semble avoir encore un sens aujourd’hui, pour d´esigner les dames, le jacquet, le trictrac et autres jeux du mˆeme genre. Au Moyen-Age, on disait « jouer aux tables » plutˆot que « au tablier », ainsi que le montrent ces vers de Chr´etien de Troyes, dans Le Chevalier de la Charrette : « ne jooient pas tuit a gas / mes as tables et as eschas » (vv. 1639-1640).

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 247 jusqu’`a me faire ´eveiller par le son de quelque instrument, et il y eut toujours aupr`es de moi quelqu’un pour cela. 112. Cet exemple suffira pour juger du reste, et pour souligner la sagesse et l’affection d’un si bon p`ere, auquel on ne doit pas s’en prendre s’il n’a pas r´ecolt´e de fruits d’une aussi d´elicate culture. . . Deux choses en furent la cause : en premier lieu, un terrain st´erile et d´efavorable. Car si ma sant´e ´etait bonne et solide, et mon caract`ere doux et accommodant, j’´etais en mˆeme temps si balourd, mou et endormi qu’on ne pouvait m’arracher `a l’oisivet´e, fˆut-ce pour me faire jouer. Mais ce que je voyais, je le voyais bien. Et sous cette apathie apparente, je cachais des id´ees hardies et des opinions au-dessus de mon ˆage. J’avais l’esprit si lent qu’il fallait le secouer pour qu’il se mette en marche. Ma compr´ehension ´etait toujours en retard, mon imagination faible, et par-dessus tout cela, ma m´emoire incroyablement d´efaillante. 113. Si mon p`ere ne put rien tirer de tout cela, ce n’est pas ´etonnant. Par la suite, comme ceux qui veulent absolument gu´erir vite sont prˆets `a suivre n’importe quel conseil, le brave homme, qui craignait beaucoup d’´echouer sur un sujet qui lui tenait tellement `a cœur, finit par adopter l’opinion commune, qui suit toujours ceux qui vont devant, comme font les grues. Il se r´esigna donc `a faire comme tout le monde, car il n’avait plus aupr`es de lui ceux qui lui avaient enseign´e les m´ethodes rapport´ees d’Italie et qu’il avait d’abord employ´ees : quand j’eus six ans environ, il m’envoya au Coll`ege de Guyenne, qui ´etait alors tr`es renomm´e, et le meilleur de France. On ne peut rien lui reprocher du soin qu’il prit alors pour me trouver des r´ep´etiteurs comp´etents, comme du souci qu’il eut pour les autres aspects de mon ´education. Il maintint d’ailleurs pour celle-ci plusieurs m´ethodes particuli`eres, contraires `a celles qui ´etaient en usage dans les coll`eges. Mais quoi qu’il en soit, c’´etait tout de mˆeme le coll`ege. Mon latin se d´et´eriora aussitˆot, et j’en ai perdu compl`etement l’usage depuis, par manque d’habitude. Le seul b´en´efice que je tirai de la fa¸con sp´eciale qu’on avait eue de me l’enseigner fut de me faire d’embl´ee sauter des classes : `a treize ans, quand je sortis du coll`ege, j’avais achev´e mon « cursus », comme on dit, et en v´erit´e sans aucun r´esultat dont je puisse faire ´etat aujourd’hui. 114. Mon premier amour pour les livres, je le dois au plaisir que j’eus `a lire les M´etamorphoses d’Ovide. Car aux environs de

248 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I sept ou huit ans, je renon¸cais `a tout autre plaisir pour celui de les lire, d’autant plus que cette langue ´etait comme ma langue maternelle, que c’´etait le livre le plus facile que je connusse, et le plus adapt´e `a mon ˆage par son contenu. Des Lancelot du Lac, des Amadis, des Huon de Bordeaux 95 et de tout ce fatras de livres dans lesquels les enfants trouvent `a se distraire, je ne connaissais mˆeme pas les noms, et j’en ignore encore le contenu, tant l’enseignement que je recevais ´etait exactement d´elimit´e. Et ce goˆut de la lecture me rendait plus nonchalant pour l’´etude des autres le¸cons qui m’´etaient impos´ees. 115. C’est alors, et par chance, que j’eus affaire `a un pr´ecepteur qui ´etait un homme intelligent, et qui sut habilement fermer les yeux sur cette incartade et quelques autres encore. Grˆace `a cela, en effet, je lus d’une traite l’´En´eide de Virgile, puis T´erence, Plaute, et des com´edies italiennes, toujours captiv´e par l’agr´ement du sujet. Si mon pr´ecepteur avait commis la bˆetise de briser mon ´elan, je pense que je n’aurais rapport´e du coll`ege que de la haine pour les livres, comme c’est le cas pour la majeure partie de notre noblesse. . . Mais il agit fort habilement, faisant semblant de ne s’apercevoir de rien ; il aiguisait mon app´etit en ne me laissant d´evorer ces livres qu’`a la d´erob´ee, et me maintenant doucement sur le bon chemin pour les mati`eres d’´etude r´eglementaires. Car ce que mon p`ere recherchait surtout chez ceux `a qui il me confiait, c’´etait la bont´e et la facilit´e du caract`ere ; ce qui fait que le mien n’avait d’autre d´efaut que la langueur et la paresse. Le danger n’´etait pas que je fasse mal, mais que je ne fasse rien. Personne n’envisageait que je doive devenir mauvais, mais plutˆot inutile : on pr´evoyait en moi de la fain´eantise, mais pas de la malhonnˆetet´e. 116. Et je me rends bien compte que c’est cela qui s’est produit. Les plaintes qui me bourdonnent aux oreilles sont du genre : « Il est oisif, peu enclin aux devoirs de l’amiti´e et de la parent´e ; pour les charges publiques, il est trop personnel et trop d´edaigneux »96 . Mˆeme les plus injurieux ne disent pas « Pourquoi 95. Cette liste correspond `a ce qu’on appellerait aujourd’hui les « meilleures ventes ». . . Ces ouvrages ´etaient ceux qui ´etaient parmi les plus r´epandus et les plus lus au XVIe Si`ecle - et plutˆot d’ailleurs par les adultes que par les enfants, contrairement `a ce que dit Montaigne. 96. « trop d´edaigneux » ne figure que dans l’´edition de 1595. Il n’a pas non plus ´et´e rajout´e de la main de Montaigne sur l’« exemplaire de Bordeaux ».

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 249 a-t-il pris? Pourquoi n’a-t-il pas pay´e? » Ils disent au contraire : « Pourquoi ne fait-il pas remise de cette dette ? Pourquoi ne donne-t-il pas? » 117. Je consid´ererais comme une faveur le fait qu’on n’attende de moi rien d’autre que ces attitudes-l`a, qui ne sont pas de celles que l’on peut normalement exiger. Et ceux qui exigent plus de moi sont injustes, car ils exigent plus que je ne dois, et bien plus qu’ils n’exigent d’eux-mˆemes. Par l`a mˆeme, ils annulent la qualit´e d’une action d´esint´eress´ee et la gratitude qui me serait due en retour. Si je fais une bonne action, elle devrait avoir d’autant plus de poids venant de moi que je n’ai moi-mˆeme b´en´efici´e d’aucune de cette sorte. Je puis d’autant mieux disposer de ma fortune que c’est la mienne. . . et disposer de moi parce qu’il s’agit de moi97 . Toutefois, si j’´etais vraiment pr´eoccup´e d’embellir mes actions, peut-ˆetre que je combattrais ces reproches. Et j’apprendrais alors `a quelques-uns qu’ils ne sont pas vraiment irrit´es parce que je n’en fais pas assez, mais plutˆot parce que je pourrais en faire bien plus que je ne fais98 . 118. Mon esprit ne manquait pourtant pas, en mˆeme temps, d’avoir en lui-mˆeme des impressions fortes et des jugements sˆurs et ouverts `a propos des sujets qu’il rencontrait, et il les assimilait tout seul, sans en faire part `a qui que ce soit. Et en fait, je crois 97. Variantes : L’´edition de 1595 est la seule `a comporter ce dernier membre de phrase, qui est pourtant capital, dans la mesure o`u il permet peut-ˆetre de lever l’ambigu¨ıt´e sur le mot « fortune » : dans la mesure o`u « disposer de soi-mˆeme » est explicitement formul´e, on peut supposer que « fortune », ici, a le sens d’aujourd’hui – qu’il avait d´ej`a `a l’occasion au XVIe : richesses, biens mat´eriels. Les ´editeurs de 1595 ont-ils eu connaissance d’un rajout de Montaigne qui ne figure pas dans l’« exemplaire de Bordeaux »? C’est possible. Mais il est possible aussi qu’ils aient d´elib´er´ement rajout´e ce deuxi`eme terme, pr´ecis´ement pour lever l’ambigu¨ıt´e? 98. Tout ce passage est assez confus, voire quelque peu ´enigmatique. . . D’ailleurs, sur l’« exemplaire de Bordeaux », il est difficile `a d´echiffrer `a cause de nombreuses ratures, et pourrait faire partie des corrections tardives, si l’on observe qu’il y a en pr´esence deux types d’´ecriture, une large et une tr`es serr´ee. On peut donc se demander s’il ne s’agit pas d’une sorte de plaidoyer « pro domo » en r´eponse `a des critiques adress´ees aux « Essais », et concernant peut-ˆetre leur caract`ere de relatif inach`evement (ce qui est d’ailleurs et pourtant la loi du genre !) Quoi qu’il en soit, et mˆeme sans examiner le manuscrit, on voit bien que ce passage (en fait les § 117 et 118) a ´et´e intercal´e apr`es coup : il vient rompre le fil du discours, et le « raccord » avec le § 118 n’est pas des plus heureux.

250 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I vraiment qu’il eˆut ´et´e tout `a fait incapable de se soumettre `a la force et `a la violence. 119. Ferai-je ´etat de cette facult´e de mon enfance : un visage assur´e, une souplesse de la voix et du geste, qui me permettaient de m’adapter aux rˆoles que je jouais? Car avant l’ˆage, `a peine avais-je atteint ma douzi`eme ann´eeVirgile [98], VIII. j’ai jou´e les premiers rˆoles, dans les trag´edies latines de Buchanan, de Guerente et de Muret, que l’on repr´esenta fort dignement dans notre Coll`ege de Guyenne. Et si notre Principal, Andr´e de Gouv´ea, se montra alors, sans comparaison possible, le meilleur Principal de France (comme d’ailleurs dans tous les autres aspects de sa charge), je fus n´eanmoins consid´er´e comme la cheville-ouvri`ere de l’´ev´enement. C’est un exercice que je ne d´esapprouve pas pour les jeunes enfants des bonnes maisons. Et j’ai d’ailleurs vu nos princes s’y adonner depuis en personne, `a l’exemple de certains des Anciens, honorablement et louablement. 120. En Gr`ece, il ´etait mˆeme possible sans d´eroger d’en faire son m´etier : « Il d´ecouvre son projet `a l’acteur tragique Ariston. C’´etait un homme distingu´e par sa naissance et par sa fortune. Tite-Live, [89], XXIV, xxiv. Et sa profession, comme les occupations de ce genre n’ont rien de d´eshonorant chez les Grecs, ne le rabaissait nullement. » 121. J’ai toujours accus´e d’incons´equence ceux qui condamnent ces divertissements, et d’injustice ceux qui refusent l’entr´ee de nos bonnes villes aux com´ediens de valeur, et reprochent au peuple ces plaisirs en public. Les bons gouvernements prennent soin de rassembler les citoyens en les r´eunissant pour des activit´es communes et des jeux, comme on le fait pour les c´er´emonies solennelles de la d´evotion : la sociabilit´e et les liens d’amiti´e s’en trouvent renforc´es. Et puis on ne saurait accorder `a la foule de passe-temps plus r´egl´es que ceux qui se d´eroulent devant tout le monde, `a la vue mˆeme des autorit´es. Je trouverais bon que le prince99 en gratifiˆat quelquefois la population `a ses frais, par une 99. L’´edition de 1588 comportait « que le magistrat, & le prince »; celle de 1595 a supprim´e « le magistrat, & » pour ne laisser subsister que « le prince ». Est-ce pour ´eliminer la r´ep´etition de « magistrat », ou bien pour revenir sur l’incitation `a mettre « la main `a la poche » destin´ee aussi au magistrat?

Chapitre 25 – Sur l’´education des enfants 251 affection et une bont´e toutes paternelles. Et que dans les villes populeuses il y eˆut des lieux destin´es `a ces spectacles, et pr´evus pour cela : une fa¸con de d´etourner les gens d’actes bien pires et dissimul´es. 122. Et pour en revenir `a mon propos, il n’y a rien de tel que d’ouvrir l’app´etit et de susciter l’affection – autrement on ne fait que des ˆanes charg´es de livres. On leur impose, `a coups de fouet, la garde d’une valise pleine de science. Il faudrait, pour bien faire, qu’il ne se contentent pas de la loger chez eux, mais qu’ils l’´epousent.

Chapitre 26 C’est une sottise de faire d´ependre le vrai et le faux de notre jugement 1. Ce n’est peut-ˆetre pas sans raison que nous attribuons `a la na¨ıvet´e et `a l’ignorance la facilit´e de croire et de se laisser persuader. Car il me semble avoir appris autrefois que la croyance ´etait une sorte de marque qui s’imprimait en notre ˆame ; et `a mesure que celle-ci se trouvait plus molle et de moindre r´esistance, il ´etait plus ais´e d’y imprimer quelque chose. « De mˆeme que n´ecessairement, les poids qu’on y met font pencher le plateau de Cic´eron [9], II, 12. la balance, de mˆeme, l’´evidence entraˆıne l’esprit. » Plus l’ˆame est vide, moins elle fait contrepoids, et plus elle s’abaisse facilement sous la charge de la premi`ere influence qu’elle subit. Voil`a pourquoi les enfants, les gens du commun, les femmes et les malades sont plus sujets que les autres1 `a ˆetre men´es par le bout du nez2 . Mais d’un autre cˆot´e, c’est faire preuve de pr´esomption que de d´edaigner et de condamner comme faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable ; c’est le d´efaut habituel de ceux qui se croient plus malins que les autres. Je faisais de mˆeme autrefois, et si j’entendais parler des revenants, de la pr´ediction de l’avenir, des enchantements, de la sorcellerie, ou de quelque autre chose `a 1. L`a encore, on voit combien Montaigne est de son temps. . . ! Les gens du commun (« le vulgaire ») et « les femmes » sont pour lui des ˆetres inf´erieurs. 2. Montaigne ´ecrit « men´es par les oreilles », et A. Lanly [51] a conserv´e l’expression. Mais cette expression n’est plus usit´ee, et je lui ai donc pr´ef´er´e « par le bout du nez », tout aussi expressif `a mon avis.

254 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I laquelle je ne pouvais pas croire, Songes, terreurs magiques, prodiges, sorci`eres,Horace [34], II, vers 208. Apparitions nocturnes et prodiges de Thessalie. . . j’´eprouvais de la compassion pour le pauvre peuple abus´e par ces folies. Et maintenant je trouve que j’´etais pour le moins autant `a plaindre moi-mˆeme. 2. Non que l’exp´erience m’ait fait voir quoi que ce soit depuis, qui soit venu contrarier mes premi`eres convictions – et ce n’est pas par manque de curiosit´e. Mais la raison m’a enseign´e que d´ecr´eter ainsi cat´egoriquement qu’une chose est fausse et impossible, c’est faire comme si on avait dans la tˆete les bornes et les limites qui sont celles de Dieu lui-mˆeme et celles des possibilit´es de notre m`ere la nature. Et il n’y a pas de pire folie que de les ramener aux dimensions de notre capacit´e de comprendre et de juger. Si nous appelons monstres ou miracles les choses que notre raison ne peut admettre, est-ce qu’il ne s’en pr´esente pas continuellement `a nos yeux? Consid´erons comment on nous m`ene, `a tˆatons, et `a travers les brumes, `a la connaissance de la plupart des choses qui sont `a notre port´ee, et nous trouverons que c’est plutˆot l’habitude que la connaissance qui leur a enlev´e leur ´etranget´e : Tellement nous sommes habitu´es `a le voir,Lucr`ece [41], II, v. 1038-1039. Nul ne daigne plus lever les yeux vers le ciel lumineux. et que ces choses-l`a, si elles nous ´etaient pr´esent´ees pour la premi`ere fois, nous les trouverions autant ou plus incroyables que les autres. S’ils se manifestaient en ce jour aux mortels,Lucr`ece [41], II, 1032-1035. Si d’un seul coup ils surgissaient devant nos yeux, On ne connaˆıtrait rien de plus merveilleux, Rien qui soit moins conforme `a ce qu’on aurait cru. 3. Celui qui n’avait jamais vu de rivi`ere, `a la premi`ere qu’il rencontra, pensa que c’´etait l’oc´ean ; et les choses les plus grandes que nous connaissions, nous pensons que ce sont les plus grandes que la nature puisse faire. Un fleuve aussi, pour qui n’en a vu de plus grand,Lucr`ece [41], VI, 674-677. Paraˆıt immense, gigantesque. De mˆeme un arbre, un homme ; et tout et en tout genre, Ce qu’on voit de plus grand, on le tient pour immense.

Chapitre 26 – C’est une sottise de faire d´ependre. . . 255 L’accoutumance des yeux familiarise nos esprits avec les choses ; ils ne s’´etonnent plus de ce qu’ils voient sans cesse, et n’en recherchent plus les causes. C’est la nouveaut´e des choses, plus que Cic´eron [13], II, 38. leur grandeur, qui nous incite `a en rechercher les causes. 4. Il faut avoir plus de respect envers la puissance infinie de la nature3 , et reconnaˆıtre notre propre ignorance et notre faiblesse. Combien y a-t-il de choses peu vraisemblables, dont des gens dignes de foi ont t´emoign´e, et que, si nous ne pouvons ˆetre persuad´es de leur existence, nous devons au moins laisser en suspens ! Car les condamner comme impossibles, c’est pr´etendre connaˆıtre, par une t´em´eraire pr´esomption, jusqu’o`u va la possibilit´e de l’existence des choses. Si l’on comprenait bien la diff´erence qu’il y a entre l’impossible et l’inusit´e, de mˆeme que la diff´erence entre ce qui est contraire `a l’ordre des choses et ce qui est contraire `a l’opinion commune, en ´evitant de croire `a la l´eg`ere et sans renoncer trop facilement non plus `a ce que l’on croit, on observerait alors la r`egle du « rien de trop » ´enonc´ee par Chilon. 5. Quand on trouve dans Froissart4 que le Comte de Foix eut connaissance, d`es le lendemain, alors qu’il ´etait dans le B´earn, de la d´efaite du roi Jean de Castille `a Juberoth5 , et les moyens qu’il all`egue pour cela, on peut s’en moquer ; de mˆeme `a propos de ce que disent nos Annales6 , que le jour mˆeme o`u le roi Philippe Auguste mourut7 `a Mantes, le Pape Honorius lui fit faire des fun´erailles publiques et les proclama dans toute l’Italie. Car l’autorit´e de ces t´emoins n’est peut-ˆetre pas suffisante pour nous en convaincre. Mais quoi ! Si Plutarque, outre plusieurs exemples qu’il tire de l’antiquit´e, dit savoir de fa¸con certaine qu’au temps de Domitien, la nouvelle de la bataille perdue par Antonius en Allemagne `a plusieurs journ´ees de l`a, fut connue `a Rome et se 3. Dans toutes les ´editions faites du vivant de Montaigne figure : « cette infinie puissance de Dieu ». Mais sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a biff´e « Dieu » et a ´ecrit au-dessus : « nature ». C’est donc tout `a fait logiquement que cette le¸con figure dans l’´edition de 1595. 4. Froissart, Chroniques, III, 17. 5. C’est la ville portugaise de Aljubarrota, o`u fut battu en effet Jean de Castille en 1385 apr`es avoir assi´eg´e Lisbonne. 6. Ce sont celles de Nicolas Gilles, pour l’ann´ee 1223. Selon P. Villey [49], Montaigne aurait abondamment annot´e cet ouvrage (pas moins de 163 annotations relev´ees). 7. Philippe Auguste est mort en 1223.

256 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I r´epandit dans le monde le jour mˆeme ; et si C´esar pr´etend qu’il est souvent arriv´e que la nouvelle ait pr´ec´ed´e l’´ev´enement lui-mˆeme, dirons-nous que ces gens sont des na¨ıfs qui se sont laiss´e tromper comme n’importe qui, parce qu’ils ne sont pas aussi clairvoyants que nous? Est-il rien de plus fin, de plus clair et de plus vif que le jugement de Pline [l’Ancien], quand il lui plaˆıt de l’exercer, et rien de plus ´eloign´e de la l´eg`eret´e? Je laisse de cˆot´e l’excellence de ses connaissances, dont je fais moins de cas ; dans laquelle de ces deux qualit´es le surpassons-nous? Et pourtant, il n’est si petit ´ecolier qui ne soit prˆet `a le convaincre de mensonge, et qui ne veuille lui donner des le¸cons sur la marche des œuvres de la nature . 6. Quand nous lisons dans Bouchet les miracles faits par les reliques de Saint-Hilaire, passe encore : son autorit´e n’est pas assez grande pour nous empˆecher de le contredire. Mais il me semble bien imprudent de condamner du mˆeme coup toutes les histoires du mˆeme genre. Le grand saint Augustin8 t´emoigne avoir vu sur les reliques de saint Gervais et saint Protais `a Milan, un enfant aveugle recouvrer la vue ; une femme, `a Carthage, gu´erie d’un cancer par le signe de la croix qu’une autre nouvellement baptis´ee lui fit ; Hesp´erius, un de ses familiers, chasser les esprits qui infestaient sa maison avec un peu de terre du s´epulcre de Notre Seigneur, et cette terre ayant ´et´e transport´ee `a l’´eglise, un paralytique gu´erir soudainement `a cause d’elle ; une femme, dans une procession, ayant touch´e la chˆasse de saint ´Etienne avec un bouquet, et s’´etant ensuite frott´e les yeux avec, recouvrer la vue qu’elle avait perdue depuis longtemps ; et plusieurs autres miracles, auxquels il dit avoir assist´e lui-mˆeme. De quoi donc l’accuserons-nous, lui et les deux saints ´evˆeques, Aurelius et Maximinus9 , qu’il cite comme t´emoins? Les accuserons-nous d’ignorance, de na¨ıvet´e, de d´ebilit´e, ou de malice et d’imposture? Est-il, `a notre ´epoque, quelqu’un d’assez pr´etentieux pour oser se comparer `a eux, soit par la vertu et la pi´et´e, soit par le savoir, le jugement, et la capacit´e intellectuelle? 8. Tous ces « miracles » et d’autres encore plus abracadabrants s’il est possible, se trouvent dans le chapitre VIII du Livre XXII de « La Cit´e de Dieu » de saint Augustin. Montaigne ne fait pas preuve ici d’un sens critique particuli`erement remarquable. . . 9. Saint Augustin [5], Livre XXII, 8.

Chapitre 26 – C’est une sottise de faire d´ependre. . . 257 « Quand bien mˆeme ils ne fourniraient aucune raison, ils me Cic´eron [16], I, 21. persuaderaient par leur seule autorit´e » 7. C’est une hardiesse grave et dangereuse, outre l’absurde l´eg`eret´e qu’elle traˆıne avec elle, que de m´epriser ce que nous ne pouvons concevoir. En effet, quand vous avez ´etabli les limites de la v´erit´e et du mensonge, grˆace `a votre belle intelligence, et qu’il se trouve que vous ˆetes contraint de croire des choses encore plus ´etranges que celles que vous avez refus´e d’admettre, vous voil`a d´ej`a contraint d’abandonner ces limites que vous aviez vous-mˆeme fix´ees. Or ce qui me semble amener tout autant de d´esordre en nos consciences, dans les temps troubl´es o`u nous sommes, `a propos de la religion, c’est cette fa¸con qu’ont les catholiques d’abandonner une partie de leur foi. Ils s’imaginent adopter une attitude intelligente et mod´er´ee quand ils conc`edent `a leurs adversaires certains des articles qui sont sujets `a controverse. Mais outre le fait qu’ils ne voient pas l’avantage que cela constitue pour celui qui vous attaque que de commencer `a c´eder et `a reculer devant lui, et combien cela l’encourage `a aller de l’avant, ces articles-l`a, qu’ils consid`erent comme les plus anodins, sont parfois tr`es importants. Ou bien il faut s’en remettre en tout `a l’autorit´e eccl´esiastique, ou bien il faut enti`erement s’en dispenser : ce n’est pas `a nous d’´etablir quelle part d’ob´eissance nous lui devons. 8. Et en outre je puis le dire, pour l’avoir ´eprouv´e : j’ai autrefois us´e de cette libert´e de faire un choix et un tri personnels en mettant de cˆot´e certains points de la r`egle de notre ´Eglise qui semblent avoir un air ou plus creux ou plus ´etrange ; mais apr`es en avoir parl´e avec des hommes experts en ces mati`eres, j’ai d´ecouvert que ces choses-l`a ont un fondement substantiel et solide, et que ce n’est que la bˆetise et l’ignorance qui nous les font consid´erer comme moins dignes de respect que les autres. Pourquoi donc oublions-nous combien nous ressentons de contradiction dans notre jugement mˆeme? Combien de choses ´etaient pour nous hier des articles de foi, que nous tenons pour des sottises aujourd’hui? La pr´etention et la curiosit´e sont les fl´eaux de notre ˆame. Celle-ci nous conduit `a fourrer notre nez partout, et celle-l`a nous empˆeche de laisser quoi que ce soit dans le flou et l’incertitude.

Chapitre 27 Sur l’amiti´e 1. En observant la fa¸con dont proc`ede un peintre que j’ai `a mon service, l’envie m’a pris de l’imiter. Il choisit le plus bel endroit et le milieu de chaque mur pour y placer un tableau ´elabor´e avec tout son talent. Puis il remplit l’espace tout autour de « grotesques », qui sont des peintures bizarres, n’ayant d’agr´ement que par leur vari´et´e et leur ´etranget´e. Et en v´erit´e, que sont ces Essais, sinon des « grotesques », des corps monstrueux, affubl´es de membres divers, sans forme bien d´etermin´ee, dont l’agencement, l’ordre et les proportions ne sont que l’effet du hasard? C’est le corps d’une belle femme, que termine une queue Horace [32], 4. de poisson 2. Je suis volontiers mon peintre jusque-l`a ; mais je m’arrˆete avant l’´etape suivante, qui est la meilleure partie du travail, car ma comp´etence ne va pas jusqu’`a me permettre d’entreprendre un tableau riche, soign´e, et dispos´e selon les r`egles de l’art. Je me suis donc permis d’en emprunter un `a ´Etienne de la Bo´etie, qui honorera ainsi tout le reste de mon travail. C’est un trait´e auquel il donna le nom de Discours de la servitude volontaire ; mais ceux qui ignoraient ce nom-l`a l’ont depuis, et judicieusement, appel´e Le Contre Un. Il l’´ecrivit comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur de la libert´e et contre les tyrans. Il circule depuis longtemps dans les mains de gens cultiv´es, et y est `a juste titre l’objet d’une grande estime, car il est g´en´ereux, et aussi parfait

260 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I qu’il est possible. Il s’en faut pourtant de beaucoup que ce soit le meilleur qu’il aurait pu ´ecrire : si `a l’ˆage plus avanc´e qu’il avait quand je le connus, il avait form´e un dessein du mˆeme genre que le mien, et mis par ´ecrit ses id´ees, nous pourrions lire aujourd’hui beaucoup de choses pr´ecieuses, et qui nous feraient approcher de pr`es ce qui fait la gloire de l’antiquit´e. Car notamment en ce qui concerne les dons naturels, je ne connais personne qui lui soit comparable. 3. Mais il n’est demeur´e de lui que ce trait´e, et d’ailleurs par hasard – car je crois qu’il ne le revit jamais depuis qu’il lui ´echappa – et quelques m´emoires sur cet ´edit de Janvier1 , c´el`ebre `a cause de nos guerres civiles, et qui trouveront peut-ˆetre ailleurs leur place2 . C’est tout ce que j’ai pu retrouver de ce qui reste de lui, moi qu’il a fait par testament, avec une si affectueuse estime, alors qu’il ´etait d´ej`a mourant, h´eritier de sa biblioth`eque et de ses papiers, outre le petit livre de ses œuvres que j’ai fait publier d´ej`a3 . Et je suis particuli`erement attach´e au Contre Un car c’est ce texte qui m’a conduit `a nouer des relations avec son auteur : il me fut montr´e en effet bien longtemps avant que je le connaisse en personne, et me fit connaˆıtre son nom, donnant ainsi naissance `a cette amiti´e que nous avons nourrie, tant que Dieu l’a voulu, si enti`ere et si parfaite, que certainement on n’en lit gu`ere de semblable dans les livres, et qu’on n’en trouve gu`ere chez nos contemporains. Il faut un tel concours de circonstances pour la bˆatir, que c’est beaucoup si le sort y parvient une fois en trois si`ecles. 4. Il n’est rien vers quoi la nature nous ait plus port´es, semble-t-il, que la vie en soci´et´e, et Aristote dit que les bonsAristote, [4]. l´egislateurs se sont plus souci´es de l’amiti´e que de la justice. Et c’est bien par l’amiti´e, en effet, que la vie en soci´et´e atteint sa perfection. Car en g´en´eral, les relations qui sont bˆaties sur le plaisir ou le profit, celles que le besoin, public ou priv´e, provoque et entretient, sont d’autant moins belles et nobles, sont d’autant 1. L’´edit de janvier 1562, qui ´etait un ´edit de tol´erance. 2. Ces M´emoires ont ´et´e publi´es en 1917 par la Revue d’Histoire litt´eraire de la France. Montaigne semble avoir song´e `a les ins´erer dans ses « Essais ». 3. Montaigne avait fait publier en effet en 1571 un petit volume intitul´e : La m´enagerie de X´enophon, les R`egles du mariage de Plutarque et des vers fran¸cais de feu Estienne de la Bo¨etie.

Chapitre 27 – Sur l’amiti´e 261 plus ´eloign´ees de l’amiti´e v´eritable, qu’elles m´elangent avec celleci d’autres causes, d’autres buts, et d’autres fruits qu’elle-mˆeme. Et aucune de ces quatre sortes anciennes d’amiti´e : ordinaire, de condition sociale, d’hospitalit´e, ou amiti´e amoureuse, ne lui correspondent vraiment, mˆeme si on les prend ensemble. 5. Entre un p`ere et ses enfants, il s’agit plutˆot de respect : l’amiti´e se nourrit de communication, et elle ne peut s’´etablir entre eux, `a cause de leur trop grande diff´erence. Et d’ailleurs elle nuirait peut-ˆetre aux obligations naturelles, car les pens´ees secr`etes des p`eres ne peuvent ˆetre communiqu´ees aux enfants sous peine de favoriser une inconvenante intimit´e, pas plus que les avertissements et les remontrances – qui sont parmi les principaux devoirs de l’amiti´e – ne peuvent ˆetre adress´es par des enfants `a leur p`ere. Il s’est trouv´e des peuples o`u l’usage voulait que les enfants tuent leurs p`eres ; et d’autres o`u les p`eres tuaient leurs enfants, pour ´eviter les inconv´enients qu’ils peuvent se causer l’un `a l’autre, et dans ce cas, le sort de l’un d´ependait du sort de l’autre. Certains philosophes ont m´epris´e ce lien naturel entre p`ere et fils, comme le fit Aristippe. Comme on le pressait de reconnaˆıtre l’affection qu’il devait `a ses enfants pour ˆetre sortis de lui, il se mit `a cracher, disant que cela aussi ´etait sorti de lui, et que nous donnions bien naissance aussi `a des poux et des vers. Et `a Plutarque qui tentait de le rapprocher de son fr`ere, cet autre d´eclara : « Je ne fais pas plus grand cas de lui parce qu’il est sorti du mˆeme trou que moi. » 6. C’est en v´erit´e un beau nom, et plein d’affection que le nom de fr`ere, et c’est pourquoi nous en avions fait, La Bo´etie et moi, le symbole de notre alliance. Mais le m´elange des biens, leur partage, le fait que la richesse de l’un fasse la pauvret´e de l’autre4 , cela affaiblit beaucoup et tend `a relˆacher le lien fraternel. Puisque des fr`eres doivent mener la conduite de leur vie et de leur carri`ere par les mˆemes voies, et au mˆeme rythme, ils en viennent forc´ement `a se heurter et se gˆener mutuellement tr`es souvent. Et d’ailleurs, pourquoi la sympathie, la correspondance intime qui est `a l’origine des amiti´es v´eritables et parfaites se retrouverait-elle forc´ement entre deux fr`eres? Un p`ere et son fils 4. A. Lanly [51], note (15, p. 202) qu’il s’agit d’une « allusion probable au droit d’aˆınesse. »

262 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I peuvent avoir des caract`eres extrˆemement diff´erents, et de mˆeme pour des fr`eres : « C’est mon fils, c’est mon parent », mais c’est un ours, un m´echant ou un imb´ecile. 7. Et puis, dans la mesure o`u ces amiti´es-l`a nous sont comme impos´ees par la loi naturelle et ses obligations, elles rel`event d’autant moins de notre volont´e et de notre libre choix ; or notre libre choix, justement, n’a rien qui lui soit plus en propre que l’affection et l’amiti´e. J’ai pourtant eu, de ce cˆot´e-l`a, tout ce qu’on peut avoir, ayant eu le meilleur p`ere qui fut jamais, et le plus indulgent, jusqu’`a ses derniers jours. Et appartenant `a une famille renomm´ee de p`ere en fils, et exemplaire en ce qui concerne la concorde fraternelle, et moi-mˆeme, connu aussi pour mon affection paternelle envers mes fr`eres. Horace, Odes, II 2, v. 6. 8. On ne peut comparer l’amiti´e `a l’affection envers les femmes, quoique cette derni`ere rel`eve aussi de notre choix, et on ne peut pas non plus la classer dans cette cat´egorie. Son ardeur, je l’avoue, Car nous ne sommes pas inconnus `a la d´eesseCatulle [8], LXVIII, 17. Qui mˆele aux soucis de l’amour une douce amertume, est plus active, plus cuisante, et plus brutale. Mais c’est un feu t´em´eraire et volage, variable et vari´e, une fi`evre sujette `a des acc`es et des r´emissions, qui ne nous tient que par un coin de nous-mˆeme. L’amiti´e, au contraire, est une chaleur g´en´erale et universelle, au demeurant temp´er´ee et ´egale `a elle-mˆeme, une chaleur constante et tranquille, toute de douceur et de d´elicatesse, qui n’a rien de violent ni de poignant. 9. Et de plus, l’amour n’est qu’un d´esir forcen´e envers ce qui nous fuit, Tel le chasseur qui poursuit le li`evre,Arioste [42], X, stance VII. Par le froid, par le chaud, dans la montagne et la vall´ee ; Et il n’en fait plus aucun cas quand il le voit pris, C’est seulement quand la proie se d´erobe Qu’il se hˆate `a sa poursuite. 10. D`es que l’amour se coule dans les limites de l’amiti´e, c’est-`a-dire dans l’accord des volont´es r´eciproques, il s’´evanouit

Chapitre 27 – Sur l’amiti´e 263 et s’alanguit ; la jouissance fait sa perte, car elle constitue une fin corporelle et elle est sujette `a la sati´et´e. De l’amiti´e, au contraire, on jouit `a mesure qu’on la d´esire, elle ne s’´el`eve, ne se nourrit et ne s’accroˆıt que dans sa jouissance mˆeme, car elle est d’ordre spirituel, et l’ˆame s’affine par son usage. Des sentiments amou- Amour et amiti´ereux et ´eph´em`eres ont pourtant trouv´e place chez moi, en dessous de cette parfaite amiti´e, pour ne rien dire de lui, qui n’en parle que trop dans ses vers. Ces deux passions ont donc coexist´e chez moi, en connaissance l’une de l’autre, mais sans jamais entrer en comp´etition : la premi`ere, de haute vol´ee, maintenant son cap avec orgueil, et contemplant d´edaigneusement les jeux de l’autre, bien loin en dessous d’elle. 11. Quant au mariage5 , outre le fait qu’il s’agit d’un march´e dont l’entr´ee seule est libre, sa dur´ee ´etant contrainte et forc´ee et ne d´ependant pas de notre volont´e, outre que c’est un march´e qui d’ordinaire est pass´e `a d’autres fins que l’amiti´e, il y survient quantit´e de complications ext´erieures dont l’´echeveau est difficile `a d´emˆeler, mais qui peuvent suffire `a briser le lien et troubler le cours d’une r´eelle affection. Pour l’amiti´e, au contraire, il n’y a pas d’autre affaire ni de commerce que d’elle-mˆeme. Ajoutons `a cela qu’`a vrai dire, la disposition naturelle des femmes ne les met pas en mesure de r´epondre `a ces rapports intimes dont se nourrit cette divine liaison, et que leur ˆame ne semble pas assez ferme pour supporter l’´etreinte d’un nœud si serr´e et si durable. Certes, si cela n’´etait, s’il pouvait s’´etablir une telle connivence libre et volontaire, o`u non seulement les ˆames puissent trouver une enti`ere jouissance, mais o`u les corps eux aussi puissent avoir leur part, et o`u l’individu soit engag´e tout entier, il est certain que l’amiti´e en serait plus compl`ete et plus pleine. Mais il n’est pas d’exemple jusqu’ici que l’autre sexe ait encore pu y parvenir, et il en a toujours ´et´e traditionnellement exclu. 12. Quant `a cette autre forme de liaison, que pratiquaient Chez les Grecsles Grecs, elle est fort justement abhorr´ee par nos mœurs. Et d’ailleurs, l’usage qu’ils en faisaient requ´erait une telle disparit´e dans l’ˆage, une telle diff´erence de comportement entre les amants, qu’elle ne correspond pas `a la parfaite union prˆon´ee ici : « Qu’estce en effet, que cet amour d’amiti´e? D’o`u vient que l’on n’aime 5. Dans l’´edition de 1588, on trouve : « Quant aux mariages, outre [. . . ] ».

264 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I pas un adolescent laid ni un beau vieillard ? » L’Acad´emie elle-Cic´eron [16], IV, 33. mˆeme ne me contredira pas, il me semble, si je pr´esente ainsi la peinture qu’elle en fait : cette premi`ere folie, inspir´ee par le fils de V´enus dans le cœur de l’amant, pour la fleur d’une tendre jeunesse, et `a laquelle les Grecs permettaient tous les ´elans passionn´es et les d´ebordements que peut entraˆıner une passion immod´er´ee, n’´etait fond´ee que sur la beaut´e ext´erieure. Et celleci n’´etait qu’une repr´esentation fallacieuse du d´eveloppement du corps6 , car l’esprit ne pouvait y avoir sa part, ´etant encore invisible, et seulement en train de naˆıtre, avant mˆeme d’avoir l’ˆage o`u il commence `a germer. 13. Si cette fureur s’emparait d’un cœur de pi`etre qualit´e, les moyens employ´es pour s´eduire ´etaient alors les richesses, les pr´esents, les faveurs dans l’accession aux charges honorifiques et autres profits de bas ´etage – que par ailleurs ils r´eprouvaient7 . Mais si elle s’emparait d’un cœur plus noble, les moyens eux aussi se faisaient nobles : le¸cons de philosophie, incitations `a r´ev´erer la religion, `a ob´eir aux lois, `a mourir pour son pays, exemples de vaillance, de sagesse, de justice. Alors l’amant s’effor¸cait de se faire accepter par l’agr´ement et la beaut´e de son ˆame, celle de son corps ´etant d´ej`a depuis longtemps fan´ee, et il esp´erait par cette connivence mentale ´etablir une entente plus solide et plus durable. S’ils ne demandaient pas `a l’amant qu’il m`ene son entre6. Dans ce passage difficile, il m’a sembl´e que « g´en´eration » correspondait `a notre id´ee actuelle de « d´eveloppement » et non `a celle de « reproduction », telle qu’on la trouve dans le trait´e d’Aristote « De la g´en´eration des animaux », par exemple. 7. Montaigne ´ecrit : « que par ailleurs ils r´eprouvent. » Faut-il traduire ce « ils » par « on »? C’est ce que pense P. Villey [49] qui indique « on » en note. Mais A. Lanly [51] consid`ere qu’il s’agit « des gens de l’Acad´emie platonicienne ». Je ne partage pas enti`erement ce point de vue. Montaigne a d´eclar´e plus haut qu’il se faisait l’interpr`ete de la peinture faite par l’Acad´emie ellemˆeme de la « licence Grecque ». C’est donc bien des Grecs dans leur ensemble qu’il s’agit, et non des gens de « l’Acad´emie » eux-mˆemes. Mais la chose n’est pas si claire pourtant, puisque, `a la fin, Montaigne fait explicitement r´ef´erence `a « l’Acad´emie » en parlant des m´erites qu’on peut lui reconnaˆıtre `a propos de cette conception de l’amour. . . Peut-on trancher? Peut-ˆetre pas. En fin de compte, j’ai choisi de conserver « ils », qui peut renvoyer aussi bien « aux Grecs » qu’aux « platoniciens ». Par ailleurs, ´ecrire « on r´eprouve », ce serait englober non seulement l’antiquit´e, mais aussi bien ce que l’on pense de nos jours. . .

Chapitre 27 – Sur l’amiti´e 265 prise avec patience et discr´etion, c’est cela mˆeme, au contraire, qu’ils exigeaient de l’aim´e, car il lui fallait juger d’une beaut´e int´erieure, difficile `a d´ecouvrir et `a connaˆıtre. Quand cette quˆete arrivait `a son terme, et au moment convenable, alors naissait en l’aim´e un d´esir de spiritualit´e, suscit´e par la spiritualit´e de la beaut´e. Et c’est cette beaut´e-l`a qui ´etait primordiale, la beaut´e corporelle n’´etant alors qu’accidentelle et accessoire, `a l’inverse de ce qui se passait pour l’amant. 14. C’est pour cela qu’ils pr´ef´eraient l’aim´e `a l’amant. Ils prouvaient que les Dieux aussi le pr´ef´eraient, et ils reprochaient vivement au po`ete Eschyle, dans le cas des amours d’Achille et de Patrocle, d’avoir donn´e le rˆole de l’amant `a Achille, lui qui ´etait en la prime et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs. De cette communion, dont la partie la plus ´elev´ee et la plus noble ´etait pr´edominante et jouait ainsi pleinement son rˆole, ils disaient qu’en d´ecoulaient des cons´equences tr`es positives pour la vie priv´ee aussi bien que publique ; que c’´etait ce qui faisait la force des nations chez qui elle ´etait en usage, et la principale d´efense de l’´equit´e et de la libert´e. En t´emoignaient, selon eux, les amours h´ero¨ıques d’Harmodius et d’Aristogiton. Et c’est pourquoi ils la consid´eraient comme sacr´ee et divine, et ne lui voyaient comme adversaires que la violence des tyrans et la lˆachet´e des peuples. Pour finir, tout ce que l’on peut dire en faveur de l’Acad´emie, c’est qu’il s’agissait pour ces gens-l`a d’un amour se terminant en amiti´e : et que l’on n’´etait donc pas si loin de la d´efinition sto¨ıque de l’amour : « L’amour est le d´esir d’obtenir Cic´eron [16], IV, xxxiv. l’amiti´e d’une personne qui nous attire par sa beaut´e. » 15. Mais je reviens `a ma description de l’amiti´e, de fa¸con plus juste et plus exacte : « On ne peut pleinement juger des Cic´eron [10], XX. amiti´es que lorsque, avec l’ˆage, les caract`eres se sont form´es et affermis. » Au demeurant, ce que nous appelons d’ordinaire « amis » et « amiti´es », ce ne sont que des relations famili`eres nou´ees par quelque circonstance ou par utilit´e, et par lesquelles nos ˆames sont li´ees. Dans l’amiti´e dont je parle, elles s’unissent et se confondent de fa¸con si compl`ete qu’elles effacent et font disparaˆıtre la couture qui les a jointes. Si on insiste pour me faire dire pourquoi je

266 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en r´epondant : « Parce que c’´etait lui, parce que c’´etait moi8 . » 16. Au-del`a de tout ce que je peux en dire, et mˆeme en entrant dans les d´etails, il y a une force inexplicable et due au destin, qui a agi comme l’entremetteuse de cette union9 . Nous nous cherchions avant de nous ˆetre vus, et les propos tenus sur l’un et l’autre d’entre nous faisaient sur nous plus d’effet que de tels propos ne le font raisonnablement d’ordinaire : je crois que le ciel en avait d´ecid´e ainsi. Prononcer nos noms, c’´etait d´ej`a nous embrasser. Et `a notre premi`ere rencontre, qui se fit par hasard au milieu d’une foule de gens, lors d’une grande fˆete dans une ville10 , nous nous trouvˆames tellement conquis l’un par l’autre, comme si nous nous connaissions d´ej`a, et d´ej`a tellement li´es, que plus rien d`es lors ne nous fut aussi proche que ne le fut l’un pour l’autre. 17. Il ´ecrivit une satire en latin, excellente, qui a ´et´e publi´ee, et dans laquelle il excuse et explique la pr´ecipitation avec laquelle se produisit notre connivence, parvenue si rapidement `a sa perfection. Destin´ee `a durer si peu, parce qu’elle avait d´ebut´e si tard (alors que nous ´etions d´ej`a des hommes mˆurs, et lui, ayant quelques ann´ees de plus que moi), elle n’avait pas de temps `a perdre. . . Et elle n’avait pas non plus `a se r´egler sur le mod`ele des amiti´es ordinaires et faibles, qui ont tellement besoin par pr´ecaution de longs entretiens pr´ealables. Cette amiti´e-ci n’a point d’autre mod`ele id´eal qu’elle-mˆeme et ne peut se r´ef´erer qu’`a ellemˆeme. Ce n’est pas une observation sp´eciale, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille, c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce m´elange qui s’´etant empar´e de ma volont´e, l’amena `a plonger et se perdre dans la sienne ; qui s’´etant empar´e de sa volont´e, l’amena `a plonger et se perdre dans la mienne, avec le mˆeme app´etit, et d’un mˆeme ´elan. Et je dis « perdre », vraiment, car nous n’avions plus rien en propre, rien qui fˆut encore `a lui ou `a moi. 8. Cette phrase c´el`ebre figure en marge dans l’« exemplaire de Bordeaux » ; une observation d´etaill´ee a permis (notamment par la diff´erence des encres employ´ees) de d´eterminer qu’elle avait ´et´e ´ecrite en deux fois : « parce que c’´etait moi » a ´et´e rajout´e apr`es coup. 9. Traduction : Conserver ici « m´ediatrice » ne m’a pas sembl´e satisfaisant, car le mot a pris aujourd’hui un sens li´e `a la r´esolution d’un conflit plutˆot qu’`a celui d’une « r´eunion ». 10. `A Bordeaux, vraisemblablement en 1558 ou 1559.

Chapitre 27 – Sur l’amiti´e 267 18. Apr`es la condamnation de Tiberius Gracchus, les consuls romains poursuivaient tous ceux qui avaient fait partie de son complot. Quand L´elius demanda, devant eux, `a Caius Blossius11 , qui ´etait le meilleur ami de Gracchus, ce qu’il aurait voulu faire pour lui, celui-ci r´epondit : « Tout. – Comment, tout? poursuivit l’autre. Et s’il t’avait command´e de mettre le feu `a nos temples? – Il ne me l’aurait jamais demand´e, r´epondit Blosius. – Mais s’il l’avait fait tout de mˆeme? ajouta L´elius. – Alors je lui aurais ob´ei », r´epondit-il. S’il ´etait si totalement l’ami de Gracchus, comme le disent les historiens, il ´etait bien inutile d’offenser les Consuls par ce dernier aveu, si provocant : il n’aurait pas dˆu abandonner la certitude qu’il avait de la volont´e de Grachus. 19. Mais ceux qui jugent cette r´eponse s´editieuse ne comprennent pas bien ce myst`ere et ne supposent mˆeme pas, comme c’est pourtant la v´erit´e, que Blossius tenait Gracchus enti`erement sous sa coupe, parce qu’il avait de l’ascendant sur lui, et qu’il le connaissait bien. En fait, ils ´etaient plus amis qu’ils n’´etaient citoyens, plus amis qu’amis ou ennemis de leur pays, plus amis qu’amis de l’ambition et des troubles. S’´etant compl`etement adonn´es l’un `a l’autre, ils tenaient parfaitement les rˆenes de leur inclination r´eciproque. Faites donc alors guider cet attelage par la vertu et selon la raison (car il est impossible de l’atteler sans cela) et vous comprendrez que la r´eponse de Blossius fut bien ce qu’elle devait ˆetre. Si leurs actions cependant ont ensuite diverg´e, c’est qu’`a mon avis ils n’´etaient ni vraiment amis l’un de l’autre ni amis d’eux-mˆemes. 20. Et apr`es tout, cette r´eponse n’a pas plus de sens que n’en aurait la mienne si je r´epondais affirmativement `a celui qui me demanderait : « Si votre volont´e vous commandait de tuer votre fille, le feriez-vous? » Car cela ne prouverait nullement que je consente vraiment `a le faire, parce que si je ne doute absolument pas de ma volont´e, je ne doute pas non plus de celle d’un ami comme celui-l`a. Tous les raisonnements du monde ne m’enl`everont pas la certitude que j’ai de ses intentions et de son jugement ; et aucune de ses actions ne saurait m’ˆetre pr´esent´ee, de quelque fa¸con que ce soit, que je n’en devine aussitˆot quel en a pu 11. Plutarque [68], Tiberius Grachus, VIII, p. 1504 parle du « philosophe Blossius,[. . . ] originaire d’Italie mˆeme, de Cumes ».

268 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I ˆetre le mobile. Nos ˆames ont march´e tellement de concert, elles se sont prises d’une affection si profonde, et se sont d´ecouvertes l’une `a l’autre si profond´ement, jusqu’aux entrailles, que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais que je me serais certainement plus volontiers fi´e `a lui qu’`a moi pour ce qui me concerne moi-mˆeme. 21. Qu’on ne mette pas sur le mˆeme plan ces autres amiti´es, plus communes : j’en ai autant qu’un autre, et mˆeme des plus parfaites dans leur genre. Mais on se tromperait en confondant leurs r`egles, et je ne le conseille pas. Avec celles-l`a, il faut marcher la bride `a la main, avec prudence et pr´ecaution, car la liaison n’en est pas ´etablie de mani`ere `a ce que l’on n’ait jamais `a s’en m´efier. « Aimez-le », disait Chilon, « comme si vous deviez quelque jour le ha¨ır. Ha¨ıssez-le comme si vous deviez un jour l’aimer. » Ce pr´ecepte, qui est si abominable quand il s’agit de la pleine et enti`ere amiti´e, est salubre quand il s’agit des amiti´es ordinaires et communes, `a propos desquelles s’applique le mot qu’Aristote employait souvent : « ˆO mes amis, il n’existe pas d’ami ! » 22. Dans ces relations de qualit´e, l’intervention et les bienfaits qui nourrissent les autres amiti´es ne m´eritent mˆeme pas d’ˆetre pris en compte, de par la fusion compl`ete de nos volont´es. Car de la mˆeme fa¸con que l’amiti´e que je me porte n’est pas augment´ee par l’aide que je m’apporte `a l’occasion, quoi qu’en disent les Sto¨ıciens, et de mˆeme que je ne me sais aucun gr´e du service que je me rends, de mˆeme l’union de tels amis ´etant vraiment parfaite, elle leur fait perdre le sentiment des obligations de ce genre, et chasser d’entre eux les mots de division et de diff´erence tels que : bienfait, obligation, reconnaissance, pri`ere, remerciement – et autres du mˆeme genre. C’est qu’en effet, tout ´etant commun entre eux : souhaits, pens´ees, jugements, biens, femmes, honneur et vie, et qu’ils n’ont qu’une seule ˆame en deux corps, selon la d´efinition tr`es juste d’Aristote, ils ne peuvent ´evidemment rien se prˆeter ni se donner. 23. Voil`a pourquoi le l´egislateur, pour honorer le mariage par une ressemblance, d’ailleurs illusoire en fait, avec cette divine union, interdit les donations entre mari et femme. Il veut signifier par l`a que tout doit ˆetre `a chacun d’eux, et qu’ils n’ont rien `a diviser ou se r´epartir. Si, dans l’amiti´e dont je parle, l’un pouvait donner quelque chose `a l’autre, ce serait en fait celui qui recevrait

Chapitre 27 – Sur l’amiti´e 269 qui obligerait son compagnon. Car ils cherchent l’un et l’autre, plus que toute autre chose, `a se faire mutuellement du bien, et c’est en fait celui qui en fournit l’occasion qui se montre g´en´ereux, puisqu’il offre `a son ami ce plaisir de faire pour lui ce qu’il d´esire le plus. Quand le philosophe Diog`ene manquait d’argent, il disait qu’il le redemandait `a ses amis, et non qu’il leur en demandait12 . Et pour montrer ce qu’il en est dans la r´ealit´e j’en donnerai un exemple ancien et remarquable. 24. Le Corinthien Eudamidas avait deux amis : Charix`enos un Sycionien13 , et Ar´eth´eos, un Corinthien. Sur le point de mourir, ´etant pauvre et ses deux amis riches, il r´edigea ainsi son testament : « Je l`egue `a Ar´eth´eos le soin de nourrir ma m`ere, et de subvenir `a ses besoins durant sa vieillesse ; `a Charixenos, celui de marier ma fille, et de lui donner le douaire le plus grand qu’il pourra ; et au cas o`u l’un d’eux viendrait `a d´efaillir, je reporte sa part sur celui qui lui survivra. » Les premiers qui virent ce testament s’en moqu`erent ; mais ses h´eritiers, ayant ´et´e avertis, l’accept`erent avec une grande satisfaction. Et l’un d’eux, Charix`enos, ayant tr´epass´e cinq jours apr`es, la substitution s’op´erant en faveur d’Ar´eth´eos, il nourrit scrupuleusement la m`ere, et des cinq talens qu’il poss´edait, il en donna deux et demi en mariage `a sa fille unique, et deux et demi pour le mariage de la fille d’Eudamidas, et les noces se firent le mˆeme jour14 . 25. Cet exemple est excellent. Si l’on peut y trouver `a redire, c’est `a propos de la pluralit´e d’amis : car cette parfaite amiti´e dont je parle est indivisible. Chacun se donne tellement en entier `a son ami, qu’il ne lui reste rien `a donner ailleurs ; au contraire, il d´eplore de n’ˆetre pas double, triple, quadruple, de ne pas avoir plusieurs ˆames et plusieurs volont´es, pour les attribuer toutes `a son ami. Les amiti´es ordinaires, elles, peuvent se diviser : on peut aimer la beaut´e chez l’un, la facilit´e de caract`ere chez un autre, la lib´eralit´e chez un troisi`eme, la qualit´e de p`ere chez celui-ci, celle de fr`ere chez celui-l`a, et ainsi de suite. Mais cette amiti´e-l`a, qui s’em12. Cette phrase a ´et´e ajout´ee par Montaigne sur l’« exemplaire de Bordeaux ». C’est presque mot pour mot ce que dit Diog`ene La¨erce[39], Diog`ene, VI, 46. C’est la conception des philosophes « cyniques », qui estiment qu’ils ne mendient pas, mais r´eclament seulement ce qui leur appartient ou qui leur est dˆu. 13. Sicyone est une ville du P´eloponn`ese, proche de Corinthe. 14. Cette histoire est tir´ee de Lucien, Toxaris, XXII.

270 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I pare de l’ˆame, et r`egne sur elle en toute autorit´e, il est impossible qu’elle soit double. Si deux amis vous demandaient `a ˆetre secourus au mˆeme moment, vers lequel vous pr´ecipiteriez-vous? S’ils exigeaient de vous des services oppos´es, comment feriez-vous? Si l’un vous confiait sous le sceau du silence quelque chose qui serait utile `a connaˆıtre pour l’autre, comment vous en tireriez-vous? 26. Une amiti´e unique et essentielle d´elie de toutes les autres obligations. Le secret que j’ai jur´e de ne r´ev´eler `a personne d’autre, je puis, sans me parjurer, le communiquer `a celui qui n’est pas un autre, puisqu’il est moi. C’est une chose assez extraordinaire de pouvoir se d´edoubler, et ils n’en connaissent pas la valeur, ceux qui pr´etendent se diviser en trois15 . `A qui a son pareil rien n’est excessif. Et qui pourrait penser que des deux j’aime autant l’un que l’autre, et qu’ils s’aiment aussi entre eux, et qu’ils m’aiment autant que je les aime? La chose la plus unique et la plus unie, la voici qui se multiplie en une confr´erie, et pourtant c’est la chose la plus rare qu’on puisse trouver au monde. 27. Le reste de cette histoire illustre bien ce que je disais : Eudamidas accorde `a ses amis la grˆace et la faveur de les employer `a son secours : il les fait h´eritiers de cette lib´eralit´e qui consiste `a leur offrir les moyens d’œuvrer pour son bien `a lui. Et ainsi la force de l’amiti´e se montre bien plus nettement dans son cas que dans celui d’Ar´eth´eos. Bref, ces choses-l`a sont inimaginables pour qui ne les a pas ´eprouv´ees ; et elles m’am`enent `a vouer une grande consid´eration `a la r´eponse de ce jeune soldat `a Cyrus, qui lui demandait pour combien il c´ederait le cheval avec lequel il venait de gagner une course, et s’il l’´echangerait contre un royaume. « Non certes, sire, mais je le donnerais bien volontiers en ´echange d’un ami, si je trouvais un homme qui en soit digne16 . » 28. Il ne parlait pas si mal en disant : « si je trouvais ». Car si l’on trouve facilement des hommes enclins `a une fr´equentation superficielle, pour celle dont je parle, dans laquelle on a des correspondances qui viennent du tr´efonds du cœur, et qui ne pr´eservent rien, il faut vraiment que tous les ressorts en soient parfaitement clairs et sˆurs. 15. A quoi Montaigne fait-il allusion ici? A la « Trinit´e »? Ce serait bien audacieux. . . Les ´editeurs et commentateurs ne semblent pas avoir remarqu´e cela. 16. La source de cette anecdote est dans X´enophon, Cyrop´edie, VIII, 3.

Chapitre 27 – Sur l’amiti´e 271 29. Dans les associations qui ne tiennent que par un bout, on n’a `a s’occuper que des imperfections qui affectent pr´ecis´ement ce bout-l`a. Je me moque de savoir quelle est la religion de mon m´edecin et de mon avocat ; cette consid´eration n’a rien `a voir avec les services qu’ils me rendent par amiti´e pour moi. De mˆeme pour l’organisation domestique, dont s’occupent avec moi ceux qui sont `a mon service : je cherche peu `a savoir si un laquais est chaste, mais s’il est diligent ; et je pr´ef`ere un muletier joueur plutˆot qu’imb´ecile ; un cuisinier qui jure plutˆot qu’ignorant. Je n’ai pas la pr´etention de dire au monde ce qu’il faut faire : d’autres s’en chargent suffisamment – mais ce que j’y fais. Pour moi, c’est ainsi que j’en use ; T´erence, [93], I, 1. Vous, faites comme vous jugerez bon. 30. Aux relations famili`eres de la table, j’associe l’agr´eable, non le s´erieux. Au lit, je pr´ef`ere la beaut´e `a la bont´e. Et dans la conversation, la comp´etence, mˆeme sans la probit´e. Et ainsi de suite. 31. On dit que celui qui fut trouv´e chevauchant un bˆaton en jouant avec ses enfants17 pria l’homme qui l’avait surpris de ne pas le raconter jusqu’`a ce qu’il ait des enfants lui-mˆeme, pensant que la passion qui s’emparerait alors de son ˆame lui donnerait la possibilit´e de juger ´equitablement de sa conduite. De mˆeme, je souhaiterais moi aussi m’adresser `a des gens qui auraient exp´eriment´e ce que je dis. Mais sachant combien une telle amiti´e est ´eloign´ee de l’usage commun, combien elle est rare, je ne m’attends gu`ere `a trouver quelqu’un qui en soit bon juge. 32. Car mˆeme les trait´es que l’Antiquit´e nous a laiss´es sur ce sujet me semblent bien faibles au regard du sentiment que j’´eprouve, et sur ce point, les faits surpassent les pr´eceptes mˆemes de la philosophie. Tant que je serai sain d’esprit, il n’y a rien Horace [33], I, 44. Que je comparerai `a un tendre ami. 33. Le po`ete ancien M´enandre disait qu’il ´etait heureux celui qui avait pu rencontrer seulement l’ombre d’un ami. Il avait 17. D’apr`es Plutarque, [68], Vie d’Ag´esilas, IX.

272 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I bien raison de le dire, surtout s’il en avait lui-mˆeme fait l’exp´erience. Car en v´erit´e, si je compare tout le reste de ma vie, qui, grˆace `a Dieu, a ´et´e douce, facile, et – sauf la perte d’un tel ami – exempte de graves afflictions, pleine de tranquillit´e d’esprit, car je me suis content´e de mes dons naturels et originels, sans en rechercher d’autres, si je la compare, dis-je, aux quatre ann´ees pendant lesquelles il m’a ´et´e donn´e de jouir de la compagnie et de la fr´equentation agr´eables de cette personnalit´e, tout cela n’est que fum´ee, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour o`u je l’ai perdu, Jour qui me sera douloureux `a jamais,Virgile [97], V, 49-50. Et qu’`a jamais j’honorerai, - Telle a ´et´e votre volont´e, ˆO Dieux ! 34. je ne fais que me traˆıner en languissant, et mˆeme les plaisirs qui s’offrent `a moi, au lieu de me consoler, ne font que redoubler le regret de sa perte. Nous avions la moiti´e de tout : il me semble que je lui d´erobe sa part. Et j’ai d´ecid´e que je ne devais plus prendre aucun plaisir,T´erence [93], I, 1, 149-150. N’ayant plus celui qui partageait ma vie. 35. J’´etais d´ej`a si form´e et habitu´e `a ˆetre le deuxi`eme partout, qu’il me semble maintenant n’ˆetre plus qu’`a demi. Puisqu’un coup pr´ematur´e m’a ravi la moiti´e de mon ˆame,Horace [35], II, 17, vv. 5 et sq. Pourquoi moi, l’autre moiti´e, demeur´e-je, Moi qui suis d´egoˆut´e de moi-mˆeme, et qui ne survis pas tout entier? 36. Il n’est pas d’action ni de pens´ee o`u il ne me manque, comme je lui aurais manqu´e moi-mˆeme. Car il me d´epassait d’une distance infinie pour l’amiti´e comme en toutes autres capacit´es et vertus. Pourquoi rougir et me contraindreHorace [35], I, 24, v. 1. En pleurant une tˆete si ch`ere? ˆO malheureux que je suis, fr`ere, de t’avoir perdu ! Avec toi d’un seul coup ont disparu ces joies

Chapitre 27 – Sur l’amiti´e 273 Que ta douce amiti´e nourrissait dans ma vie ! Tu mourus, mon bonheur en fut bris´e, mon fr`ere, Et la tombe, avec toi, prit notre ˆame `a tous deux. Ta mort a de mes jours aboli tout entiers Les studieux loisirs, plaisirs de la pens´ee. Ne saurai-je donc plus te parler ni t’entendre? Catulle, [7]lxviii-20; lxv-9. ˆO fr`ere plus aimable encore que la vie, Ne te verrai-je plus, si je t’aime toujours? 37. Mais ´ecoutons un peu ce gar¸con de seize ans18 . Parce que j’ai trouv´e que cet ouvrage a ´et´e depuis mis sur le devant de la sc`ene, et `a des fins d´etestables, par ceux qui cherchent `a troubler et changer l’´etat de notre ordre politique, sans mˆeme se demander s’ils vont l’am´eliorer, et qu’ils l’ont mˆel´e `a des ´ecrits de leur propre farine, j’ai renonc´e `a le placer ici. Et afin que la m´emoire de l’auteur n’en soit pas alt´er´ee aupr`es de ceux qui n’ont pu connaˆıtre de pr`es ses opinions et ses actes, je les informe que c’est dans son adolescence qu’il traita ce sujet, simplement comme une sorte d’exercice, comme un sujet ordinaire et ressass´e mille fois dans les livres19 . 38. Je ne doute pas un instant qu’il ait cru ce qu’il a ´ecrit, car il ´etait assez scrupuleux pour ne pas mentir, mˆeme en s’amusant. Et je sais aussi que s’il avait eu `a choisir, il eˆut pr´ef´er´e ˆetre n´e `a Venise qu’`a Sarlat, et avec quelque raison. Mais une autre maxime ´etait souverainement empreinte en son ˆame : c’´etait d’ob´eir et de se soumettre tr`es scrupuleusement aux lois sous lesquelles il ´etait n´e. Il n’y eut jamais meilleur citoyen, ni plus soucieux de la tranquillit´e de son pays, ni plus ennemi des agitations et des innovations de son temps : il aurait plutˆot employ´e ses capacit´es `a les ´eteindre qu’`a leur fournir de quoi les exciter davantage. Son esprit avait ´et´e form´e sur le patron d’autres si`ecles que celui-ci20 . 18. Les ´editions ant´erieures `a celle de 1595 portent seize ans. Sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a barr´e « dixhuict » et corrig´e `a la main en « seise ». 19. Voil`a une bien curieuse louange !. . . 20. Ici, un curieux pan´egyrique. . . Montaigne y d´ecrit en fait La Bo¨etie comme le conformiste prudent qu’il est lui-mˆeme ! Mais il « en rajoute » visiblement. Car on ne peut qu’ˆetre ´etonn´e apr`es avoir lu le « Discours de la Servitude Volontaire », d’apprendre que son auteur ´etait si « soumis » !

274 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I En ´echange de cet ouvrage s´erieux, je vais donc en substituer un autre, compos´e durant la mˆeme p´eriode de sa vie, mais plus gai et plus enjou´e21 . 21. Il s’agit des Vingt-neuf sonnets d’ ´Etienne de la Bo´etie qui figurent au chapitre suivant de l’´edition de 1588, mais que Montaigne a biff´e de sa main sur l’« exemplaire de Bordeaux ».

Chapitre 28 Vingt-neuf sonnets d’Etienne de la Bo´etie A Madame de Grammont1 , Comtesse de Guissen2 . 1. Madame, je ne vous offre rien qui soit ici de moi : dans ce que je fais, ce que je pourrais vous offrir, vous le poss´edez d´ej`a, ou bien je n’y vois rien qui soit digne de vous. Mais j’ai voulu que ces vers-l`a, en quelque lieu qu’on les puisse voir, portent votre nom en exergue, pour l’honneur qu’ils en tireront d’avoir pour patronne la grande Corisandre d’Andouins. Ce pr´esent m’a sembl´e vous convenir, car il est peu de dames en France qui jugent mieux, et se servent plus `a propos que vous de la po´esie. Et puisqu’il n’est personne qui puisse la rendre vivante et alerte comme vous le faites grˆace `a ces beaux et riches accords dont la nature vous a fait don, parmi un million d’autres beaut´es. Madame, ces vers m´eritent que vous les ch´erissiez ; car vous serez de mon avis : il n’en est point, sortis de la Gascogne, qui t´emoignent de plus 1. Dans les ´editions parues du vivant de Montaigne, ce chapitre pr´esentait en effet les 29 sonnets de La Bo´etie. Ils figurent donc dans l’« exemplaire de Bordeaux », mais Montaigne en a barr´e toutes les pages d’un trait de plume. Il a conserv´e cette pr´esentation, mais l’a fait suivre de la mention manuscrite « Ces vers se voient ailleurs ». Je ne les reproduis pas : il s’agit apr`es tout de vers de La Bo´etie et non de Montaigne, et ils n’offrent rien de remarquable, il faut l’avouer : les th`emes et la facture en sont des plus conventionnels. 2. Diane, vicomtesse de Louvigni, dite « La belle Corisandre d’Andouins », mari´ee en 1567 `a Philibert, comte de Grammont et de Guissen (ou Guiche), qui mourut au si`ege de la F`ere en 1580. La comtesse est surtout connue pour l’amour passionn´e que lui porta Henri de Navarre et auquel – dit-on – elle r´epondit. . . Dans ces conditions, cette « d´edicace » n’a plus gu`ere d’objet, mais comme elle figure dans l’´edition de 1595, je la donne n´eanmoins.

276 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I d’invention et de noblesse, et qui t´emoignent aussi qu’ils sont issus d’une plus riche main. 2. Et ne soyez pas jalouse parce que vous n’avez que le reste de ceux que j’ai d´ej`a fait imprimer sous l’´egide de monsieur de Foix, votre noble parent, car en v´erit´e ceux-ci ont je ne sais quoi de plus vif et de plus bouillant, car il les fit dans sa tendre jeunesse, alors qu’il brˆulait d’une belle et noble ardeur dont je vous dirai l’objet, Madame, un jour `a l’oreille. Les autres furent faits depuis, alors qu’il songeait `a se marier, en l’honneur de sa future femme, et ils ont d´ej`a je ne sais quoi de froideur maritale. Et moi, je suis de ceux qui tiennent que la po´esie n’est pas aussi plaisante ailleurs que dans les sujets badins et d´ebrid´es. Ces vingt-neuf sonnets d’Etienne de la Bo´etie qui figuraient ici ont ´et´e depuis imprim´es avec ses œuvres3 . 3. Cette phrase ne figure que dans l’´edition de 1595. Elle remplace la mention manuscrite plus laconique de l’« exemplaire de Bordeaux », comme indiqu´ee d´ej`a plus haut : « Ces vers se voient ailleurs. »

Chapitre 29 Sur la mod´eration 1. Comme si notre toucher ´etait v´en´eneux, nous corrompons en les manipulant les choses qui d’elles-mˆemes sont belles et bonnes. Nous pouvons rendre la vertu vicieuse si nous l’´etreignons avec un d´esir trop ˆapre et trop violent. Ceux qui disent que la vertu ne peut jamais ˆetre excessive, car alors il ne s’agit plus de vertu, ne font que jouer sur les mots. Le sage doit ˆetre appel´e insens´e, et le juste injuste, Horace [34], I, 6, v. 15. s’ils font trop d’efforts pour atteindre la vertu mˆeme. 2. C’est l`a une r´eflexion philosophique subtile. On peut aimer trop la vertu, et commettre des exc`es au cours d’une action juste. C’est le sens de la parole divine : « Ne soyez pas plus sages qu’il ne faut : soyez sages avec mod´eration1 . » 3. J’ai vu un grand personnage nuire `a la r´eputation de sa religion `a force de se montrer religieux au del`a de toute mesure pour un homme de sa condition. 4. J’aime les gens dont le caract`ere est temp´er´e et moyen. Le manque de mod´eration, mˆeme pour le bien, ne m’offense pas, mais m’´etonne, et je ne sais comment nommer cette attitude. Je trouve plus ´etrange que juste l’attitude de la m`ere de Pausanias, qui donna la premi`ere information sur son fils [qu’on recherchait] et lui jeta la premi`ere pierre `a sa mort ; de mˆeme pour le dictateur 1. Cette sentence latine de saint Paul fait partie de celles qui ´etaient grav´ees sur les poutres de la « librairie » de Montaigne.

278 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Posthumius, qui fit mourir son fils que l’ardeur de la jeunesse avait jet´e sur les ennemis avec succ`es, mais en outrepassant le rˆole qui aurait dˆu rester le sien. Je ne conseillerais pas, je ne suivrai pas non plus une vertu si f´eroce et qu’il faut payer si cher. 5. L’archer dont la fl`eche va au-del`a du but manque son coup tout comme celui qui ne parvient mˆeme pas `a l’atteindre. Et mes yeux se troublent ´egalement, que je les tourne brusquement vers une lumi`ere vive ou vers l’obscurit´e. Dans Platon2 , Callicl`es dit que l’exc`es de philosophie est dommageable, et il conseille de ne pas s’y aventurer plus loin qu’il n’est utile; [il ajoute que] prise avec mod´eration, elle est agr´eable et avantageuse, mais qu’`a la fin elle rend l’homme sauvage et vicieux : d´edaigneux des religions et des lois communes, ennemi de la conversation en soci´et´e, des plaisirs humains, et incapable de toute responsabilit´e politique, incapable de secourir autrui, aussi bien que soi-mˆeme. . . bref – qu’il m´eriterait une bonne paire de claques ! Et il dit vrai, car par ses exc`es, la philosophie asservit notre libert´e naturelle, et nous fait quitter, par d’importunes subtilit´es, le beau chemin bien droit que la nature nous a trac´e. 6. Le sentiment que nous avons envers nos femmes est tout `aAvec les femmes fait l´egitime. Et pourtant, la th´eologie ne laisse pas de le brider, de le restreindre. Il me semble avoir lu autrefois chez saint Thomas, en un passage o`u il condamne les mariages entre parents aux degr´es d´efendus, cette raison parmi les autres : il y a danger que ce sentiment que nous portons `a une telle femme soit immod´er´e, car si, comme il se doit, l’affection maritale s’y trouve enti`ere et parfaite, et qu’on la surcharge encore de celle qu’on doit `a la parent`ele, il n’y a gu`ere de doute que ce surcroˆıt emportera le mari bien au-del`a des limites de la raison. 7. Les disciplines qui r`eglent les mœurs des hommes, comme la th´eologie et la philosophie, se mˆelent de tout. Il n’est pas d’action, si priv´ee et si secr`ete soit-elle, qui ´echappe `a leur connaissance et `a leurs r`eglements. Bien na¨ıfs sont ceux qui plaident pour la libert´e des femmes : elles-mˆemes laissent tripoter autant qu’on veut leurs avantages, alors qu’en m´edecine, la pudeur le leur 2. Dans le dialogue intitul´e « Gorgias ».

Chapitre 29 – Sur la mod´eration 279 d´efend3 . Je veux donc, de leur part, apprendre ceci aux maris, s’ils s’en trouve encore qui soient trop acharn´es, `a savoir : que les plaisirs qu’ils ´eprouvent `a approcher leurs femmes sont condamnables si la mod´eration n’y est respect´ee. Et qu’il y a l`a de quoi sombrer dans la licence et les d´ebordements, tout comme lorsqu’il s’agit de plaisirs ill´egitimes. Ces caresses impudiques auxquelles l’ardeur premi`ere nous incite dans les jeux de l’amour ne sont pas seulement ind´ecentes envers nos femmes, mais dommageables pour elles. Qu’elles apprennent plutˆot l’impudeur en d’autres mains ! Elles sont toujours bien assez stimul´ees pour nos besoins. Je n’ai jamais pratiqu´e en ces mati`eres que ce qui rel`eve d’une ´education naturelle et simple4 . 8. Le mariage est une liaison religieuse et sainte ; voil`a pour- Dans le mariagequoi le plaisir qu’on en tire doit ˆetre un plaisir retenu, s´erieux, et mˆel´e `a quelque s´ev´erit´e ; ce doit ˆetre une volupt´e plutˆot sage et consciencieuse. Et comme sa finalit´e principale est la procr´eation, il en est pour se demander s’il est permis de chercher encore `a faire l’amour avec nos ´epouses, lorsque nous ne pouvons pas esp´erer en obtenir de fruit, soit parce qu’elles en ont d´epass´e l’ˆage, soit parce qu’elles sont d´ej`a enceintes. Selon Platon, c’est un homicide5 . Certaines nations (et entre autres la mahom´etane) consid`erent comme une abomination le fait de s’unir `a une femme 3. Ce passage n’est pas tr`es clair. . . J’interpr`ete en supposant que « ceux » renvoie aux « femmes », et en donnant au mot « syndiquer » celui qu’il a en grec : « plaider pour ». Par ailleurs, Montaigne ´ecrit « gar¸conner » que je tente de rendre par « tripoter ». On pourra noter que dans des passages comme celui-ci, o`u Montaigne ne se montre pas sp´ecialement ´elogieux envers les femmes, Mlle de Gournay, pourtant si « f´eministe », reproduit fid`element le texte. 4. Selon P. Villey [49], cit´e par A. Lanly [51](note 15, p. 217), le successeur de Montaigne au Parlement de Bordeaux aurait inscrit sur son exemplaire des « Essais » une confidence de l’auteur d´eclarant qu’il n’avait jamais « veu a descouvert que la main et le visage » de sa femme, « quoique parmi les autres femmes il fut extrˆemement folastre et desbauch´e. » 5. Voici les interdits que Platon fait formuler `a « l’Ath´enien » dans ses « Lois » (VIII, viii) : « L’ATH´ENIEN : Ta question vient `a propos. J’ai pr´ecis´ement dit moi-mˆeme que j’avais un moyen de faire passer la loi qui obligera les citoyens `a se conformer `a la nature dans l’union sexuelle pour la procr´eation des enfants, `a ne pas toucher aux mˆales, `a ne pas an´eantir de dessein pr´em´edit´e la race humaine, `a ne pas jeter sur des rochers et des pierres une semence qui ne peut y prendre racine et y fructifier conform´ement `a sa nature, `a s’abstenir enfin dans ses rapports avec la femme de jeter sa semence `a un endroit o`u elle refuserait de pousser. »

280 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I enceinte. D’autres condamnent de mˆeme les rapports durant les r`egles. Z´enobie ne recevait son mari que pour une seule ´etreinte, et cela fait, elle le laissait courir tout le temps de sa conception, lui donnant seulement apr`es la permission de recommencer : bel et noble exemple de mariage. 9. Platon emprunta `a quelque po`ete priv´e et affam´e de ce plaisir-l`a le r´ecit que voici : Jupiter fut pris un jour d’un d´esir si ardent envers sa femme que, ne pouvant attendre qu’elle eˆut gagn´e son lit, il la culbuta sur le plancher ; et dans la violence du plaisir qu’il en eut, il oublia les grandes et importantes r´esolutions qu’il venait de prendre avec les autres dieux en sa cour c´eleste. Il se vantait depuis qu’il avait ´eprouv´e avec elle autant de plaisir cette fois-l`a que lorsqu’il l’avait d´epucel´ee en cachette de ses parents6 . 10. Les rois de Perse faisaient venir leurs femmes `a leurs festins, mais quand le vin venait `a les ´echauffer pour de bon, et qu’il fallait lˆacher la bride `a la volupt´e, ils les renvoyaient dans leurs appartements, pour qu’elles ne participent pas `a l’assouvissement de leurs d´esirs d´ebrid´es ; et ils faisaient venir `a leur place des femmes envers lesquelles ils n’avaient pas la mˆeme obligation de respect7 . 11. Tous les plaisirs et toutes les faveurs n’ont pas la mˆeme valeur pour tous les gens. Epaminondas avait fait emprisonner un gar¸con d´ebauch´e ; Pelopidas le pria de le mettre en libert´e par faveur pour lui, mais il refusa, et l’accorda `a une fille de sa connaissance, qui le lui avait aussi demand´e, disant que c’´etait l`a une faveur bonne pour une amie, pas pour un capitaine. Sophocle, quand il ´etait coll`egue de P´ericl`es dans la magistrature, voyant par hasard passer un beau gar¸con, s’´ecria : « ˆO le beau gar¸con que voil`a ! ». – « Ce serait bon pour tout autre qu’`a un magistrat, qui doit avoir non seulement les mains, mais aussi les yeux chastes » lui dit P´ericl`es. 12. A sa femme qui se plaignait de ce qu’il se laissait aller `a aimer d’autres femmes, l’empereur Elius Verus r´epondit qu’il le faisait par raison de conscience, le mariage ´etant un honneur 6. Platon ´evoque en effet, dans La R´epublique [63], III, 390c, cet ´episode tir´e d’Hom`ere (Iliade, XIV, 290-312). 7. Plutarque [67], Pr´eceptes du mariage, XIV.

Chapitre 29 – Sur la mod´eration 281 et une dignit´e, non une occasion de folˆatre et lascive concupiscence. Et notre histoire eccl´esiastique a conserv´e avec honneur la m´emoire de cette femme qui r´epudia son mari parce qu’elle ne supportait pas ses attouchements par trop insolents et d´evergond´es. Il n’est en somme aucune volupt´e, si l´egitime soit-elle, dans laquelle l’exc`es et l’intemp´erance ne puissent nous ˆetre reproch´es. 13. Mais `a vrai dire, n’est-ce pas un mis´erable animal que l’homme? A peine est-il en son pouvoir, de par sa condition naturelle, de goˆuter un seul plaisir pur et entier, qu’il se met aussitˆot en peine de le r´eprimer en raisonnant. . . Comme s’il n’´etait pas assez mis´erable, son habilet´e et ses efforts tendent `a augmenter sa mis`ere. Nous employons notre habilet´e Properce [69], II, vii, 32. `A augmenter la mis`ere de notre sort. 14. La sagesse humaine fait bien sottement l’ing´enieuse, en s’exer¸cant `a r´eduire le nombre et la douceur des plaisirs qui sont les nˆotres, de la mˆeme fa¸con qu’elle parvient, favorablement et habilement, grˆace `a ses artifices, `a nous peigner et nous farder les maux pour nous en all´eger la sensation. Si j’avais ´et´e le chef d’un parti [religieux], j’eusse pris une autre voie, plus naturelle, et en somme, celle de la v´erit´e, commode et sainte. Et j’eusse peut-ˆetre ´et´e assez fort pour lui imposer des bornes. 15. Nos m´edecins spirituels et corporels, comme s’ils avaient li´e complot entre eux, ne trouvent aucun autre moyen de gu´erison, ni rem`ede aux maladies du corps et de l’ˆame, que par les tourments, la douleur et la peine. Les veilles, les jeˆunes, les chemises de crin, les exils lointains et solitaires, les prisons perp´etuelles, les verges et autres souffrances ont ´et´e institu´es pour cela. Mais `a condition toutefois que ce soient de v´eritables souffrances, qu’il y ait en eux une amertume poignante, et qu’il n’en soit point comme dans le cas d’un certain Gallio que l’on avait envoy´e en Tacite, [84], VI, 3. exil en l’ˆıle de Lesbos : on fut averti `a Rome qu’il s’y donnait du bon temps et que ce qu’on lui avait impos´e comme une sanction tournait `a son avantage. Du coup on se ravisa, on le rappela aupr`es de sa femme, en sa maison, et on lui enjoignit de s’y tenir, pour que la punition soit vraiment adapt´ee `a ce qu’il ´etait condamn´e `a ressentir.

282 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 16. Car pour celui dont le jeˆune renforcerait la sant´e et l’all´egresse, `a qui le poisson serait plus app´etissant que la viande, ce ne seraient plus alors des rem`edes salutaires. Pas plus que dans l’autre m´edecine – celle des corps – les drogues n’ont d’effet pour celui qui les prend avec app´etit et plaisir : car l’amertume et la difficult´e sont des conditions favorables `a leur action. Celui qui prendrait la rhubarbe comme une drogue famili`ere en gˆacherait l’usage : il faut que ce soit quelque chose qui blesse notre estomac pour le gu´erir. Et ici l’on voit que la r`egle commune, qui veut que les choses gu´erissent par leur contraire est en d´efaut, car c’est le mal qui gu´erit le mal8 . 17. Cette fa¸con de voir se rapporte `a cette autre, tr`es ancienne, qui consiste `a croire qu’il est agr´eable au Ciel et `a la nature de nous voir nous massacrer et nous entre-tuer, opinion d’ailleurs universellement adopt´ee par toutes les religions. Du temps de nos p`eres encore, Amurat, lors de la prise de l’isthme de Corinthe, immola six cents jeunes hommes grecs `a l’ˆame de son p`ere, afin que ce sang servˆıt `a favoriser l’expiation des p´ech´es du tr´epass´e. Et dans les nouvelles terres d´ecouvertes `a notre ´epoque, encore pures et vierges aupr`es des nˆotres, cet usage [des sacrifices] est commun´ement admis. Toutes leurs idoles s’abreuvent de sang humain, non sans de multiples exemples d’horrible cruaut´e : on brˆule vives les victimes ; on les retire `a demi-brˆul´ees du brasier pour leur arracher le cœur et les entrailles. D’autres, et mˆeme des femmes, sont ´ecorch´ees vives et on en revˆet d’autres avec ces peaux sanglantes, ou on leur en fait des masques. Et les exemples de courage et de r´esolution ne manquent pas : ces pauvres gens que l’on va sacrifier, vieillards, femmes, enfants, vont eux-mˆemes quˆeter les aumˆones pour les offrandes de leur sacrifice, et se pr´esentent `a cette boucherie en chantant et dansant avec les assistants9 . 18. Les ambassadeurs du roi de Mexico, pour faire sentir `a Fernand Cortez la grandeur de leur maˆıtre, apr`es lui avoir dit qu’il avait trente vassaux dont chacun pouvait rassembler mille combattants, et qu’il r´esidait dans la plus belle et la plus forte 8. Montaigne semble annoncer ici le d´ebat entre allopathie et hom´eopathie. . . et se prononcer d’ailleurs pour l’hom´eopathie qui ne sera pourtant formul´ee explicitement qu’au XIXe si`ecle. 9. La source de Montaigne ici est le livre de Lopez de Gomara, Histoire g´en´erale des Indes, Francisco Gomara [22], II, 7.

Chapitre 29 – Sur la mod´eration 283 ville qui soit sous le Ciel, ajout`erent qu’il pouvait sacrifier aux dieux cinquante mille hommes par an. Et on dit en effet qu’il entretenait la guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour l’entraˆınement de la jeunesse de son pays, mais surtout pour avoir des prisonniers de guerre disponibles comme victimes pour ses sacrifices. Et ailleurs, en une certaine ville, en l’honneur de la venue dudit Cortez, on sacrifia cinquante hommes d’un seul coup. 19. Et je raconterai encore ceci : certains des peuples qui avaient ´et´e vaincus par Cortez, lui envoy`erent des messagers pour lui dire qu’ils le reconnaissaient comme leur maˆıtre et tˆacher d’obtenir son amiti´e. Ils lui pr´esent`erent pour cela trois sortes de pr´esents : « Seigneur, voil`a cinq esclaves ; si tu es un dieu cruel qui se repaˆıt de chair et de sang, mange-les, et nous t’en am`enerons d’autres. Si tu es un dieu bienveillant, voil`a de l’encens et des plumes. Si tu es un homme, prends les oiseaux et les fruits que voici. »

Chapitre 30 Sur les cannibales 1. Quand le roi Pyrrhus passa en Italie, et qu’il eut constat´e l’organisation de l’arm´ee que les Romains envoyaient contre lui, il d´eclara : « Je ne sais quelle sorte de barbares ce sont l`a (car les Grecs appelaient ainsi tous les peuples ´etrangers), mais la disposition de l’arm´ee que je vois n’est certainement pas barbare. » Les Grecs en dirent autant de celle que Flaminius1 fit passer en leur pays, et Philippe2 lui aussi, observant d’une hauteur l’ordonnance et la disposition d’un camp romain install´e en son royaume sous Publius Sulpicius Galba. On voit qu’il faut ´eviter d’adopter les opinions courantes, et qu’il faut en juger, non en fonction des id´ees re¸cues, mais sous l’angle de la raison. 2. J’ai eu longtemps aupr`es de moi un homme3 qui avait v´ecu dix ou douze ans dans cet autre monde qui a ´et´e d´ecouvert en notre si`ecle, `a l’endroit o`u Villegaignon toucha terre4 , et qu’il baptisa la France Antarctique. Cette d´ecouverte d’un pays immense semble importante. Mais je ne puis garantir qu’on n’en 1. Selon A. Lanly [51]et P. Villey [49], il s’agit en fait de Flamininus, qui d´etacha les Grecs du parti de Philippe V de Mac´edoine. La source est Plutarque [68], Flamininus. 2. Philippe V de Mac´edoine, qui fut vaincu `a la bataille de Cynoc´ephales, en 97 par Flamininus. 3. Aucun des commentateurs ne semble s’ˆetre interrog´e sur l’identit´e de cet « homme ». . . Ce que Montaigne rapporte ici des mœurs et coutumes des « Cannibales » est assez conforme `a ce qu’il a pu lire dans les textes des « cosmographes », bien qu’il pr´etende les ignorer. 4. L’amiral Villegaignon avait d´ebarqu´e en 1555 ou 57 `a l’embouchure du Rio de Janeiro.

286 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I fera pas d’autre `a l’avenir, car bien des gens plus qualifi´es que nous se sont tromp´es `a propos de celle-ci. J’ai bien peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosit´e que nous n’avons de capacit´es : nous embrassons tout, mais nous n’´etreignons que du vent. 3. Platon fait dire `a Solon, qui l’aurait lui-mˆeme appris desL’Atlandide prˆetres de la ville de Sa¨ıs en ´Egypte, que jadis, avant le d´eluge, il y avait une grande ˆıle nomm´ee Atlantide, au d´ebouch´e du d´etroit de Gibraltar, et qui ´etait plus ´etendue que l’Afrique et l’Asie ensemble. Et les rois de cette contr´ee, qui ne poss´edaient pas seulement l’ˆıle en question, mais s’´etaient avanc´es en terre ferme si loin qu’ils r´egnaient sur toute la largeur de l’Afrique jusqu’en ´Egypte, et sur toute la longueur de l’Europe jusqu’en Toscane, entreprirent d’aller jusqu’en Asie et de subjuguer toutes les nations qui bordent la M´editerran´ee, jusqu’`a la mer Noire. Et que pour cela ils travers`erent l’Espagne, la Gaule, l’Italie, jusqu’en Gr`ece, o`u les Ath´eniens les combattirent. Mais quelque temps apr`es, les Ath´eniens, et eux et leur ˆıle Atlantide, tout fut englouti par le D´eluge. 4. Il est assez vraisemblable que ces extrˆemes ravages commis par les eaux aient amen´e des changements surprenants `a la configuration de la terre : on consid`ere par exemple que la mer a s´epar´e la Sicile d’avec l’Italie. Ces terres qui n’´etaient qu’un seul continent,Virgile [97], III, v. 414. Se sont, dit-on, s´epar´ees Dans une violente convulsion. De mˆeme, Chypre s’est s´epar´ee d’avec la Syrie, l’ˆıle d’Eub´ee d’avec la terre ferme de la B´eotie ; ailleurs la mer a fait se rejoindre des terres qui ´etaient s´epar´ees, comblant de limon et de sable les fosses qui se trouvaient entre les deux. Et un marais qui fut longtemps st´erile et battu par les ramesHorace [32], 65. Nourrit maintenant les villes voisines Et supporte la lourde charrue. 5. Mais il ne semble pas que cette ˆıle Atlantide soit ce nouveau monde que nous venons de d´ecouvrir, car elle touchait

Chapitre 30 – Sur les cannibales 287 presque l’Espagne, et ce serait un effet d’inondation incroyable que de l’avoir fait reculer ainsi de plus de douze cents lieues. D’autant que les navigateurs modernes ont d´ej`a presque acquis la certitude que ce nouveau monde n’est pas une ˆıle, mais de la terre ferme, et mˆeme un continent, attenant `a l’Inde Orientale d’un cˆot´e et aux terres qui sont sous les pˆoles de l’autre, ou que s’il en est s´epar´e, ce n’est que par un si petit d´etroit qu’il ne m´erite pas d’ˆetre appel´e « ˆıle » pour cela5 . 6. Il semble qu’il y ait des mouvements dans ces grands L’´erosion corps, comme dans le nˆotre : les uns naturels, les autres fi´evreux. Quand j’observe l’effet de ma rivi`ere Dordogne, de mon temps, sur la rive droite de son cours, et que je constate qu’en vingt ans elle a tant gagn´e sur la terre, et qu’elle a sap´e le fondement de plusieurs bˆatiments, je vois bien que c’est l`a un mouvement extraordinaire : car si elle ´etait toujours all´ee `a ce train, ou si elle devait se comporter ainsi `a l’avenir, l’aspect du pays en serait compl`etement boulevers´e. Mais ces mouvements sont sujets `a des changements : tantˆot la rivi`ere se r´epand d’un cˆot´e, tantˆot elle se r´epand de l’autre, et tantˆot encore elle se restreint `a son cours. 7. Je ne parle pas des inondations soudaines, dont nous comprenons les causes : en M´edoc, le long de la mer, mon fr`ere le Sieur d’Arsac, voit soudain une de ses terres ensevelie sous les sables que la mer vomit devant elle, et seul le faˆıte de certains de ses bˆatiments se voit encore. Ses fermes et ses domaines se sont chang´es en pacages bien maigres. Les habitants du pays disent que depuis quelque temps, la mer s’avance si fort vers l’int´erieur qu’ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont comme son avant-garde, et nous voyons de grandes dunes de sable mouvant progresser `a une demi-lieue en avant de la mer, et gagner sur le pays. 8. L’autre t´emoignage de l’antiquit´e, avec lequel on peut mettre en rapport cette d´ecouverte d’un nouveau monde est dans Aristote, si du moins ce petit livre intitul´e Des merveilles inou¨ıes 5. Il s’agit l`a probablement du d´etroit qui fut appel´e « Behring » quand le navigateur de ce nom eut ´et´e envoy´e en mission sur les cˆotes du Kamtchatka, en 1725-28, et qu’il constata que les continents asiatique et am´ericain n’´etaient pas joints, comme on le pensait `a l’´epoque.

288 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I est bien de lui6 . Il y raconte que certains Carthaginois s’´etaient lanc´es pour la travers´ee de l’oc´ean atlantique, au-del`a du d´etroit de Gibraltar. Apr`es avoir navigu´e longtemps, ils avaient fini par d´ecouvrir une grande ˆıle fertile, enti`erement couverte de forˆets, arros´ee par de grandes et profondes rivi`eres, et fort ´eloign´ee de toute terre ferme, et qu’eux-mˆemes et d’autres depuis, attir´es par la richesse et la fertilit´e des terres, all`erent s’y installer avec leurs femmes et leurs enfants. 9. Les seigneurs de Carthage, voyant que leur pays se d´epeuplait peu `a peu, d´efendirent express´ement `a quiconque, sous peine de mort, d’aller l`a-bas, et en chass`erent les r´ecents habitants, craignant, `a ce que l’on dit, qu’avec le temps, ils ne viennent `a se multiplier tellement qu’ils ne finissent par les supplanter eux-mˆemes, et ne ruinent leur ´Etat. Ce r´ecit d’Aristote ne s’accorde pas non plus avec ce que l’on sait des terres nouvellement d´ecouvertes. 10. Cet homme qui ´etait `a mon service ´etait simple et fruste, ce qui est une condition favorable pour fournir un t´emoignage v´eridique. Car les gens `a l’esprit plus d´eli´e font preuve de plus de curiosit´e, et remarquent plus de choses, mais ils les commentent. Et pour faire valoir leur interpr´etation, et en persuader les autres, ils ne peuvent s’empˆecher d’alt´erer un peu l’Histoire : ils ne vous rapportent jamais les choses telles qu’elles sont vraiment, mais les sollicitent et les d´eforment un peu en fonction de la fa¸con dont ils les ont vues. Et pour donner du cr´edit `a leur jugement et vous y faire adh´erer, ils ajoutent volontiers quelque chose `a leur mati`ere, l’allongent et l’amplifient. Au contraire, il faut disposer comme t´emoin, soit d’un homme dont la m´emoire soit tr`es fid`ele, soit d’un homme si simple qu’il ne puisse trouver lui-mˆeme de quoi bˆatir et donner de la vraisemblance `a des inventions fallacieuses, et qui n’ait l`a-dessus aucun pr´ejug´e. C’´etait le cas du mien : et pourtant, il m’a fait voir `a plusieurs reprises des matelots et des marchands qu’il avait connus pendant son voyage. C’est pourquoi je me contente de cette information-l`a, sans m’occuper de ce que les cosmographes disent sur la question. 6. Selon P. Villey [49], I, app. crit. p. 060), les « t´emoignages » d’Aristote et de Platon que reprend Montaigne « sont souvent mentionn´es chez les cosmographes du temps. » Parmi eux : Gomara : Histoire G´en´erale des Indes, Thevet : Singularitez de la France antarctique, et Benzoni : Histoire nouvelle du Nouveau-Monde, traduit par Chauveton.

Chapitre 30 – Sur les cannibales 289 11. Il nous faudrait des topographes qui nous fassent une description pr´ecise des lieux o`u ils sont all´es. Mais parce qu’ils ont cet avantage sur nous d’avoir vu la Palestine, ils en profitent toujours pour nous donner aussi des nouvelles de tout le reste du monde !. . . Je voudrais que chacun ´ecrive ce qu’il sait, et pas plus qu’il n’en sait, sur tous les sujets. Car tel peut avoir quelque connaissance ou exp´erience particuli`ere d’une rivi`ere, ou d’une fontaine, et ne savoir, sur tout le reste, rien de plus que chacun en sait. Mais malheureusement, pour exposer son petit domaine, il entreprend g´en´eralement de r´e´ecrire toute la Physique ! Et ce travers g´en`ere de graves inconv´enients. 12. Pour revenir `a mon propos, et selon ce qu’on m’en a rapport´e, je trouve qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage dans ce peuple, sinon que chacun appelle barbarie ce qui ne fait pas partie de ses usages. Car il est vrai que nous n’avons pas d’autres crit`eres pour la v´erit´e et la raison que les exemples que nous observons et les id´ees et les usages qui ont cours dans le pays o`u nous vivons. C’est l`a que se trouve, pensons-nous, la religion parfaite, le gouvernement parfait, l’usage parfait et incomparable pour toutes choses. Les gens de ce peuple sont « sauvages » de la mˆeme fa¸con que nous appelons « sauvages » les fruits que la nature produit d’elle-mˆeme commun´ement, alors qu’en fait ce sont plutˆot ceux que nous avons alt´er´es par nos artifices, que nous avons d´etourn´es de leur comportement ordinaire, que nous devrions appeler « sauvages ». Les premiers rec`elent, vivantes et vigoureuses, les propri´et´es et les vertus vraies, utiles et naturelles, que nous avons abˆatardies dans les autres, en les accommodant pour le plaisir de notre goˆut corrompu. 13. Et pourtant la saveur et la d´elicatesse de divers fruits de ces contr´ees, qui ne sont pas cultiv´es, sont excellentes pour notre goˆut lui-mˆeme, et soutiennent la comparaison avec ceux que nous produisons. Il n’est donc pas justifi´e de dire que l’art l’emporte sur notre grande et puissante m`ere Nature. Nous avons tellement surcharg´e la beaut´e et la richesse de ses produits par nos inventions que nous l’avons compl`etement ´etouff´ee. Et partout o`u elle se montre dans toute sa puret´e, elle fait honte, ˆo combien, `a nos vaines et frivoles entreprises.

290 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Et le lierre vient mieux de lui-mˆemeProperce [69], I, 2, 10. Et l’arbousier croˆıt plus beau dans les lieux solitaires, Et les oiseaux, sans art, ont un chant plus doux. 14. Malgr´e tous nos efforts, nous ne parvenons mˆeme pas `a reproduire le nid du moindre oiselet, sa texture, sa beaut´e, et son utilit´e, pas plus que le tissage de la moindre araign´ee ! Toutes les choses, dit Platon, sont produites, ou par la nature, ou par le hasard, ou par l’Art. Les plus grandes et les plus belles par l’une ou l’autre des deux premiers ; les moindres et les moins parfaites par le dernier. 15. Ces peuples me semblent donc « barbares » parce qu’ilsLes “naturels” ont ´et´e fort peu fa¸conn´es par l’esprit humain, et qu’ils sont demeur´es tr`es proches de leur ´etat originel. Ce sont encore les lois naturelles qui les gouvernent, fort peu abˆatardies par les nˆotres. Devant une telle puret´e, je me prends parfois `a regretter que la connaissance ne nous en soit parvenue plus tˆot, `a l’´epoque o`u il y avait des hommes plus qualifi´es que nous pour en juger. Je regrette que Lycurgue et Platon n’en aient pas eu connaissance, car il me semble que ce que nous pouvons observer chez ces peuplesl`a d´epasse non seulement toutes les repr´esentations par lesquelles la po´esie a embelli l’ˆAge d’Or et tout le talent qu’elle a d´eploy´e pour imaginer une condition heureuse pour l’homme, aussi bien que la naissance de la philosophie et le besoin qui l’a suscit´ee. Les Anciens n’ont pu imaginer un ´etat naturel aussi pur et aussi simple que celui que nous constatons par exp´erience, et ils n’ont pas pu croire non plus que la soci´et´e puisse se maintenir avec si peu d’artifices et de liens entre les hommes. 16. C’est un peuple, dirais-je `a Platon, qui ne connaˆıt aucune sorte de commerce ; qui n’a aucune connaissance des lettres ni aucune science des nombres ; qui ne connaˆıt mˆeme pas le terme de magistrat, et qui ignore la hi´erarchie ; qui ne fait pas usage de serviteurs, et ne connaˆıt ni la richesse, ni la pauvret´e ; qui ignore les contrats, les successions, les partages ; qui n’a d’autre occupation que l’oisivet´e, nul respect pour la parent´e autre qu’imm´ediate ; qui ne porte pas de vˆetements, n’a pas d’agriculture, ne connaˆıt pas le m´etal, pas plus que l’usage du vin ou du bl´e. Les mots eux-mˆemes de mensonge, trahison, dissimulation, avarice, envie,

Chapitre 30 – Sur les cannibales 291 m´edisance, pardon y sont inconnus. Platon trouverait-il la R´epublique qu’il a imagin´ee si ´eloign´ee de cette perfection? Voil`a les premi`eres lois qu’ait donn´ees la nature . Virgile [99], II, 20. 17. Au demeurant, ils vivent dans un pays tr`es plaisant et bien temp´er´e. De telle sorte que, aux dires de mes t´emoins, il est rare d’y voir un homme malade. Ils m’ont mˆeme assur´e qu’ils n’en avaient vu aucun tremblant, ou aux yeux purulents, ou ´edent´e, ou courb´e de vieillesse. Ils se sont ´etablis le long de la mer, et sont prot´eg´es du cˆot´e de la terre par de grandes et hautes montagnes ; entre les deux, il y a environ cent lieues de large. Ils disposent en abondance de poisson et de viande, qui ne ressemblent pas du tout aux nˆotres, et les mangent sans autre pr´eparation que de les cuire. Le premier qui y conduisit un cheval, bien qu’il les ait d´ej`a rencontr´es au cours de plusieurs autres voyages, leur fit tellement horreur dans cette posture qu’ils le tu`erent `a coups de fl`eches avant mˆeme de l’avoir reconnu. 18. Leurs cases sont fort longues, et peuvent abriter deux ou trois cents ˆames. Elles sont tapiss´ees d’´ecorces de grands arbres, un de leurs cˆot´es touche terre et elles se soutiennent et s’appuient l’une l’autre par le faˆıte, comme certaines de nos granges, dont le toit descend jusqu’`a terre et sert de mur. Ils ont un bois si dur qu’ils s’en servent pour couper, en font leurs ´ep´ees et des grils pour cuire leur nourriture. Leurs lits sont faits d’un tissu de coton, et suspendus au toit, comme ceux de nos navires. Chacun a le sien, car les femmes ne dorment pas avec leurs maris. Ils se l`event avec le soleil, et mangent sitˆot apr`es, pour toute la journ´ee, car ils ne font pas d’autre repas que celui-l`a. Ils ne boivent pas `a ce momentl`a, comme Suidas l’a observ´e aussi chez certains autres peuples, en Orient, qui boivent en dehors des repas. Ils boivent plusieurs fois par jour, et beaucoup. Leur boisson est faite avec certaines racines, et a la couleur de nos vins clairets. Ils ne la boivent que ti`ede, et elle se conserve deux ou trois jours ; elle a un goˆut un peu piquant, ne monte pas `a la tˆete, est bonne pour l’estomac. Elle est laxative pour ceux qui n’en ont pas l’habitude, mais c’est une boisson tr`es agr´eable pour ceux qui s’y sont accoutum´es. En guise de pain, ils utilisent une certaine mati`ere blanche, semblable `a de

292 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I la coriandre confite. J’en ai fait l’essai : le goˆut en est doux et un peu fade7 . 19. Toute la journ´ee se passe `a danser. Les plus jeunes vont chasser les bˆetes sauvages, avec des arcs. Pendant ce temps, une partie des femmes s’occupe `a faire chauffer leur boisson, et c’est l`a leur principale fonction. Il en est un, parmi les vieillards qui, le matin, avant qu’ils se mettent `a manger, prˆeche toute la chambr´ee en mˆeme temps, en se promenant d’un bout `a l’autre, et r´ep´etant une mˆeme phrase plusieurs fois, jusqu’`a ce qu’il ait achev´e le tour du bˆatiment, qui fait bien cent pas de long. Et il ne leur recommande que deux choses : la vaillance contre les ennemis, et l’affection pour leurs femmes. 20. Et eux ne manquent jamais de souligner cette obligation, en reprenant comme un refrain que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson ti`ede et aromatis´ee. On peut voir en plusieurs lieux, et notamment chez moi8 , la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs ´ep´ees et des bracelets de bois avec lesquels ils prot`egent leurs poignets dans les combats, et les grandes cannes ouvertes `a un bout, par le son desquelles ils marquent la cadence pendant leurs danses. Ils sont enti`erement ras´es, et se rasent de bien plus pr`es que nous ne le faisons, sans autres rasoirs pourtant que faits de bois ou de pierre. Ils croient que les ˆames sont ´eternelles, et que celles qui ont bien m´erit´e des dieux sont log´ees `a l’endroit du ciel o`u le soleil se l`eve, les maudites, elles, ´etant du cˆot´e de l’Occident. 21. Ils ont des sortes de prˆetres ou des proph`etes qui se montrent rarement en public, car ils r´esident dans les montagnes. Mais quand ils arrivent, c’est l’occasion d’une grande fˆete et d’une assembl´ee solennelle de plusieurs villages (car chacune de leurs cases, comme je les ai d´ecrites, constitue un village, et elles sont `a une lieue fran¸caise les unes des autres). Ce proph`ete s’adresse `a eux en public, les exhortant `a la vertu et `a l’observance de leur 7. On aimerait savoir comment Montaigne a pu se le procurer ? Est-ce l’homme dont il dit qu’il « l’a eu chez lui »? Et apr`es une travers´ee aussi longue, il est difficile d’imaginer que ce « pain » ait pu ˆetre encore mangeable ! 8. On peut penser que Montaigne fait allusion ici `a des objets qu’il aurait collectionn´es pour son « cabinet de curiosit´es», dont la mode commen¸cait `a se r´epandre chez les gens cultiv´es. B. Palissy avait mˆeme pr´esent´e en public `a Paris des coquillages et min´eraux dont il donne la liste dans ses Discours admirables.

Chapitre 30 – Sur les cannibales 293 devoir. Mais toute leur science morale ne comporte que ces deux articles : le courage `a la guerre et l’attachement `a leurs femmes. Il leur pr´edit les choses `a venir et les cons´equences qu’ils doivent attendre de leurs entreprises. Il les achemine vers la guerre ou les en d´etourne, mais `a cette condition que, lorsqu’il ´echoue dans ses pr´evisions, et que les ´ev´enements prennent un autre tour que celui qu’il leur avait pr´edit, il est d´ecoup´e en mille morceaux s’ils Les fauxproph`etesl’attrapent, et condamn´e comme faux Proph`ete. Et c’est pourquoi on ne revoit jamais celui qui une fois s’est tromp´e. 22. C’est un don de Dieu que la divination : voil`a pourquoi ce devrait ˆetre une imposture punissable que d’en abuser. Chez les Scythes, quand les devins avaient failli dans leurs pr´edictions, on les couchait, les pieds et les mains charg´es de fers, sur des charrettes pleines de broussailles tir´ees par des bœufs, et que l’on faisait brˆuler. Ceux qui traitent des affaires dont l’issue d´epend des capacit´es humaines sont excusables de n’y faire que ce qu’ils peuvent. Mais ceux qui trompent leur monde en se targuant de facult´es extraordinaires ´echappant `a notre entendement, ne fautil pas les punir de ne pas tenir leurs promesses, et de l’impudence de leur imposture? 23. Ils [les « Cannibales »] font la guerre aux peuples qui habitent au-del`a de leurs montagnes, plus loin dans les terres, et ils y vont tout nus, sans autres armes que des arcs ou des ´ep´ees de bois ´epoint´ees `a un bout, comme les fers de nos ´epieux. Il est terrifiant de voir leur acharnement dans les combats qui ne s’ach`event que par la mort et le sang, car ils ignorent la d´eroute et l’effroi. Chacun rapporte comme troph´ee la tˆete de l’ennemi qu’il a tu´e, et l’attache `a l’entr´ee de son logis. Apr`es avoir bien trait´e leurs prisonniers pendant un temps assez long, et leur avoir fourni toutes les commodit´es possibles, celui qui en est le maˆıtre rassemble tous les gens de sa connaissance en une grande assembl´ee. Il attache une corde au bras d’un prisonnier, par laquelle il le tient ´eloign´e de quelques pas, de peur qu’il ne le blesse, et donne l’autre bras `a tenir de la mˆeme fa¸con `a l’un de ses plus chers amis. Puis ils l’assomment tous les deux `a coups d’´ep´ee, et cela fait, ils le font rˆotir et le mangent en commun, et en envoient des morceaux `a ceux de leurs amis qui sont absents. Et ce n’est pas, comme on pourrait le penser, pour s’en nourrir, ainsi que le faisaient autrefois les Scythes, mais pour manifester une vengeance extrˆeme.

294 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 24. En voici la preuve : ayant vu que les Portugais, alli´es `a leurs adversaires, les mettaient `a mort d’une autre mani`ere quand ils ´etaient pris, en les enterrant jusqu’`a la ceinture, puis en tirant sur le reste du corps force fl`eches avant de les pendre, ils pens`erent que ces gens venus de l’autre monde (qui avaient d´ej`a r´epandu bien des vices aux alentours, et qui leur ´etaient bien sup´erieurs en mati`ere de perversit´e) n’adoptaient pas sans raison cette sorte de vengeance, et qu’elle devait donc ˆetre plus atroce que la leur. Ils abandonn`erent alors peu `a peu leur ancienne fa¸con de faire, et adopt`erent celle des Portugais. Je ne suis certes pas fˆach´e que l’on stigmatise l’horreur et la barbarie d’un tel comportement ; mais je le suis grandement de voir que jugeant si bien de leurs fautes, nous demeurions `a ce point aveugles envers les nˆotres. 25. Je pense qu’il y a plus de barbarie `a manger un homme vivant qu’`a le manger mort ; `a d´echirer par des tortures et des supplices un corps encore capable de sentir, `a le faire rˆotir par petits morceaux, le faire mordre et d´evorer par les chiens et les porcs (comme on a pu, non seulement le lire, mais le voir faire il y a peu; et non entre de vieux ennemis, mais entre des voisins et des concitoyens, et qui pis est, sous pr´etexte de pi´et´e et de religion. . . ) Il y a plus de barbarie en cela, dis-je, que de rˆotir et de manger un corps apr`es sa mort. 26. Chrysippe et Z´enon, chefs de l’´ecole des Sto¨ıciens, ont estim´e qu’il n’y avait aucun mal `a utiliser notre charogne `a quelque fin que ce soit, en cas de besoin, et en tirer de la nourriture ; comme le firent nos ancˆetres, assi´eg´es par C´esar dans Al´esia, et qui se r´esolurent `a lutter contre la famine caus´ee par ce si`ege en utilisant les corps des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat. On dit que les Gascons, par de tels aliments,Juv´enal [38], XV, 93. prolong`erent leur vie. Et les m´edecins ne craignent pas de s’en servir pour toutes sortes d’usages concernant notre sant´e, soit par voie orale, soit en applications externes9 . Mais il n’y eut jamais personne d’assez 9. Comme tous ceux de son temps, Montaigne croit aux « vertus » de la « momie », rem`ede soi-disant tir´e des momies ´egytiennes. . . . Ambroise Par´e, lui, dans son Discours de la Mumie (1582), montre clairement, en rapportant

Chapitre 30 – Sur les cannibales 295 d´eraisonnable pour excuser la trahison, la d´eloyaut´e, la tyrannie, la cruaut´e, qui sont nos fautes ordinaires. 27. Nous pouvons donc bien appeler ces gens-l`a des « barbares », par rapport aux r`egles de la raison, mais certainement pas par rapport `a nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est tout `a fait noble et chevaleresque, et a autant d’excuses et de beaut´e que cette maladie humaine peut en avoir : elle n’a d’autre fondement pour eux que la seule recherche de la valeur. Ils ne contestent pas `a d’autres la conquˆete de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette f´econdit´e naturelle qui leur procure sans travail et sans peine toutes les choses n´ecessaires, et en telle abondance, qu’ils n’ont que faire d’agrandir leur territoire. Ils sont encore en cet ´etat bienheureux qui consiste `a ne d´esirer que ce que leurs n´ecessit´es naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-del`a est pour eux superflu. 28. Ceux qui sont du mˆeme ˆage s’appellent entre eux fr`eres, et ils appellent enfants ceux qui sont plus jeunes. Les vieillards sont des p`eres pour tous les autres. Ceux-ci laissent en commun `a leurs h´eritiers la pleine possession de leurs biens indivis, sans autre titre que celui, tout pur, que nature donne `a ses cr´eatures en les mettant au monde. Si leurs voisins passent les montagnes pour venir les assaillir, et qu’ils remportent la victoire, le prix pour le vainqueur c’est la gloire et l’avantage d’ˆetre demeur´e le plus valeureux et le plus vaillant, car ils n’ont que faire des biens des vaincus. Puis ils s’en retournent dans leur pays, o`u rien de n´ecessaire ne leur fait d´efaut, de mˆeme qu’ils ne manquent pas non plus de cette grande qualit´e qui est de savoir jouir de leur heureuse condition, et de s’en contenter. Les autres font de mˆeme : ils ne demandent `a leurs prisonniers d’autre ran¸con que l’aveu et la reconnaissance d’avoir ´et´e vaincus. 29. Mais parmi ces prisonniers, il n’en est pas un seul par si`ecle qui n’aime mieux mourir que d’abdiquer, par son attitude ou par sa parole, si peu que ce soit de la grandeur d’un courage invincible. On n’en voit aucun qui n’aime mieux ˆetre tu´e et mang´e que de seulement demander que cela lui soit ´epargn´e. On les traite tr`es lib´eralement, afin que la vie leur soit d’autant plus ch`ere. Et le r´ecit de « Gui de La Fontaine, m´edecin c´el`ebre du roi de Navarre », qu’il s’agit d’une supercherie. . . et que l’industrie – pourrait-on dire – des fausses « momies » ´etait une activit´e lucrative !

296 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I on leur parle tr`es souvent de leur mort future, des tourments qu’ils auront `a y endurer, des pr´eparatifs que l’on fait pour cela, de la fa¸con dont leurs membres seront d´ecoup´es, et du festin qui se fera `a leurs d´epens. Tout cela, `a seule fin de leur arracher de la bouche quelque parole lˆache ou vile, ou leur donner envie de s’enfuir, pour obtenir cet avantage de les avoir ´epouvant´es, et d’avoir triomph´e de leur constance. Car en fait, `a tout prendre, c’est en ce seul point que consiste la vraie victoire : Il n’y a de v´eritable victoire que celleClaudien [18], De sexto. . . , vv. 248-49. Qui, domptant l’ˆame, force l’ennemi `a s’avouer vaincu. 30. Les Hongrois, autrefois, guerriers tr`es belliqueux, ne poussaient pas plus loin leur avantage quand ils avaient r´eduit l’ennemi `a leur merci. Et lui ayant arrach´e l’aveu de sa d´efaite, ils le laissaient aller sans le maltraiter, et sans le ran¸conner. Sauf, tout au plus, pour en obtenir l’engagement de ne plus s’armer contre eux d´esormais. 31. Nous avons bien des avantages sur nos ennemis qui sont des avantages que nous leur empruntons et non les nˆotres. C’est la qualit´e d’un portefaix, et non celle de la vaillance, que d’avoir les bras et les jambes plus solides. C’est une qualit´e fig´ee et inn´ee que l’agilit´e ; c’est un coup de chance que de faire tr´ebucher notre ennemi, et qu’il soit ´ebloui parce qu’il a le soleil dans les yeux ; c’est un effet de l’art et du savoir, qui se peut trouver chez un homme de rien et lˆache, que d’ˆetre habile `a l’escrime. La valeur et le prix d’un homme r´esident dans son cœur et dans sa volont´e : c’est l`a que se trouve son honneur v´eritable. La vaillance, c’est la fermet´e, non pas des jambes ni des bras, mais du cœur et de l’ˆame ; elle ne r´eside pas dans la valeur de notre cheval, ni dans celle de nos armes, mais dans la nˆotre. Celui qui tombe, et dontS´en`eque [79], II, vi. le courage ne faiblit pas, « s’il est tomb´e, il combat `a genoux ». Celui qui malgr´e le danger de la mort proche, ne relˆache pas son assurance, et regarde encore son ennemi, en rendant l’ˆame, d’un œil ferme et d´edaigneux, il n’est pas vaincu par nous, mais par le sort : il est tu´e, mais non vaincu. Et les plus vaillants sont parfois les plus infortun´es. 32. Aussi y a-t-il des d´efaites qui sont des triomphes `a l’´egal des victoires. Et mˆeme ces quatre victoires qui sont comme sœurs,

Chapitre 30 – Sur les cannibales 297 les plus belles que le soleil ait jamais vues de ses yeux : celles de Salamine, de Plat´ees, de Mycale, de Sicile, n’ont jamais os´e opposer leur gloire mˆeme toutes ensemble `a celle de la d´efaite totale du roi L´eonidas et des siens au d´efil´e des Thermopyles. 33. Qui courut jamais, avec une plus glorieuse et plus ambitieuse envie de gagner le combat, que le capitaine Ischolas le fit pour le perdre? Qui mit jamais plus d’intelligence et de soin pour assurer son salut que lui sa perte? Il ´etait charg´e de d´efendre un passage du P´eloponn`ese contre les Arcadiens. S’estimant tout `a fait incapable de le faire, ´etant donn´e la nature du lieu et l’in´egalit´e des forces en pr´esence, consid´erant que tout ce qui se pr´esenterait aux ennemis devrait n´ecessairement demeurer sur le terrain, et estimant d’autre part indigne `a la fois de sa vaillance, de sa grandeur d’ˆame, et du nom de Lac´ed´emonien, de faillir `a la tˆache qui lui ´etait confi´ee, il prit un parti interm´ediaire entre ces deux extr´emit´es : il conserva les hommes les plus jeunes et les plus valides de sa troupe pour la d´efense et le service de leur pays, en les y renvoyant ; et avec ceux dont le manque serait moins ressenti, il d´ecida de d´efendre ce passage, et par leur sacrifice, d’en faire payer l’entr´ee le plus ch`erement possible aux ennemis. Et c’est bien l`a ce qu’il advint en effet. 34. En effet, environn´es de toutes parts par les Arcadiens, dont ils firent d’abord un grand massacre, ils furent tous finalement, lui et les siens, pass´es au fil de l’´ep´ee. Existe-t-il un troph´ee, destin´e `a des vainqueurs, qui ne soit mieux dˆu `a ces vaincus? La v´eritable victoire s’obtient par le combat, non par le salut ; et l’honneur de la valeur militaire consiste `a combattre, non `a battre. 35. Pour en revenir `a notre histoire de Cannibales, il s’en faut de beaucoup que les prisonniers s’avouent vaincus, malgr´e tout ce qu’on leur fait subir ; au contraire, durant les deux ou trois mois qu’on les garde, ils affichent de la gaiet´e, ils pressent leurs maˆıtres de se hˆater de leur faire subir l’´epreuve finale, ils les d´efient, les injurient, leur reprochent leur lˆachet´e, et le nombre de batailles perdues contre les leurs. Je poss`ede10 une chanson faite par un prisonnier, o`u l’on trouve ce trait ironique, leur disant qu’ils viennent hardiment tous autant qu’ils sont, et se r´eunissent 10. Cf. la note 8 de la page 292.

298 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I pour faire leur dˆıner de lui, car ils mangeront du mˆeme coup leur p`ere et leurs a¨ıeux, qui ont servi d’aliment et de nourriture `a son corps. . . « Ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vˆotres, pauvres fous que vous ˆetes. Vous ne reconnaissez pas que la substance des membres de vos ancˆetres y est encore ! Savourezles bien, et vous y trouverez le goˆut de votre propre chair ». Voil`a une id´ee qui ne rel`eve pas de la « barbarie ». 36. Ceux qui les peignent quand ils sont mis `a mort, et qui les repr´esentent quand on les assomme, montrent le prisonnier crachant au visage de ceux qui le tuent, et leur faisant des grimaces. Et de fait, ils ne cessent, jusqu’`a leur dernier soupir, de les braver et de les d´efier, par la parole et par leur contenance. Sans mentir, en comparaison de nous, voil`a des hommes bien sauvages. Car il faut, ou bien qu’ils le soient vraiment, ou que ce soit nous : il y a une distance ´etonnante entre leur fa¸con d’ˆetre et la nˆotre. 37. Les hommes ont dans ce pays plusieurs femmes, et en ont un nombre d’autant plus grand que leur r´eputation de vaillance est plus grande. C’est une chose vraiment remarquable dans leurs mariages : si la jalousie de nos ´epouses nous prive de l’amour et de la bienveillance des autres femmes, chez ces gens-l`a au contraire, c’est la jalousie qui favorise de telles relations. Plus soucieuses de l’honneur de leurs maris que de toute autre chose, elles mettent toute leur sollicitude `a avoir le plus de compagnes qu’elles le peuvent, car c’est un signe de la vaillance du mari. 38. Les nˆotres crieront au miracle ; mais ce n’est pas cela. C’est une vertu proprement matrimoniale, mais du plus haut niveau. D’ailleurs dans la Bible, L´ea, Rachel, Sarah, et les femmes de Jacob mirent leurs belles servantes `a la disposition de leurs maris, et Livia favorisa les app´etits d’Auguste, `a son propre d´etriment. La femme du roi Dejotarus, Stratonique, ne fournit pas seulement `a son mari une fille de chambre fort belle, qui ´etait `a son service, mais ´eleva soigneusement leurs enfants, et les aida pour la succession de leur p`ere. 39. Et pour qu’on n’aille pas s’imaginer que tout cela se fait `a cause d’une simple servilit´e `a l’´egard des usages, et sous la pression de l’autorit´e de leurs anciennes coutumes, sans r´eflexion ni jugement, et parce qu’ils auraient l’esprit tellement stupide qu’ils ne sauraient prendre un autre parti, il faut montrer quelques uns des traits de leur intelligence. Celui que je viens de rapporter

Chapitre 30 – Sur les cannibales 299 provient de l’une de leurs chansons guerri`eres; en voici une autre, d’amour cette fois, qui commence ainsi : « Couleuvre arrˆete-toi ; arrˆete-toi, couleuvre, afin que ma sœur prenne ton image comme mod`ele pour la forme et la fa¸con d’un riche cordon que je donnerai `a mon amie ; et qu’ainsi `a tout jamais ta beaut´e et ta prestance soient pr´ef´er´ees `a celles de tous les autres serpents. » 40. Ce premier couplet, c’est le refrain de la chanson. Or je suis assez familier de la po´esie pour dire que ceci, non seulement n’est en rien « barbare », mais que c’est mˆeme tout `a fait dans le genre anacr´eontique. Leur langage, au demeurant, est un langage doux, dont le son est agr´eable, et qui tire un peu sur le grec par ses terminaisons. 41. Trois d’entre eux vinrent `a Rouen11 , au moment o`u feu le roi Charles IX s’y trouvait. Ils ignoraient combien cela pourrait nuire plus tard `a leur tranquillit´e et `a leur bonheur que de connaˆıtre les corruptions de chez nous, et ne song`erent pas un instant que de cette fr´equentation puisse venir leur ruine, que je devine pourtant d´ej`a bien avanc´ee (car ils sont bien mis´erables de s’ˆetre laiss´es s´eduire par le d´esir de la nouveaut´e, et d’avoir quitt´e la douceur de leur ciel pour venir voir le nˆotre). Le roi leur parla longtemps ; on leur fit voir nos mani`eres, notre faste, ce que c’est qu’une belle ville. Apr`es cela, quelqu’un leur demanda ce qu’ils en pensaient, et voulut savoir ce qu’ils avaient trouv´e de plus surprenant. Ils r´epondirent trois choses ; j’ai oubli´e la troisi`eme et j’en suis bien m´econtent. Mais j’ai encore les deux autres en m´emoire : ils dirent qu’ils trouvaient d’abord tr`es ´etrange que tant d’hommes portant la barbe, grands, forts et arm´es et qui entouraient le roi (ils parlaient certainement des Suisses de sa garde), acceptent d’ob´eir `a un enfant12 et qu’on ne choisisse pas plutˆot l’un d’entre eux pour les commander. 42. Deuxi`emement (dans leur langage, ils divisent les hommes en deux « moiti´es ») ils dirent qu’ils avaient remarqu´e qu’il y avait parmi nous des hommes repus et nantis de toutes sortes 11. Il pourrait bien plutˆot s’agir de Bordeaux, o`u Charles IX fit son entr´ee solennelle le 9 avril 1565, et o`u des repr´esentant de nations « barbares » – notamment de tribus indiennes du Br´esil – lui furent pr´esent´es. Et cela pourrait expliquer ce que dit Montaigne au d´ebut de ce chapitre (§2). Mais alors, pourquoi avoir ´ecrit « Rouen »? 12. Charles IX n’avait alors en effet que quinze ans.

300 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I de commodit´es, alors que ceux de l’autre « moiti´e » mendiaient `a leurs portes, d´echarn´es par la faim et la pauvret´e ; ils trouvaient donc ´etrange que ces « moiti´es »-l`a puissent supporter une telle injustice, sans prendre les autres `a la gorge ou mettre le feu `a leurs maisons. 43. J’ai parl´e `a l’un d’entre eux fort longtemps ; mais j’avais un interpr`ete qui me suivait si mal, et que sa bˆetise empˆechait tellement de comprendre mes id´ees, que je ne pus tirer rien qui vaille13 de cette conversation. Comme je demandais `a cet homme quel b´en´efice il tirait de la sup´eriorit´e qu’il avait parmi les siens (car c’´etait un capitaine, et nos matelots l’appelaient « Roi »), il me dit que c’´etait de marcher le premier `a la guerre. Pour me dire de combien d’hommes il ´etait suivi, il me montra un certain espace, pour signifier que c’´etait autant qu’on pourrait en mettre l`a, et cela pouvait faire quatre ou cinq mille hommes. Quand je lui demandai si, en dehors de la guerre, toute son autorit´e prenait fin, il r´epondit que ce qui lui en restait, c’´etait que, quand il visitait les villages qui d´ependaient de lui, on lui tra¸cait des sentiers `a travers les fourr´es de leurs bois, pour qu’il puisse y passer commod´ement. 44. Tout cela n’est pas si mal. Mais quoi ! Ils ne portent pas de pantalon. 13. Dans les ´editions de 1580 et 1588, on trouve ici « je n’en pus tirer gu`ere de plaisir ». L’´edition de 1595 est, on le voit, bien plus cat´egorique – ce qui est d’ailleurs assez contradictoire avec la suite, puisque Montaigne donne tout de mˆeme quelques pr´ecisions tir´ees de sa conversation. . . Les ´editeurs de 1595 auraient-il dispos´e d’un texte corrig´e par Montaigne apr`es celui de l’« exemplaire de Bordeaux »? Ou bien ont-ils eux-mˆemes proc´ed´e `a cette correction?

Chapitre 31 Qu’il faut peu se mˆeler de juger les d´ecrets divins 1. Le domaine de pr´edilection, les sujets favoris de l’imposture, ce sont les choses que nous ne connaissons pas. D’autant plus que leur ´etranget´e mˆeme leur donne d’abord du cr´edit et que ne faisant pas l’objet de nos r´eflexions ordinaires, elles nous privent du mˆeme coup du moyen qui nous permettrait de les combattre. C’est la raison pour laquelle, dit Platon, il est bien plus facile de satisfaire ses auditeurs en parlant de la nature des dieux que de la nature des hommes : l’ignorance permet en effet de d´evelopper en toute libert´e un sujet comme celui-l`a, puisqu’il s’agit de choses dont on ne sait rien. 2. Il en r´esulte qu’il n’est rien qui soit cru aussi fermement que ce que l’on connaˆıt le moins, et qu’il n’y a pas de gens plus sˆurs d’eux-mˆemes que ceux qui affabulent, comme font les alchimistes, les devins, les astrologues, les chiromanciens, les m´edecins, « tous les gens de cette esp`ece ». Je leur adjoindrais volontiers, Horace [33], I, 2. si j’osais, un tas de gens, interpr`etes et contrˆoleurs habituels des desseins de Dieu, qui pr´etendent trouver les causes de chaque ´ev´enement, et voir dans les secrets de la volont´e divine les motivations incompr´ehensibles de ses œuvres. Et bien que la vari´et´e et la discordance continuelle des ´ev´enements les fassent sauter, comme des joueurs, d’un coin `a l’autre et d’un cˆot´e `a l’autre, ils ne cessent pas pour autant de courir apr`es leur balle, et d’un mˆeme crayon, de peindre `a la fois le blanc et le noir. 3. Chez un peuple des Indes il y a cette louable habitude, quand les choses vont mal pour eux dans un engagement ou une

302 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I bataille, d’en demander publiquement pardon au Soleil, qui est leur Dieu, comme s’il s’agissait d’une action injuste. Ils font ainsi d´ependre leur bonheur ou leur malheur de la raison divine, `a laquelle ils soumettent leurs jugements et leurs r´eflexions. 4. Il suffit `a un chr´etien de croire que toutes choses viennent de Dieu, d’y reconnaˆıtre sa divine et insondable sagesse, et donc les prendre en bonne part, sous quelque forme qu’elles lui soient envoy´ees. Mais je trouve mauvais ce que je vois en usage aujourd’hui, c’est-`a-dire de chercher `a affermir et imposer notre religion par la prosp´erit´e1 de nos entreprises. Notre foi a suffisamment d’autres fondements pour qu’il ne soit pas n´ecessaire de fonder son autorit´e sur les ´ev´enements. Car il y a danger quand le peuple, habitu´e `a ces arguments plausibles et bien de son goˆut, voit sa foi ´ebranl´ee par des ´ev´enements qui lui sont contraires et d´efavorables. 5. Ainsi en est-il des guerres de religion dans lesquelles nous sommes plong´es. Ceux qui eurent l’avantage dans la rencontre de Rochelabeille, et qui firent de cet ´ev´enement une grande fˆete, se servirent de cette chance comme si elle t´emoignait pour l’approbation de leur parti. Mais quand ensuite ils en arrivent `a excuser leurs d´eboires de Montcontour et de Jarnac comme s’il s’agissait d’un chˆatiment paternel, s’ils n’ont pas un peuple enti`erement `a leur d´evotion, ils lui donnent assez facilement l’id´ee qu’ils prennent deux farines dans un seul et mˆeme sac, et soufflent le chaud et le froid par la mˆeme bouche. . . 6. Il vaudrait mieux parler au peuple des v´eritables fondements de la v´erit´e. C’est une belle bataille navale qui s’est gagn´ee ces mois derniers contre les Turcs, sous la conduite de dom Juan d’Austria ; mais il a plu aussi `a Dieu, en d’autres occasions, d’en faire voir d’aussi belles `a nos d´epens. Il est donc malais´e de ramener les choses divines `a notre appr´eciation, sans qu’elles n’aient `a en souffrir. Arius et son Pape L´eon, chefs principaux de cette h´er´esie, moururent `a des moments diff´erents, mais de morts tr`es semblables et tr`es ´etranges, puisque tous deux durent quitter un d´ebat pour se rendre au cabinet d’aisance `a cause de maux de ventre, et y moururent. Mais celui qui voudrait consid´erer cela 1. Cette r´edaction est propre `a l’´edition de 1595. Dans les ´editions pr´ec´edentes, on trouve : « appuyer nostre religion par le bonheur & prosperit´e de nos entreprises. »

Chapitre 31 – Qu’il faut peu se mˆeler de juger les d´ecrets divins 303 comme une vengeance divine, encore amplifi´ee pour s’ˆetre produite en un tel lieu, pourrait alors aussi bien y associer la mort d’H´eliogabale, lui aussi tu´e en ce genre d’endroit. . . ! 7. Mais quoi ? Ir´en´ee a connu le mˆeme sort. Dieu, voulant nous apprendre que les bons ont autre chose `a esp´erer, et les m´echants autre chose `a craindre que les ´ev´enements heureux ou malheureux de ce monde, les manie et les applique selon son pouvoir occulte, et nous ˆote le moyen d’en faire sottement notre profit. Bien l´egers ceux qui veulent s’en pr´evaloir selon la raison humaine. Comme des escrimeurs, ils ne font jamais mouche sans recevoir deux touches en retour ! Saint Augustin [dans la Cit´e de Dieu] en donne une belle preuve contre ses adversaires. C’est un conflit qui se r´esout plus par la m´emoire que par la raison. Il faut se contenter de la lumi`ere qu’il plaˆıt au soleil de nous communiquer par ses rayons, et celui qui l`evera les yeux directement vers lui pour en prendre plus ne doit pas s’´etonner si pour punition de son exag´eration il y perd la vue. Qui, parmi les hommes peut connaˆıtre les desseins de Dieu? « Qui peut imaginer ce que veut le Seigneur2 ? » 2. Bible, Le livre de la Sagesse, IX, 13.

Chapitre 32 Fuir les plaisirs au prix de la vie? 1. J’avais bien vu que la plupart des opinions anciennes ´etaient d’accord sur ce point : il est temps de mourir quand il y a plus de mal que de bien `a vivre, et conserver notre vie au prix de la souffrance et de la d´ech´eance, c’est aller contre les r`egles mˆemes de la nature. Comme disent ces vieilles r`egles en effet : Ou une vie tranquille ou une mort heureuse. Po`etes gnomiques anonymes [3]. Il est bien de mourir quand la vie devient une charge. Plutˆot ne pas vivre que vivre dans le malheur. 2. Mais pousser le m´epris de la mort au point de l’employer pour se d´efaire des honneurs, des richesses, des grandeurs et autres faveurs, de tous ces biens que nous devons `a un sort favorable, comme si la raison n’avait pas assez `a faire pour nous persuader de les abandonner sans qu’il faille y ajouter encore ce nouveau poids, cela je ne l’avais jamais vu ni prescrire ni mettre en pratique, jusqu’`a ce que me tombe entre les mains ce passage de S´en`eque, dans lequel il conseille `a Lucilius, personnage puissant et jouissant d’une grande autorit´e aupr`es de l’empereur, de changer la vie voluptueuse et pompeuse qu’il m`ene et de renoncer aux ambitions du monde, pour quelque vie solitaire, tranquille et philosophique. 3. Et comme Lucilius y all´eguait quelques difficult´es : « A mon avis, dit S´en`eque, ou tu quittes cette vie-l`a, ou tu quittes la vie tout `a fait. Je te conseille de suivre la voie la plus douce, et de d´etacher plutˆot que de trancher ce que tu as mal nou´e ; `a la

306 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I condition que, s’il est impossible de le d´etacher autrement, tu le tranches. Il n’est pas d’homme, si peureux soit-il, qui ne pr´ef`ere tomber une fois que de demeurer dans un ´equilibre instable. » J’aurais trouv´e ce conseil bien assorti `a la rudesse des Sto¨ıciens, mais il est plus ´etonnant qu’il soit emprunt´e `a ´Epicure, qui ´ecrit, sur ce sujet, des choses du mˆeme genre `a Idom´en´ee. 4. Je pense avoir remarqu´e quelque chose de semblable parmi les gens de chez nous, mais avec la mod´eration chr´etienne. Saint-Hilaire, ´evˆeque de Poitiers, ce fameux ennemi de l’h´er´esie arienne, alors qu’il ´etait en Syrie, fut inform´e qu’Abra, sa fille unique, qu’il avait laiss´ee l`a-bas avec sa m`ere, ´etait recherch´ee en mariage par les plus brillants seigneurs du pays, parce qu’elle ´etait bien ´elev´ee, belle et riche, et dans la fleur de son ˆage. Il lui ´ecrivit alors – comme on peut le voir en lisant son histoire – pour qu’elle renonce `a tous ces plaisirs et avantages qu’on lui faisait miroiter ; qu’il lui avait trouv´e pendant son voyage un bien meilleur parti, bien plus digne d’elle, un mari d’un tout autre pouvoir et d’une toute autre magnificence, qui lui donnerait en pr´esent des robes et des joyaux d’un prix inestimable. 5. Son dessein ´etait de lui faire perdre le goˆut et l’usage des plaisirs mondains, pour l’unir enti`erement `a Dieu. Mais pour cela, le plus court et le plus certain moyen lui semblant ˆetre la mort de sa fille, il ne cessa, par ses vœux, ses pri`eres et oraisons, de demander `a Dieu de l’ˆoter de ce monde et de la rappeler `a lui. Et c’est ce qu’il advint ; car peu de temps apr`es son retour, elle mourut, et il en montra une joie extraordinaire. Ce personnage semble ench´erir sur les autres, du fait qu’il emploie ce moyen en premier lieu, alors que les autres n’y font appel que subsidiairement, et aussi parce qu’il s’agit de sa fille unique. 6. Mais je ne veux pas passer sous silence la fin de cette histoire, bien qu’elle sorte un peu de mon propos : la femme de saint Hilaire ayant appris de sa bouche comment la mort de leur fille avait ´et´e le r´esultat de son dessein et de sa volont´e, et combien celle-ci connaissait une plus grande f´elicit´e d’ˆetre enlev´ee `a ce monde plutˆot que d’y demeurer, elle ´eprouva une telle attirance envers la b´eatitude ´eternelle et c´eleste qu’elle sollicita son mari avec une extrˆeme insistance pour qu’il fasse la mˆeme chose pour elle. Et Dieu, c´edant `a leurs pri`eres communes, l’ayant rappel´ee `a lui peu de temps apr`es, ce fut une mort accueillie avec un extrˆeme contentement par eux deux.

Chapitre 33 Le hasard va souvent de pair avec la raison 1. Le hasard1 est tellement sujet `a variations qu’il se pr´esente `a nous sous de multiples aspects. Y a-t-il justice plus exp´editive que celle-ci? Le duc de Valentinois ayant r´esolu d’empoisonner Adrian, cardinal de Cornete, chez qui il allait souper, au Vatican, avec son p`ere le pape Alexandre VI, lui fit porter auparavant une bouteille de vin empoisonn´e, et ordonna au sommelier qu’il la garde bien soigneusement. Le pape ´etant arriv´e avant son fils et ayant demand´e `a boire, le sommelier, qui pensait que ce vin ne lui avait ´et´e recommand´e que pour sa qualit´e, en servit au pape, et le duc lui-mˆeme, arrivant au moment de la collation, et persuad´e qu’on n’avait pas touch´e `a sa bouteille, en but `a son tour, de sorte que le p`ere en mourut brutalement, et que le fils, malade, apr`es avoir longtemps souffert, connut un autre sort, bien pire encore2 . 2. Il semble parfois que le hasard se joue de nous `a point nomm´e3 . Ainsi le seigneur d’Estr´ee, alors porte-enseigne de Mon1. Montaigne emploie tr`es souvent le mot « fortune » pour signifier le sort, le hasard. Ce terme a pris un sens restreint aujourd’hui, mais on le retrouve encore dans des expressions telles que « bonne fortune » ou encore « faire contre mauvaise fortune bon cœur ». Je traduis ici (et g´en´eralement) par « hasard », mais s’agissant d’un ensemble d’´ev´enements et non d’un seul, je traduis aussi parfois par « destin » ou « destin´ee ». 2. On sait seulement que C´esar Borgia, emprisonn´e par Gonzalve de Cordoue `a la demande du pape Jules II, r´eussit `a s’´evader, et se mit au service du roi de Navarre comme « condottiere », et p´erit dans une embuscade en 1507. Ce qui n’est pas vraiment « pire », `a tout prendre, que de mourir empoisonn´e apr`es de longues souffrances ! 3. L’anecdote qui suit est tir´ee des « M´emoires » des fr`eres Du Bellay [26].

308 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I sieur de Vendˆome, et le seigneur de Licques, lieutenant de la compagnie du duc d’Ascot, alors qu’ils ´etaient tous deux les soupirants de la sœur du sieur de Foungueselles, bien que de partis oppos´es (comme cela arrive chez des gens voisins de la fronti`ere), ce fut le sieur de Licques qui l’emporta. Mais le jour mˆeme des noces, et qui pis est, avant d’aller se coucher, le mari´e eut envie de rompre une lance en l’honneur de sa nouvelle ´epouse, et sortit pour prendre part `a une escarmouche pr`es de Saint-Omer. Or le sieur d’Estr´ee, qui s’y trouvait et y fut vainqueur, le fit prisonnier. Et pour ajouter encore `a son avantage, il fallut que la demoiselle, Contrainte de s’arracher aux bras d’un jeune ´epouxCatulle [7], LXVIII, 81-83. Avant qu’un autre hiver et puis un autre encore Eussent en de longues nuits rassasi´e leurs feux. . . lui pr´esente elle-mˆeme la requˆete, en invoquant sa courtoisie, de lui rendre le prisonnier. Ce qu’il fit, la noblesse fran¸caise ne refusant jamais rien aux dames. 3. Le hasard ne se fait-il pas parfois artiste? Constantin, fils d’H´el`ene, fonda l’empire de Constantinople ; et bien des si`ecles plus tard, ce fut Constantin, fils d’H´el`ene, qui l’acheva. 4. Quelquefois il se plaˆıt `a rivaliser avec les miracles. On dit que lors du si`ege d’Angoulˆeme par le roi Clovis, les murailles de la cit´e tomb`erent d’elles-mˆemes par la faveur divine. Et Bouchet emprunte `a quelque auteur ce r´ecit : le roi Robert assi´egeant une ville, avait quitt´e le si`ege pour aller `a Orl´eans et donner de la solennit´e `a la fˆete de saint Aignan. Comme il ´etait dans ses d´evotions, `a un certain moment de la messe, les murailles de la ville assi´eg´ee s’effondr`erent d’elles-mˆemes4 . Dans les guerres d’Italie, ce fut tout le contraire : le capitaine Rense assi´egeant pour nous la ville d’´Eronne, avait fait mettre une mine sous un grand pan de mur. Mais le mur se trouvant brutalement projet´e en l’air, retomba d’un bloc tout droit dans ses fondations, tant et si bien que les assi´eg´es n’en furent pas moins prot´eg´es. 5. Parfois aussi, le hasard se fait m´edecin. Jason de Ph`eres5 , abandonn´e par les m´edecins `a cause d’une tumeur qu’il avait dans 4. Ces « miracles » sont emprunt´ees aux Annales d’Aquitaine(1535), de Jean Bouchet. 5. Pline et S´en`eque parlent de ce cas extraordinaire. . . .

Chapitre 33 – Le hasard va souvent de pair avec la raison 309 la poitrine, r´esolut de s’en d´ebarrasser, mˆeme par la mort, et se jeta `a corps perdu dans une bataille au beau milieu des ennemis. Il y re¸cut une blessure qui le transper¸ca, et tellement au bon endroit, que sa tumeur en fut ˆot´ee, et qu’il en gu´erit. 6. Le hasard ne surpassa-t-il pas le peintre Protog`ene dans la maˆıtrise de son art? Celui-ci ayant achev´e l’image d’un chien las et ´epuis´e, se trouvait satisfait de toutes les parties du tableau sauf de celle o`u il ne parvenait pas `a repr´esenter comme il l’aurait voulu l’´ecume et la bave de la bˆete ; fort d´epit´e `a cause de cela, il prit son ´eponge, et comme elle ´etait imbib´ee de toutes sortes de teintes, il la jeta sur le tableau, pour tout effacer. Et voil`a que par un hasard extraordinaire, l’´eponge frappa le tableau exactement `a l’endroit de la bouche du chien, et y porta la touche finale, ce `a quoi l’art n’avait pu parvenir. 7. Le hasard ne dirige-t-il pas aussi parfois nos projets pour les corriger? Isabelle, reine d’Angleterre, devait revenir de Z´elande vers son royaume avec une arm´ee en faveur de son fils et contre son mari. Elle eˆut ´et´e perdue si elle ´etait arriv´ee au port qu’elle avait choisi, car ses ennemis l’y attendaient. Mais le hasard l’entraˆına ailleurs contre son gr´e, et elle toucha terre en toute s´ecurit´e. Que l’on pense aussi `a cet homme de l’Antiquit´e qui, croyant jeter une pierre `a un chien, en frappa et tua sa marˆatre. . . N’eut-il pas raison de prononcer ce vers : Le hasard est plus sage que nous6 . 8. Icet`es avait suborn´e deux soldats pour assassiner Timol´eon, qui s´ejournait `a Adrane, en Sicile. Ils d´ecid`erent de le faire au moment o`u celui-ci proc´ederait `a quelque sacrifice. S’´etant mˆel´es `a la foule, et comme ils se faisaient signe que l’occasion ´etait favorable `a leur entreprise, voici un troisi`eme homme qui, d’un grand coup d’´ep´ee frappe l’un d’eux `a la tˆete, le laisse mort `a terre et s’enfuit. L’autre, se croyant alors d´ecouvert et perdu, cherche refuge aupr`es de l’autel, supplie qu’on le prot`ege, en promettant de dire toute la v´erit´e. Et comme il faisait le r´ecit de la conjuration, voici qu’on se saisit du troisi`eme homme, et que le peuple le pousse et le malm`ene, comme meurtrier, `a travers la cohue, 6. M´enandre, in « Po`etes gnomiques » anonymes [3].

310 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I pour le conduire `a Timol´eon et les membres les plus importants de l’assembl´ee. 9. Arriv´e l`a, il demande grˆace, et dit qu’il n’a fait que justice en tuant l’assassin de son p`ere. Il prouve sur le champ, grˆace `a des t´emoins qu’un heureux hasard lui fournit fort `a propos, qu’en la ville des L´eontins, son p`ere avait vraiment ´et´e tu´e par celui dont il venait de tirer vengeance. On lui accorda dix mines attiques pour avoir par bonheur, `a cause de la mort de son p`ere, sauv´e de la mort le « p`ere de tous les siciliens ». Ce hasard-l`a d´epasse en efficacit´e les dispositions de la sagesse humaine. 10. Et pour finir, ne d´ecouvre-t-on pas dans ce qui suit une remarquable manifestation de sa faveur, d’une bont´e et d’une bienveillance singuli`eres? Les Ignatius, p`ere et fils, proscrits par les triumvirs de Rome, se r´esolurent `a accomplir ce noble devoir : remettre leurs vies dans les mains l’un de l’autre, et en fruster ainsi la cruaut´e des tyrans. Ils se pr´ecipit`erent les uns sur les autres, l’´ep´ee au point, mais le hasard dirigea leurs pointes et en fit deux coups ´egalement mortels ; mais il fit aussi que, en l’honneur d’une si belle amiti´e, ils eussent encore tout juste la force de retirer des plaies leurs bras ensanglant´es et arm´es pour s’´etreindre en cet ´etat, et si fortement, que les bourreaux durent couper ensemble leurs deux tˆetes, laissant leurs corps unis par ce noble nœud, leurs plaies jointes aspirant avec amour l’une de l’autre leur sang et leurs restes de vie.

Chapitre 34 Choses qui manquent dans nos usages 1. Feu mon p`ere, homme dont le jugement ´etait tr`es sˆur, pour quelqu’un qui n’avait que l’aide de son exp´erience et de ses qualit´es naturelles, m’a dit autrefois qu’il aurait voulu faire en sorte que dans chaque ville il y eˆut un endroit pr´evu pour cela et bien indiqu´e, o`u ceux qui auraient besoin de quelque chose puissent se rendre et faire enregistrer leur demande aupr`es d’un employ´e dont ce serait la tˆache1 . Ainsi par exemple : « je cherche `a vendre des perles » ou « je cherche des perles `a vendre ». Untel cherche des gens pour l’accompagner `a Paris. Tel autre voudrait employer quelqu’un qui ait telle qualification. Tel autre cherche un employeur. Tel autre a besoin d’un ouvrier. Qui ceci, qui cela, chacun selon ses besoins. Et il semble bien que ce moyen de nous mettre en relation les uns avec les autres apporterait une am´elioration non n´egligeable dans les rapports entre les gens. Car il est ´evident qu’il y a toujours des situations dans lesquelles on a besoin les uns des autres, et qui, parce qu’on ne trouve pas `a s’entendre, laissent les gens dans un grand embarras. 2. J’apprends, et c’est une grande honte pour notre si`ecle, que sous nos yeux, deux personnages ´eminents par leur savoir sont morts de faim : Lilius Giraldus en Italie et S´ebastien Castalio en Allemagne. Et je crois pourtant qu’il y a des milliers de gens qui les auraient fait venir chez eux avec de tr`es avantageuses situations, ou mˆeme les auraient secourus l`a o`u ils ´etaient, s’ils l’avaient 1. La premi`ere ´evocation des « petites annonces »? Cette id´ee fut mise en œuvre en 1631 par Renaudot, fondateur de la Gazette de France.

312 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I su. Le monde n’est pas `a ce point corrompu qu’il ne puisse s’y trouver un homme qui souhaiterait vivement que les moyens dont il dispose grˆace aux siens, et tant qu’il plaira au destin de lui permettre d’en profiter, puissent ˆetre employ´es pour mettre `a l’abri de la n´ecessit´e les personnages rares et remarquables en quelque domaine que ce soit, et que le malheur accable parfois jusqu’`a la derni`ere extr´emit´e. Il pourrait `a tout le moins les mettre dans une situation telle que, si elle ne leur plaisait pas, cela ne pourrait relever que d’un d´efaut de leur esprit. 3. En mati`ere de gestion domestique, mon p`ere avait une m´ethode, que j’approuve, mais que je ne parviens nullement `a suivre. C’est qu’en plus du registre des affaires du m´enage, o`u se notent les menus comptes, paiements, march´es, qui ne n´ecessitent pas le recours `a un Notaire, et dont un intendant a la charge, il ordonnait `a celui de ses domestiques qui lui servait de secr´etaire, de tenir un journal dans lequel il devait ins´erer ce qui se produisait de notable, et ainsi jour par jour, tout ce qui pourrait servir `a l’histoire de sa maison. Cette histoire est tr`es agr´eable `a relire, quand le temps commence `a en effacer le souvenir, et elle est souvent tr`es utile pour nous tirer d’embarras : quand fut commenc´ee telle chose? quand fut-elle achev´ee? Quels grands personnages et leurs suites sont-ils pass´es chez nous? Combien de temps y sontils demeur´es? Nos voyages, nos absences, les mariages, les d´ec`es ; les bonnes ou mauvaises nouvelles re¸cues ; les changements des principaux serviteurs – bref, toutes ces choses-l`a. C’est une coutume ancienne, mais je pense qu’il faudrait la reprendre, chacun `a sa fa¸con. Et je m’en veux de ne l’avoir fait.

Chapitre 35 Sur l’usage de se vˆetir 1. O`u que je veuille aller, il me faut forcer quelque barri`ere ´erig´ee par l’usage, tant il a soigneusement barr´e toutes nos avenues. Je me demandais, en cette saison frileuse, si cette fa¸con qu’ont les peuples derni`erement d´ecouverts d’aller tout nus ´etait due `a la chaude temp´erature de l’air, comme nous le disons `a propos des Indiens et des Maures, ou si elle est originelle chez l’homme. Sur des sujets comme celui-ci, o`u il faut distinguer les lois naturelles de celles qui ont ´et´e invent´ees, et d’autant que tout ce qui est sous le ciel, comme le dit la Sainte ´Ecriture1 , est astreint aux mˆeme lois, les gens intelligents all`eguent ordinairement l’ordonnance g´en´erale du monde, o`u rien n’est artificiel. Or, comme tout par ailleurs est exactement pourvu de fil et d’aiguille pour pouvoir se maintenir en ´etat, il est peu vraisemblable que nous soyons les seuls `a avoir ´et´e faits dans un ´etat d´efectueux et indigent, dans un ´etat qui ne puisse se maintenir sans secours ext´erieur. C’est pourquoi, de mˆeme que les plantes, les arbres, les animaux, tout ce qui vit se trouve naturellement pourvu d’une protection suffisante pour se d´efendre contre les injures du temps, Aussi la plupart des corps sont-ils envelopp´es Lucr`ece [41], IV, 936-37. De cuir, de coquille, de callosit´es ou d’´ecailles. de mˆeme je pense que nous l’´etions nous aussi. 1. Cette sentence ´etait grav´ee sur les poutres de la « librairie » de Montaigne : « Omnium quae sub sole sunt fortuna et lex par est » (Eccl´esiaste, IX).

314 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 2. Mais comme ceux qui ´eteignent la lumi`ere du jour par une lumi`ere artificielle, nous avons ´eteint nos propres moyens par des moyens emprunt´es. Et il est ais´e de voir que c’est l’habitude qui nous rend impossible ce qui ne l’est pas. Car parmi ces peuples qui ne connaissent pas les vˆetements, il s’en trouve qui habitent `a peu pr`es sous le mˆeme climat que le nˆotre ; et de plus, la partie la plus d´elicate de nous-mˆemes est celle qui se trouve toujours `a d´ecouvert : les yeux, la bouche, le nez, les oreilles ; chez nos paysans comme chez nos a¨ıeux, la poitrine et le ventre ´egalement. Si nous ´etions n´es avec l’obligation de porter des cotillons et des culottes « `a la grecque », il ne fait pas de doute que la nature n’eˆut muni d’une peau plus ´epaisse ce qu’elle eˆut abandonn´e `a l’injure des saisons, comme elle l’a fait pour le bout des doigts et pour la plante des pieds. 3. Pourquoi cela semble-t-il difficile `a croire ? Entre ma fa¸con d’ˆetre vˆetu et celle d’un paysan de chez nous, je trouve qu’il y a bien plus de diff´erence qu’entre la sienne et celle d’un homme qui n’est vˆetu que de sa peau. Et combien d’hommes, surtout en Turquie, vont nus par d´evotion ! 4. Je ne sais plus qui2 demanda un jour `a un de nos gueux, qu’il voyait en chemise en plein hiver, et d’aussi bonne humeur que celui qui se tient emmitoufl´e jusqu’aux oreilles dans des fourrures de martre : « comment pouvez-vous endurer cela? » – « Vous, monsieur, r´epondit-il, vous avez le visage d´ecouvert. Eh bien ! moi je suis tout entier un visage ! » Les Italiens racontent que le fou du duc de Florence, il me semble, `a qui son maˆıtre demandait comment, si mal vˆetu, il pouvait supporter le froid, qu’il ne pouvait supporter lui-mˆeme, r´epondit : « Suivez ma recette : mettez sur vous tous les vˆetements dont vous disposez, comme je fais avec les miens, et vous n’en souffrirez pas plus que moi. » On ne put jamais convaincre le roi Massinissa, mˆeme dans son extrˆeme vieillesse, de se couvrir la tˆete, quelque froid, orage ou pluie qu’il fˆıt ; et l’on dit aussi cela de l’empereur S´ev`ere. 5. Dans les batailles entre les ´Egyptiens et les Perses, H´erodote dit avoir remarqu´e, et d’autres aussi, que parmi les morts, le 2. Cet homme est Florimond de Raemond, magistrat et historien, qui acheta sa charge `a Montaigne en 1570. Il avait en effet ´ecrit en marge de son exemplaire des « Essais » : « Ce fut moy qui fit ceste demande `a un jeune garsson que je trouvai. . . ».

Chapitre 35 – Sur l’usage de se vˆetir 315 crˆane des ´Egyptiens ´etait incontestablement plus dur que celui des Perses, pour la bonne raison que ces derniers portaient toujours H´erodote [36], III, 13. des coiffes ou des turbans, alors que les autres avaient la tˆete ras´ee d`es l’enfance et allaient toujours nu-tˆete. 6. Jusqu’`a sa fin, le roi Ag´esilas s’´etait fait une r`egle de porter les mˆemes vˆetements ´et´e comme hiver. Selon Su´etone, C´esar Su´etone [75], C´esar, LXII. marchait toujours devant ses troupes, et le plus souvent `a pied, tˆete nue, qu’il fasse soleil ou pluie ; et l’on dit aussi la mˆeme chose d’Hannibal, Alors, sur sa tˆete nue, il re¸cut `a torrents Silius Italicus [87], I, 250-51. La pluie et les cataractes du ciel. 7. Un V´enitien3 , qui v´ecut longtemps dans les Indes Orientales4 , et qui en revient tout juste, dit que l`a-bas les hommes et les femmes couvrent leur corps mais vont toujours pieds nus, mˆeme `a cheval. Et Platon conseille bizarrement, pour la sant´e de tout le corps, de ne donner `a la tˆete et aux pieds d’autre couverture Platon [62], XII. que celle que la nature y a mise. 8. ´Etienne Bathory que les Polonais ont choisi comme roi, apr`es Henri d’Anjou qui a ´et´e ensuite le nˆotre sous le nom d’Henri III, et qui est `a la v´erit´e un des plus grands princes de notre si`ecle, ne porte jamais de gants, et ne change jamais quand il sort le bonnet qu’il porte `a l’int´erieur, quel que soit le temps qu’il fait, mˆeme en hiver. 9. Si je ne puis supporter d’ˆetre d´eboutonn´e et d´ebraill´e, les laboureurs de mon voisinage, eux, se sentiraient bien gˆen´es de ne pas l’ˆetre. Varron pr´etend que, quand on ordonna que nous gardions la tˆete nue en pr´esence des dieux ou du magistrat, on le fit plus par souci de notre sant´e et pour nous fortifier contre les intemp´eries, que comme une marque de respect. 10. Et puisque nous sommes sur le froid, et que nous, Fran¸cais, sommes habitu´es `a mettre des vˆetements bigarr´es (mais pas moi, je ne m’habille gu`ere que de noir ou de blanc, comme le faisait mon p`ere), ajoutons ceci : le Capitaine Martin Du Bellay 3. Ce V´enitien est Gasparo Balbi, qui avait publi´e en 1590 un Viaggio dell’Indie Orientali. 4. Montaigne ´ecrit : « le royaume de P´egu ». Selon certains dictionnaires, ce serait en fait la Birmanie actuelle.

316 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I raconte avoir vu, pendant l’exp´edition au Luxembourg, des gel´ees si rudes que le vin des provisions ´etait coup´e `a coups de hache, qu’il ´etait distribu´e au poids aux soldats, et qu’ils l’emportaient dans des paniers. Ovide dit des choses du mˆeme genre : Le vin conserve la forme de la cruche. Ovide [55], III, x, 23. Ce n’est plus un breuvage : on le boit en morceaux ! 11. Les gel´ees sont si rudes `a l’embouchure du Marais M´eotide5 , qu’`a l’endroit mˆeme o`u le lieutenant de Mithridate avait livr´e bataille aux ennemis `a pied sec, et les avait vaincus, il gagna encore contre eux, l’´et´e venu, une bataille navale ! 12. Le Romains furent tr`es d´esavantag´es dans le combat qu’ils livr`erent contre les Carthaginois pr`es de Plaisance6 , parce qu’ils mont`erent `a la charge le sang fig´e et les membres transis de froid ; Hannibal, de son cˆot´e, avait fait faire du feu dans tout son camp pour r´echauffer ses soldats, et distribuer de l’huile dans les compagnies, afin qu’ils puissent en frictionner leurs membres engourdis et rendre ainsi leurs nerfs plus souples et prot´eger les pores de leur peau contre les bourrasques et le vent glac´e qui soufflait alors. 13. La retraite des Grecs, revenant de Babylone vers leur pays7 , est c´el`ebre par les difficult´es et les souffrances qu’ils eurent `a surmonter. C’est ainsi, par exemple, qu’ils furent accueillis dans les montagnes d’Arm´enie par une terrible tempˆete de neige, et qu’ils en perdirent leur chemin, ne reconnaissant plus le pays. ´Etant soudain attaqu´es, ils durent rester un jour et une nuit sans boire ni manger, et la plupart de leurs bˆetes moururent. Parmi eux, il y eut beaucoup de morts ; nombre d’entre eux devinrent aveugles `a cause du gr´esil et de la lumi`ere ´eblouissante de la neige ; beaucoup d’autres avaient les extr´emit´es des membres gel´ees, d’autres encore ´etaient raides, transis, et immobilis´es par le froid, et pourtant encore pleinement conscients. 5. C’est le nom ancien de la mer d’Azov. La source de Montaigne est Strabon, VII, 3, 18. 6. Source : Tite-Live, XXI, 54. 7. C’est la retraite « des Dix-Mille », en 400 av. J-C. Elle a ´et´e racont´ee par X´enophon, qui la dirigeait, dans l’Anabase. (Cet ´episode figure au livre IV, 5).

Chapitre 35 – Sur l’usage de se vˆetir 317 14. Alexandre vit un peuple chez qui on enterre les arbres fruitiers en hiver pour les prot´eger de la gel´ee. Nous pouvons aussi voir cela chez nous. 15. A propos de vˆetements : le roi du Mexique changeait quatre fois par jour de vˆetements et jamais ne les remettait. Il Gomara [22], II, 3. employait ceux qu’il ˆotait `a ses lib´eralit´es et r´ecompenses continuelles, de mˆeme que jamais ni pot, ni plat, ni ustensile de sa cuisine et de sa table ne lui ´etaient pr´esent´es deux fois.

Chapitre 36 Sur Caton le Jeune 1. je ne commets pas l’erreur courante qui consiste `a juger autrui d’apr`es moi-mˆeme. Je lui accorde volontiers des qualit´es diff´erentes des miennes. Si je me suis engag´e dans quelque chose, je n’oblige pas tout le monde `a me suivre, comme font la plupart des gens. Je crois, et je con¸cois mille fa¸cons diff´erentes de vivre. A l’inverse de la plupart des gens, j’accepte plus facilement la diff´erence que la ressemblance. Je d´echarge bien volontiers cet autre que moi de mes propres r`egles et principes, et le consid`ere simplement en lui-mˆeme, sans le comparer `a moi, me le repr´esentant selon son propre mod`ele. Bien que je ne sois pas chaste, je n’en admire pas moins la chastet´e des Feuillants et des Capucins, et je trouve bonne leur fa¸con de vivre. Je me mets `a leur place en imagination et les aime et les honore d’autant plus qu’ils sont diff´erents de moi. Je voudrais vraiment que l’on nous juge chacun en particulier et qu’on ne me traite pas en fonction des exemples communs. 2. Ma propre faiblesse n’alt`ere aucunement la bonne opinion que je dois avoir de la force et de la vigueur de ceux qui le m´eritent. « Il est des gens qui ne louent que ce qu’ils croient Cic´eron, [16], II, 1. pouvoir imiter. » Je rampe sur le limon de la terre, mais cela ne m’empˆeche pas de remarquer dans le ciel la hauteur inimitable de certaines ˆames h´ero¨ıques. C’est d´ej`a beaucoup pour moi si je puis avoir un jugement correct, si mes actes ne peuvent l’ˆetre, et de maintenir au moins cette partie essentielle de moi exempte de corruption. C’est d´ej`a quelque chose que ma volont´e soit en bon ´etat quand mes jambes, elles, sont d´efaillantes.

320 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 3. Ce si`ecle dans lequel nous vivons, au moins dans nos contr´ees, est si grossier, que ce n’est mˆeme pas la pratique, mais l’imagination de la vertu qui y fait d´efaut ; et le mot lui-mˆeme ne semble pas ˆetre autre chose qu’un jargon de coll`ege : . . . ils croient que la vertu n’est qu’un mot,Horace [34], VI, 31. Et que le bois sacr´e n’est que du bois « [La vertu]qu’ils devraient honorer, quand bien mˆeme ils se-Cic´eron [16], V,2. raient incapables de la comprendre. . . » C’est une breloque1 `a accrocher au mur, au bout de la langue, ou au bout de l’oreille, pour faire joli. . . 4. On ne voit plus d’action vertueuse : celles qui en ont l’allure n’en sont pas vraiment, car nous y sommes incit´es par le profit, la gloire, la crainte, l’accoutumance, et autres causes qui n’ont rien `a voir avec la vertu. La justice, la vaillance et la bienveillance dont nous faisons preuve alors peuvent bien porter ce nom, pour l’apparence qu’elles offrent `a autrui et qu’elles affichent en public. Mais pour leur auteur, ce n’est nullement de la vertu. C’est un autre objectif qui est vis´e, une autre cause qui le meut. Or la vertu ne reconnaˆıt comme sien que ce qui se fait par elle et pour elle seule. 5. Apr`es cette grande et fameuse bataille de Potid´ee2 , que les Grecs command´es par Pausanias remport`erent contre Mardonius et les Perses, les vainqueurs, selon leur coutume, se partag`erent la gloire de l’exploit, et attribu`erent au peuple de Sparte la valeur la plus haute en ce combat. Les Spartiates, eux-mˆemes excellents juges en ces mati`eres, ayant `a d´ecider auquel des leurs il fallait d´ecerner l’honneur de s’ˆetre le mieux comport´e, jug`erent qu’Aristod`eme ´etait celui qui s’´etait battu le plus courageusement. Mais ils ne lui attribu`erent pourtant pas le prix, parce que son h´ero¨ısme avait ´et´e provoqu´e par le d´esir de se laver du reproche qu’il avait encouru `a la bataille des Thermopyles, par une 1. Le mot du texte est « affiquet ». Il figure encore dans certains dictionnaires, mais n’est plus gu`ere employ´e. A. Lanly traduit par « objet », mais sugg`ere « babiole » et « colifichet ». A cause du contexte, j’ai pr´ef´er´e « breloque ». 2. Potid´ee? En fait il s’agit plutˆot de la c´el`ebre bataille de Plat´ees, en B´eotie, o`u les Grecs s’oppos`erent en effet `a Mardonios et aux Perses, en 479 av. J. -C.

Chapitre 36 – Sur Caton le Jeune 321 ardente volont´e de mourir courageusement pour effacer sa honte pass´ee. 6. Nos jugements sont malades3 , ils ne font que suivre la d´epravation de nos mœurs. Je vois la plupart des esprits de mon temps s’ing´enier `a obscurcir la gloire des belles et g´en´ereuses actions d’antan, en leur donnant de viles interpr´etations et en leur inventant des circonstances et des causes sans fondement. Quelle subtilit´e, vraiment ! Qu’on me donne l’action la meilleure et la plus pure, et je vais lui trouver cinquante intentions vicieuses. . . et vraisemblables ! Pour qui veut s’y prˆeter, Dieu sait de quelle diversit´e d’id´ees souffre notre volont´e int´erieure. Et eux, avec toutes leurs m´edisances, ils croient faire les malins, mais ils sont plus bˆetes que m´echants, ils sont seulement lourds et grossiers. 7. `A l’inverse, je prendrais volontiers pour ´epauler ces grands noms la mˆeme peine et la mˆeme libert´e que celles que l’on prend pour les d´enigrer. Ces caract`eres exceptionnels, s´electionn´es par l’opinion commune des sages4 pour servir d’exemple au monde, je n’h´esiterai pas `a les remettre `a l’honneur, pour autant que je puisse les interpr´eter et les repr´esenter sous un jour favorable. Et il faut bien admettre que les efforts que cela demande `a la pens´ee sont tr`es au-dessous de leur m´erite. C’est le devoir des gens de bien que de peindre la vertu de la plus belle fa¸con possible. Et on ne devrait pas ˆetre m´econtent si la passion nous emportait `a faire d’aussi admirables portraits. Ce que font les autres au contraire, ils le font par m´echancet´e ou par ce vice qu’ils ont de ramener leurs croyances `a leur port´ee, comme je l’ai d´ej`a montr´e ; ou bien, comme je le pense plutˆot, c’est qu’ils n’ont pas la vue assez bonne ni assez nette, ni suffisamment habitu´ee `a concevoir la splendeur de la vertu en sa puret´e naturelle. Comme le dit Plutarque : de son temps, certains attribuaient la mort de Caton Le Jeune `a la crainte qu’il aurait eue de C´esar. Cela l’irrite `a juste titre. Et l’on peut juger par l`a de combien il eˆut ´et´e encore plus 3. Montaigne ´ecrit « encores malades ». Mais comme « encores » peut aussi signifier « en ce moment », « `a cette heure », j’ai choisi de l’omettre tout simplement. 4. A. Lanly [51] adopte le terme utilis´e en anglais par M. D. Frame [27], « consensus », qu’il trouve « tr`es heureux ». Mais le mot, comme l’id´ee, sont assur´ement bien trop « marqu´es » par la culture anglo-saxonne, et trop modernes, pour ne pas constituer un anachronisme dans le texte de Montaigne parlant des « sages » de l’Antiquit´e. . .

322 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I choqu´e par ceux qui l’ont attribu´ee `a l’ambition. Sottes gens ! Pour cet homme-l`a, mieux eˆut valu encourir l’ignominie en faisant une belle action, juste et g´en´ereuse, plutˆot que d’agir pour la gloire. Ce fut v´eritablement un mod`ele, choisi par la nature, pour montrer jusqu’o`u la vertu et la force morale de l’homme peuvent s’´elever. 8. Mais je ne suis pas `a mˆeme ici de traiter ce grand sujet. Je voudrais seulement faire œuvrer ensemble les beaux vers de cinq po`etes latins qui ont chant´e les louanges de Caton, dans son int´erˆet, et incidemment, pour le leur aussi. Un enfant bien ´eduqu´e trouvera que, par rapport aux autres, les deux premiers sont un peu languissants, le troisi`eme plus vif, mais auquel nuit l’exc`es mˆeme de sa force. Il jugera qu’il y aurait place encore pour deux ou trois genres d’imagination pour en arriver au quatri`eme, devant lequel il joindra les mains en signe d’admiration. Le dernier devance les autres de quelque distance, mais une distance qu’il jurera ne pouvoir ˆetre combl´ee par nul esprit humain. Et devant lui il sera comme frapp´e de stupeur, et ´emu `a l’extrˆeme. 9. Et voici une chose ´etonnante : nous avons bien plus de po`etes que de critiques et de commentateurs de la po´esie. Il est plus ais´e d’en ´ecrire que de la comprendre ! A un premier niveau, on peut la juger selon les r`egles de l’art. Mais la bonne, la suprˆeme, la divine est au-del`a des r`egles et de l’entendement. Quiconque en discerne la beaut´e d’une vue ferme et tranquille ne la voit pas r´eellement, pas plus qu’on ne voit la splendeur d’un ´eclair. Elle n’emprunte pas les voies de notre jugement, elle le transporte et y fait des ravages. Cette fureur, qui aiguillonne celui qui parvient `a la p´en´etrer, frappe aussi celui `a qui l’on en parle et `a qui on la r´ecite, de mˆeme que l’aimant ne se contente pas d’attirer une aiguille, mais lui communique aussi son pouvoir d’en attirer d’autres. Et on peut observer clairement au th´eˆatre que l’inspiration sacr´ee des Muses, qui a d’abord insuffl´e au po`ete le col`ere, la deuil, la haine, qui l’a fait sortir de lui-mˆeme et l’a men´e o`u elle a voulu, se communique aussi `a travers lui `a l’acteur, et par l’acteur, au public tout entier. Ce sont comme des aiguilles aimant´ees suspendues les unes aux autres. 10. D`es ma plus tendre enfance, la po´esie a eu sur moi cet effet de me transporter. Mais cet effet tr`es vif, qui est naturel

Chapitre 36 – Sur Caton le Jeune 323 chez moi, a ´et´e modifi´e de diverses fa¸cons, par la diversit´e des styles ; non qu’il y en eˆut de tr`es hauts et d’autres plus bas, car ils s’agissait toujours des plus ´elev´es dans chaque genre, mais c’´etait comme s’il y en avait de diff´erentes couleurs5 . Tout d’abord une fluidit´e gaie et inventive ; puis une subtilit´e aigu¨e et ´elev´ee ; et enfin, une force arriv´ee `a maturit´e, et ferme. Mais les exemples le montreront bien mieux : Ovide, Lucain, Virgile, voil`a nos gens `a l’œuvre6 . Caton de son vivant bien plus grand que C´esar Martial [45], VI, 32. dit l’un, Caton, invincible, ayant vaincu la mort Manilius [44], IV, 87. dit l’autre. Et celui-l`a, parlant des guerres civiles entre C´esar et Pomp´ee, La cause du vainqueur est agr´eable aux dieux, Mais celle Lucain, [40], I, 128. des vaincus avait Caton pour elle. Le quatri`eme parmi les louanges de C´esar, ajoute L’univers ´etait `a ses pieds, Horace [35], II, 1, 23. Sauf l’ˆame de Caton, l’insoumis. Et enfin, le maˆıtre du chœur, apr`es avoir ´egren´e les noms des plus grands Romains, termine ainsi : A eux Caton dicte des lois. Virgile [97], VIII, 70. 5. En parlant de « couleurs » `a propos des formes po´etiques, Montaigne fait preuve d’une sensibilt´e d´ej`a assez « moderne ». 6. Le lecteur d’aujourd’hui aura peut-ˆetre un peu de peine `a s’extasier comme Montaigne devant ces quelques vers – traduits, qui plus est.

Chapitre 37 Comment nous pleurons et rions d’une mˆeme chose 1. On lit dans l’histoire ancienne qu’Antigonos fut tr`es fˆach´e contre son fils quand celui-ci lui pr´esenta la tˆete du roi Pyrrhus, qui ´etait pourtant son ennemi, et venait `a l’instant d’ˆetre tu´e en combattant contre lui, et que l’ayant vue, il se mit `a pleurer tr`es fort ; que le duc Ren´e de Lorraine d´eplora lui aussi la mort du duc Charles de Bourgogne qu’il venait de vaincre, et vint porter le deuil `a son enterrement ; qu’`a la bataille d’Auray, gagn´ee par le comte de Montfort contre Charles de Blois, son adversaire pour le duch´e de Bretagne, celui qui ´etait victorieux se montra tr`es afflig´e devant le corps de son ennemi tr´epass´e. . . Quand on lit tout cela, il ne faut pas s’´ecrier soudain, Et c’est ainsi que l’ˆame cache ses passions P´etrarque [70], lxxxi, 9-11. Dans une apparence contraire, Sous un visage tantˆot joyeux, tantˆot sombre. 2. Quand on pr´esenta `a C´esar la tˆete de Pomp´ee, les historiens disent qu’il d´etourna la tˆete, comme pour ´eviter la vue d’un spectacle laid et d´eplaisant. Il y avait eu entre eux une si longue intelligence, une telle entente dans la gestion des affaires publiques, tant de communaut´e de fortune, tant de services r´eciproquement rendus et d’alliances, qu’il ne faut pas croire que cette attitude ait ´et´e fausse et contrefaite, comme le pense cet autre :

326 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Il pensa sans p´eril pouvoir ˆetre beau-p`ere. Lucain [40], IX. Les larmes qu’il versa c’´etaient larmes forc´ees, Et ses g´emissements sortaient d’un cœur joyeux. 3. En v´erit´e la plupart de nos actions ne sont que masque et fard, et il est parfois vrai que les pleurs d’un h´eritier sont des rires sous le masque. 1 Mais en jugeant ces choses-l`a, il faut tout de mˆeme tenir compte du fait que notre ˆame se trouve souvent agit´ee de passions contraires. Et de mˆeme que dans notre corps, `a ce qu’on nous dit, il y a un assemblage d’humeurs diverses, dont la maˆıtresse est celle qui nous dirige le plus souvent du fait de notre complexion, de mˆeme dans notre ˆame, bien qu’elle soit elle aussi agit´ee de tendances diverses, il faut bien qu’il y en ait une qui demeure maˆıtresse du terrain. Mais cette domination n’est toutefois pas enti`ere : du fait de la mobilit´e et de la souplesse de notre ˆame, il arrive que les plus faibles de ces tendances reprennent encore par moments le dessus, et pour une courte offensive. 4. C’est pourquoi nous voyons les enfants, qui suivent spontan´ement la nature, rire et pleurer souvent pour la mˆeme chose. Mais ils ne sont pas les seuls : nul d’entre nous ne peut se vanter, quand il part en voyage pour son plaisir, qu’en quittant sa famille et ses amis, ils ne sente frissonner son cœur. Et si les larmes ne lui ´echappent pas tout `a fait, il n’en met pas moins le pied `a l’´etrier avec un visage triste et morne. Et mˆeme quand une belle flamme ´echauffe le cœur des filles bien n´ees, il faut pourtant encore les arracher de force au cou de leurs m`eres, pour les remettre `a leur ´epoux, quoi qu’en dise ce bon compagnon : V´enus est-elle odieuse aux nouvelles mari´ees,Catulle [8], LXVI, 15. Ou bien se moquent-elles de la joie de leurs parents Par toutes ces fausses larmes abondamment vers´ees, Au seuil de la chambre nuptiale? Par les dieux ! Ces larmes ne sont que feintes ! 1. Publius Syrus, d’apr`es Aulu-Gelle [6], XVII,14.

Chapitre 37 – Comment nous pleurons et rions. . . 327 Aussi n’est-il pas surprenant de regretter, quand il est mort, celui qu’on n’aimait pas vivant ! 5. Quand je r´eprimande mon valet, je le fais de bon cœur : mes impr´ecations ne sont pas feintes. Mais ce nuage dissip´e, s’il a besoin de moi, je vais l’aider bien volontiers : je tourne aussitˆot la page. Quand je le traite de nigaud, de veau, je ne cherche pas `a lui coller d´efinitivement ces ´etiquettes, et je n’ai mˆeme pas le sentiment de me d´edire quand je lui donne de « l’honnˆete homme » sitˆot apr`es. Aucun qualificatif ne nous d´efinit parfaitement et universellement. Si je ne craignais de passer pour fou, il n’est gu`ere de jour, ni mˆeme d’heure, o`u l’on ne m’entendrait pester contre moi-mˆeme : « Quel cr´etin2 ! » Et pourtant, je ne crois pas que j’en sois vraiment un. . . 6. Si on pensait, parce qu’on me voit faire tantˆot grise mine `a ma femme, tantˆot la regarder amoureusement, que l’une ou l’autre de ces deux attitudes soit feinte, on se tromperait bˆetement. N´eron, prenant cong´e de sa m`ere qu’il envoyait noyer, ressentit malgr´e tout l’´emotion de ces adieux maternels, et il en ´eprouva `a la fois horreur et piti´e3 . On dit que la lumi`ere du soleil n’est pas de nature continue, mais qu’il nous envoie sans cesse des rayons si rapproch´es les uns des autres que nous ne pouvons nous rendre compte de ce qui les s´epare. Large source de fluide lumi`ere, le soleil Lucr`ece [41],V, 282-284. baigne le ciel d’un ´eclat toujours renaissant, et de lumi`ere aussitˆot r´enove la lumi`ere. Et de mˆeme notre ˆame lance ses traits divers imperceptiblement. 7. Artabanos observant `a son insu Xerx`es son neveu, lui reprocha son changement soudain de contenance. Celui-ci ´etait en effet en train de consid´erer la grandeur extraordinaire de ses forces, au passage de l’Hellespont, pour sa campagne contre la Gr`ece. Il avait ´eprouv´e d’abord un tressaillement d’aise, de voir tant de milliers d’hommes `a son service, et l’all´egresse et le contentement s’´etaient lus sur son visage. Mais au mˆeme instant, venant 2. Traduction : L’expression de Montaigne est « Bran du fat », litt´eralement : « Merde pour l’imb´ecile » ! J’ai pr´ef´er´e utiliser une expression disons. . . plus courante aujourd’hui. 3. Source : Tacite [84], XIV,4.

328 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I `a penser que toutes ces vies devaient fatalement s’´eteindre au plus tard dans un si`ecle, sa mine s’´etait rembrunie, et il ´etait devenu triste `a en pleurer. 8. Nous avons poursuivi avec t´enacit´e la vengeance d’une injure, et ressenti un singulier plaisir de la victoire. Et pourtant, nous en pleurons ! Ce n’est pas de cela que nous pleurons, car il n’y a rien de chang´e ; mais nous voyons maintenant la chose d’un autre œil, et nous lui trouvons un autre visage. Car chaque chose a plusieurs aspects, plusieurs faces. La parent´e, les amiti´es et connaissances anciennes, s’emparent de notre imagination et selon leur caract`ere, y suscitent sur le moment des passions. Mais les changements y sont si brusques qu’ils nous ´echappent. 9. Rien de plus rapide que le projetLucr`ece [41], III, 182-185. Et le d´ebut d’une action par l’esprit. C’est donc que l’esprit est plus mobile que tout Ce que Nature offre `a nos sens et `a nos yeux. 10. Et c’est pourquoi, si nous pensons donner un corps unique `a cette cohorte de sentiments, nous avons tort. Quand Timol´eon pleure apr`es le meurtre qu’il a commis de fa¸con mˆurie et d´elib´er´ee, il ne pleure pas la libert´e rendue `a sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure son fr`ere. La premi`ere partie de son devoir accomplie, il lui faut maintenant assumer l’autre.

Chapitre 38 Sur la solitude 1. Laissons de cˆot´e la classique comparaison1 de la vie solitaire avec la vie active. Mais que dire de cette belle d´eclaration selon laquelle nous ne sommes pas n´es pour notre int´erˆet personnel, mais pour le bien public, sinon qu’elle cache l’ambition et la cupidit´e? Osons nous en rapporter l`a-dessus `a ceux qui m`enent la danse, et qu’ils fassent leur examen de conscience : les situations, les fonctions et autres relations mondaines ne sont-elles pas plutˆot recherch´ees, au contraire, pour tirer du public un profit personnel? Les mauvais moyens par lesquels, `a notre ´epoque, on y parvient, montrent bien que l’objectif est peu louable. Et r´epondons `a l’ambition que c’est elle-mˆeme qui nous donne le goˆut de la solitude. Car fuit-elle rien tant que la soci´et´e? Cherche-t-elle rien tant que d’avoir les coud´ees franches? 2. On peut faire le bien et le mal partout. Mais si le mot de Bias est vrai, que la pire part est la plus grande, ou ce que dit l’Eccl´esiaste, que « sur mille il n’y en a pas un de bon » : Bien rares sont les bons ; en tout `a peine autant Juv´enal [38], XIII, 26-27. Que de portes `a Th`ebes ou de bouches au Nil. Alors, dans la foule, la contagion est tr`es dangereuse : il faut imiter les vicieux, ou les ha¨ır. Mais les deux attitudes sont dangereuses : soit on leur ressemble parce qu’ils sont nombreux, soit on en hait beaucoup, parce qu’ils sont diff´erents de nous. 1. Cette comparaison ´etait en effet un lieu commun au XVIe si`ecle, apr`es Platon, Aristote et Cic´eron.

330 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 3. Les marchands qui prennent la mer ont raison de veiller `a ce que ceux qui montent `a bord du mˆeme vaisseau ne soient ni dissolus, ni blasph´emateurs, ni m´echants, car ils estiment qu’une telle soci´et´e ne peut leur porter chance. 4. C’est pourquoi Bias disait en plaisantant `a ceux qui partageaient avec lui le danger d’une grande tempˆete, et appelaient les dieux `a leur secours : « Taisez-vous, pour qu’ils ne sachent pas que vous ˆetes ici avec moi ! » Et voici un exemple plus frappant. Albuquerque, vice-roi des Indes pour le compte d’Emmanuel, roi du Portugal, ´etant en extrˆeme p´eril lors d’une tempˆete, prit sur ses ´epaules un jeune gar¸con : leur sort devenant commun, il voulait se servir de son innocence comme garantie et comme recommandation envers la faveur divine, pour qu’elle lui sauve la vie. 5. Ce n’est pas que le sage ne puisse vivre partout content, et mˆeme seul dans la foule d’un palais : mais s’il a le choix, ilS´en`eque [81], VII. en fuira, dit-il, mˆeme la vue. Il supportera cela s’il le faut, mais s’il en a la libert´e, c’est la deuxi`eme attitude qu’il choisira. Il lui semble en effet qu’il n’est pas suffisamment d´etach´e des vices, s’il faut encore qu’il supporte ceux des autres. Charondas punissait comme mauvais ceux qui ´etaient connus pour vivre en mauvaise compagnie. 6. Il n’est rien d’aussi misanthrope et sociable `a la fois que l’homme : il est l’un par vice et l’autre par nature. Et Antisth`ene ne me semble pas avoir r´epondu comme il faut `a celui qui lui reprochait de fr´equenter de mauvaises gens, quand il lui a dit : « Les m´edecins vivent bien parmi les malades ! » Car s’ils am´eliorent la sant´e de leurs patients, ils d´et´eriorent la leur, par la contagion, la vue continuelle et le contact avec les maladies. 7. Le but de la solitude, il me semble, est tout `a la foisLes soucis domestiques de vivre plus tranquillement et mieux `a son aise. Mais on n’en cherche pas toujours bien le chemin : on croit souvent avoir quitt´e les affaires quand on n’a fait que les changer. Il n’y a gu`ere moins de soucis `a g´erer une famille qu’`a g´erer un ´etat tout entier. Si l’esprit est occup´e par si peu que ce soit, il l’est compl`etement. Et pour ˆetre moins importantes, les occupations domestiques n’en sont pas moins importunes. . . Si nous nous sommes d´ebarrass´es de la justice et du n´egoce, nous ne sommes pas pour autant

Chapitre 38 – Sur la solitude 331 d´ebarrass´es des principaux soucis de notre vie. C’est la sagesse et la raison qui dissipent nos peines, Horace [34], I, ii, 25-26. Non les lieux d’o`u l’on voit l’horizon marin. 8. L’ambition, la cupidit´e, l’irr´esolution, la peur et la concupiscence ne nous abandonnent pas pour avoir chang´e de pays : Le chagrin monte en croupe et suit le cavalier. Horace [35], III, i, 40. Elles nous suivent souvent jusque dans les cloˆıtres et les ´ecoles de philosophie. Ni les d´eserts, ni les grottes, ni la chemise de crin2 , ni les jeˆunes, ne nous en d´etachent : Une fl`eche mortelle au flanc reste attach´ee. Virgile [97], IV, 73. 9. On disait `a Socrate que quelqu’un ne s’´etait gu`ere am´elior´e en voyageant. « Je pense bien, dit-il, il s’´etait emmen´e avec lui. » Sous d’autres soleils, que va-t-on chercher? Horace [35], II, xvi 18-20. En quittant son pays, ne se fuit-on pas? 10. Si on ne se d´echarge pas d’abord, soi et son ˆame, du poids qui l’oppresse, le mouvement la fera ressentir davantage ; de mˆeme que sur un navire, les charges gˆenent moins la manœuvre quand elles sont arrim´ees. On fait plus de mal que de bien au malade en le faisant changer de place. On ne fait qu’entasser plus le mal en le secouant, comme dans un sac, de mˆeme que les pieux s’enfoncent plus profond quand on les agite et les secoue. On voit par l`a que ce n’est pas assez de s’ˆetre mis `a l’´ecart du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place, ce qu’il faut, c’est s’´ecarter des mani`eres d’ˆetre du peuple : il faut se s´equestrer soi-mˆeme et s’en remettre `a soi. Je viens de rompre ainsi mes fers, me direz-vous. Perse, [60], V, 158-160. Oui, tel le chien qui tire et brise enfin sa chaˆıne : Dans sa fuite, il en traˆıne un long bout `a son cou. 2. Montaigne ´ecrit : « la here » ; bien que le mot « haire » soit encore dans nos dictionnaires avec le sens de « grossi`ere chemise de poils de ch`evre, de crin, port´ee `a mˆeme la peau par esprit de mortification ou de p´enitence » (Dict. Petit Robert), l’usage du mot est rarissime, et j’ai pr´ef´er´e en donner directement le sens succinct.

332 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 11. Nous emportons nos fers avec nous. Ce n’est pas une enti`ere libert´e, puisque nous regardons encore ce que nous avons laiss´e, et que nous en avons la tˆete pleine. Mais si notre cœur n’est purifi´e, quels combats,Lucr`ece [41], V, 43-48. Quels dangers devrons-nous affronter malgr´e nous? Quels soucis violents d`es lors d´echirent l’homme Tourment´e de passions, quelles terreurs aussi ! Combien l’orgueil, la d´ebauche, l’emportement Exercent de ravages ! Et le faste, et la paresse ! Notre mal est en notre ˆame ; et elle ne peut ´echapper `a ellemˆeme. 12. Aussi faut-il la ramener et la renfermer en elle-mˆeme : c’est l`a la v´eritable solitude, celle dont on peut jouir au milieu des villes et des cours des rois. Mais on en jouit plus commod´ement `a l’´ecart. 13. D`es l’instant o`u nous envisageons de vivre seuls, et donc de nous passer des autres, il faut faire en sorte que notre contentement ne d´epende que de nous : d´eprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent aux autres ; prenons sur nous pour parvenir `a vivre seuls vraiment, et y vivre `a notre aise. 14. Stilpon avait ´echapp´e `a l’incendie de la ville dans lequel il avait perdu femme, enfants et tous ses biens. D´em´etrios Poliorc`ete, voyant qu’il n’avait pas l’air effray´e par un tel d´esastre pour sa patrie, lui demanda s’il n’avait pas subi de dommages. Il r´epondit que non, et que, Dieu merci, il n’avait rien perdu qui lui fˆut propre. C’est ce que disait en plaisantant le philosophe Antisth`ene, que l’homme devait se munir de provisions capables de flotter et qui puissent ´echapper avec lui au naufrage. 15. Certes, l’homme intelligent n’a rien perdu s’il est encore lui-mˆeme. Quand la ville de Nola fut saccag´ee par les Barbares, Paulin, qui en ´etait l’´evˆeque, qui avait tout perdu et qui ´etait leur prisonnier, adressa cette pri`ere `a Dieu : « Seigneur, garde-moi de sentir cette perte, car tu sais qu’ils n’ont encore touch´e `a rien de ce qui est `a moi. » Les richesses qui le faisaient riche, et les biens qui le faisaient bon ´etaient encore pr´eserv´es. Voil`a ce que c’est que de bien choisir les tr´esors qui puissent ´echapper aux atteintes et de les cacher en un lieu o`u personne n’aille, et qui ne puisse

Chapitre 38 – Sur la solitude 333 ˆetre r´ev´el´e que par nous-mˆemes. Il faut avoir femmes, enfants, biens, et surtout la sant´e si l’on peut, mais ne pas s’y attacher au point que notre bonheur en d´epende. 16. Il faut se r´eserver une arri`ere-boutique rien qu’`a nous, vraiment libre, dans laquelle nous puissions ´etablir notre vraie libert´e, et qui soit notre retraite principale dans la solitude. C’est l`a qu’il faut nous entretenir quotidiennement avec nous-mˆemes, et de fa¸con tellement intime que nulle relation ou contact avec des choses ´etrang`eres puisse y trouver place. Il faut y parler et rire comme si nous ´etions sans femme et sans enfants, sans biens, sans suite et sans valets, afin que quand sera venu le moment de les perdre, devoir nous en passer ne soit pas chose nouvelle. Nous avons une ˆame capable de se replier sur elle-mˆeme ; elle peut se tenir compagnie, elle a de quoi attaquer et de quoi se d´efendre, de quoi recevoir et de quoi donner. Ne craignons donc pas, dans cette solitude, de croupir dans une oisivet´e ennuyeuse, Sois dans la solitude une foule `a toi-mˆeme. Tibulle [88], V, xiii, 12. La vertu se contente d’elle-mˆeme : sans r`egles, sans paroles, sans rien faire. 17. Dans nos actions habituelles, il n’en est pas une sur mille qui nous concerne vraiment3 . Celui qu’on voit grimpant apr`es les ruines de ce mur, furieux et hors de lui, expos´e aux coups d’arquebuse, et cet autre, plein de cicatrices, pˆale de faim et `a bout de forces, d´ecid´e `a mourir plutˆot que de lui ouvrir la porte, croit-on qu’ils soient l`a pour eux-mˆemes? C’est plutˆot pour un autre, peut-ˆetre, qu’ils n’ont jamais vu, qui ne s’occupe nullement de leur sort, plong´e pendant ce temps dans les d´elices de l’oisivet´e. Et celui-ci, toussant et crachant, les yeux cern´es4 , crasseux, que l’on voit sortir d’un cabinet de travail apr`es minuit, croit-on qu’il cherche dans les livres comment devenir un homme de bien, plus heureux et plus sage? Pas du tout. Il y mourra, ou bien enseignera `a la post´erit´e la scansion des vers de Plaute et la 3. A. Lanly traduit par « notre profit particulier ». je ne crois pas que l’on puisse aller jusque-l`a ; Montaigne dit : « pas une qui nous regarde ». 4. Montaigne emploie les mots « savants » de « pituiteux » et « chassieux ». Littr´e dit pour « pituite » : « mucosit´es venant de l’estomac et rejet´ees chaque matin. » Et pour « chassieux » : « qui a une humeur jaunˆatre sur les paupi`eres ».

334 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I v´eritable orthographe d’un mot latin. Qui ne change volontiers sa sant´e, son repos, et sa vie contre la r´eputation et la gloire? C’est pourtant la plus inutile, la plus vaine, la plus fausse monnaie qui ait cours parmi nous. Comme si notre mort ne nous faisait pas assez peur, nous nous chargeons encore de celles de nos femmes, de nos enfants, et de nos gens. Comme si nos affaires ne nous donnaient pas assez de souci, nous prenons encore `a notre compte, pour nous tourmenter et nous casser la tˆete, celles de nos voisins et de nos amis. Et comment se peut-il qu’un homme se mette en tˆeteT´erence [91], I, i, 38-39. D’aimer quelque objet plus que lui-mˆeme? 18. La solitude me semble avoir plus de raison et de sens pour ceux qui ont vou´e le meilleur de leurs ann´ees `a la soci´et´e, comme ce fut le cas pour Thal`es. 19. C’en est assez de vivre pour autrui : vivons pour nous au moins ce bout de vie qui nous reste. Ramenons vers nous et notre bien-ˆetre5 nos pens´ees et nos intentions. Ce n’est pas une petite affaire que de se retirer6 en lieu sˆur, et cela va nous occuper suffisamment pour qu’on n’aille pas se mˆeler d’autre chose. Puisque Dieu nous permet de nous occuper de notre d´epart, il faut nous y pr´eparer. Plions bagage, et prenons bien vite cong´e de la compagnie ; d´epˆetrons-nous de ces liens contraignants qui nous entraˆınent ailleurs et nous ´eloignent de nous-mˆemes. Il faut d´enouer ces obligations, si puissantes pourtant, et d´esormais aimer ceci ou cela, mais n’´epouser que soi-mˆeme. C’est-`a-dire : ˆetre en relation avec tout, mais non pas joint et coll´e au point qu’on ne puisse s’en s´eparer sans s’´ecorcher, ou sans arracher quelque morceau de soi-mˆeme. Car la chose du monde la plus importante, c’est de savoir ˆetre `a soi. 20. Il est temps de nous s´eparer de la soci´et´e puisque nous ne pouvons rien lui apporter. Et celui qui ne peut prˆeter doit 5. Traduction : « aise ». Faut-il comprendre « bonheur » comme le fait A. Lanly [51]? Cela me semble un peu forc´e. Mais « confort » serait trop moderne. . . « bien-ˆetre » ou « contentement », plutˆot. 6. Montaigne ´ecrit « sa retraicte » et A. Lanly [51] traduit « organiser sˆurement sa retraite ». Mais « retraite » me semble aujourd’hui un terme trop « marqu´e » pour ne pas sembler anachronique. . . J’ai pr´ef´er´e employer « se retirer », qui est moins connot´e.

Chapitre 38 – Sur la solitude 335 s’interdire d’emprunter. Nos forces d´eclinent : gardons-les pour nous, rassemblons les en nous. Si l’on peut retourner la situation, et jouer soi-mˆeme pour soi-mˆeme le rˆole que jouaient les amiti´es et la compagnie, il faut le faire. En ce d´eclin qui nous rend inutile, d´eplaisant et ennuyeux pour les autres, il faut se garder d’ˆetre `a soi-mˆeme ennuyeux, d´eplaisant et inutile. Il faut se flatter et se caresser soi-mˆeme, et surtout se conduire en toutes choses selon sa raison et sa conscience, pour ne pouvoir faire un faux-pas en leur pr´esence sans en avoir honte. « Il est rare en effet qu’on se Quintilien [72], X, vii. respecte assez soi-mˆeme ». 21. Socrate dit que les jeunes doivent s’instruire, les hommes mˆurs s’exercer `a bien faire, et les vieux se retirer de toute occupation civile et militaire, vivant comme bon leur semble, et sans ˆetre oblig´es `a rien. 22. Il y a des gens plus aptes que les autres `a mettre en œuvre ces pr´eceptes pour faire retraite. Ceux dont je suis, qui sont mous et faibles quand il s’agit d’apprendre, qui ont une sensibilit´e et une volont´e d´elicates, qui ne se plient pas et ne se laissent pas ais´ement exploiter par les autres, seront mieux `a mˆeme, par leur nature et leur comportement, `a suivre ces dispositions, que ceux qui sont actifs et occup´es, qui embrassent tout `a la fois, se lancent dans tout, se passionnent pour tout, s’offrent, se proposent et se donnent en toutes occasions. Il faut se servir de ces avantages fortuits et ext´erieurs `a nous dans la mesure o`u ils nous sont agr´eables, mais sans en faire la base de notre existence, car cela ne l’est pas : ni la raison ni la nature ne l’imposent. Pourquoi irions nous, contre leurs lois, asservir notre bonheur au pouvoir d’autrui? 23. C’est l’attitude d’une vertu excessive que d’anticiper aussi sur les coups du sort, et se priver des avantages dont nous pouvons disposer, comme certains l’ont fait par d´evotion, et quelques philosophes par conviction : se servir soi-mˆeme, coucher sur la dure, se crever les yeux, jeter ses biens `a la rivi`ere, rechercher la douleur en endurant les souffrances de cette vie pour gagner la b´eatitude de l’autre – ou bien en se couchant sur la derni`ere marche pour ´eviter de tomber plus bas. Que les natures les plus fortes et les plus fermes fassent de leur retraite elle-mˆeme quelque

336 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I chose de glorieux et d’exemplaire. Sans fortune je vante un petit avoir sˆur,Horace [34], I, xv, 42-46. Et suis content de peu ; mais qu’un destin meilleur Me donne l’opulence, alors je dis bien haut Qu’il n’est d’heureux au monde et de sage que ceux Dont les revenus sont fond´es en bonne terre. 24. Je trouve qu’il y a bien assez `a faire sans aller si loin7 . Il me suffit de profiter des faveurs du sort pour me pr´eparer `a ses retournements, et envisager, ´etant bien `a mon aise, le malheur qui peut m’advenir, pour autant que mon imagination y parvienne. C’est ce que nous faisons quand nous jouons `a la guerre en pleine paix avec nos joutes et nos tournois. 25. Je n’estime pas que le philosophe Arc´esilas soit moins vertueux parce que je sais qu’il a utilis´e de la vaisselle d’or et d’argent comme sa condition le lui permettait. Je l’estime plus au contraire parce qu’il en a us´e mod´er´ement et avec lib´eralit´e, que s’il s’en ´etait priv´e. 26. Je vois quelles sont les limites de la n´ecessit´e naturelle. Et voyant que le pauvre mendiant `a ma porte est souvent plus enjou´e et en meilleure sant´e que moi, je me mets `a sa place ; j’essaie de modeler mon ˆame sur ce patron. En observant ainsi divers exemples, et bien qu’il me semble que la mort, la pauvret´e, le m´epris et la maladie soient sur mes talons, il m’est plus facile de ne pas ˆetre effray´e par ce qu’un homme moins important que moi supporte si courageusement. Et je ne peux pas croire qu’un esprit born´e fasse mieux qu’un esprit vif, ou que les effets du raisonnement ne puissent parvenir `a ´egaler ceux de l’accoutumance. Alors sachant combien les commodit´es de l’existence sont secondaires et pr´ecaires, je ne manque pas, pendant que j’en profite pleinement, d’adresser `a Dieu ma requˆete la plus importante, `a savoir : qu’il me rende content de moi-mˆeme et du bien dont je puis ˆetre la cause. 7. P. Villey [49] fait remarquer que S´en`eque, d´ej`a. . . Mais on n’en finirait pas de relever les similitudes de pens´ee – et d’ailleurs Montaigne ne s’en cache pas, qui cite sans cesse ses auteurs ! L`a o`u il est original, ce n’est que rarement dans sa « pens´ee », mais dans la fa¸con plus narquoise et plus « terrienne » qu’il a, souvent, de la pr´esenter. Et dans sa langue `a lui. . .

Chapitre 38 – Sur la solitude 337 27. Je vois des jeunes gens fort gaillards qui ont n´eanmoins dans leur malle quantit´e de pilules pour les avoir sous la main quand le rhume les attaquera ; rhume qu’ils craignent d’autant moins d’ailleurs qu’ils pensent disposer du rem`ede qu’il faut. C’est ainsi qu’il faut faire ; et mieux encore, si on se sent sujet `a quelque maladie plus grave, se munir des m´edicaments qui calment et endorment la partie malade. 28. L’occupation qu’il faut se choisir pour cette vie retir´ee ne doit ˆetre ni p´enible, ni ennuyeuse ; car sinon, nous serions venus pour rien y chercher le repos. Cela d´epend des goˆuts particuliers de chacun : le mien ne s’accommode pas du tout aux affaires domestiques. Et ceux qui aiment cela doivent s’y adonner avec mod´eration : Se soumettre les biens, non se soumettre aux biens. Horace [34], I, i, 19. Car sinon c’est une tˆache d’esclave que le soin du m´enage, comme le dit Salluste. Elle a des aspects plus nobles, comme le soin du jardin, que X´enophon attribue `a Cyrus. Et il doit ˆetre possible de trouver un moyen terme, entre cette agitation basse et vile, astreignante et pr´eoccupante, dans laquelle sombrent les hommes qui s’y consacrent enti`erement, et cette profonde et extrˆeme nonchalance de ceux qui au contraire laissent tout aller `a l’abandon. D´emocrite au troupeau laisse manger ses bl´es, Horace [34], I, xii, 12. Tandis que son esprit vogue loin de son corps. 29. Mais ´ecoutons plutˆot ce conseil que donne Pline Le Jeune `a Cornelius Rufus, son ami, sur cette question de la solitude8 : « Je te conseille, dans cette compl`ete et opulente retraite o`u tu te trouves, de laisser `a tes gens le soin de la maison, sordide et d´etestable, et de t’adonner `a l’´etude des lettres, pour faire quelque chose qui soit totalement `a toi. » Il s’agit pour lui de la r´eputation, de mˆeme que Cic´eron, qui disait vouloir employer sa solitude et son d´etachement des affaires publiques pour obtenir par ses ´ecrits une vie immortelle. Ton savoir n’est-il rien d`es qu’il laisse ignorer Perse [60], I, 23-24. Aux autres que tu sais? 8. in Lettres, I, 3.

338 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 30. Il semble raisonnable, puisqu’on parle de se retirer du monde, de regarder au-del`a de lui. Mais ceux dont je viens de parler ne le font qu’`a demi. Ils prennent bien soin de leurs affaires pour quand ils n’y seront plus ; mais par une ridicule contradiction, ils pr´etendent r´ecolter les fruits de leur dessein dans un monde dont ils seront absents ! L’id´ee de ceux qui, par d´evotion, recherchent la solitude, remplissant leur cœur de la certitude des promesses divines dans l’autre vie, est plus coh´erente. Ils se donnent Dieu comme but, lui dont la bont´e et la puissance sont infinies. L’ˆame peut trouver en lui de quoi rassasier ses d´esirs en toute libert´e. Les douleurs et les peines leur profitent, puisqu’elles servent `a obtenir une sant´e9 et une f´elicit´e ´eternelles ; et la mort vient `a point, puisqu’elle marque le passage `a un ´etat aussi parfait. La rigueur de leurs r`egles est vite att´enu´ee par l’accoutumance, et les app´etits charnels, rebut´es et endormis par leur d´en´egation, car rien ne les entretient tant que leur usage et leur pratique. Ce seul but, celui d’une autre vie heureuse dans l’immortalit´e, m´erite vraiment que nous abandonnions les avantages et les agr´ements de la nˆotre. Et celui qui peut embraser son ˆame de cette foi et de cette esp´erance si vives, r´eellement et constamment, se construit, dans la solitude, une vie voluptueuse et d´elicieuse, bien au-del`a de toute autre vie possible. 31. En fin de compte, ni le but fix´e par Pline, ni le moyen qu’il indique ne me contentent : c’est remplacer la fi`evre par la f´ebrilit´e ! ´Ecrire des livres est un travail aussi p´enible que les autres. Et aussi mauvais pour la sant´e, ce dont il faut surtout tenir compte. Il ne faut pas non plus se laisser prendre au plaisir qu’on y prend, car c’est ce plaisir-l`a qui cause la perte de celui qui s’occupe trop de sa maison, de l’avaricieux, du voluptueux et de l’ambitieux10 . Les sages nous apprennent pourtant `a nous garder 9. Que faut-il entendre ici par « sant´e »? Est-ce le fait d’ˆetre « en bonne sant´e », ou bien la « puret´e » comme le comprend A. Lanly [51]? Je choisis la premi`ere interpr´etation, qui me semble justifi´ee dans son opposition avec les « douleurs, les peines ». 10. Donc pour Montaigne, tous ceux qui « s’investissent trop » dirionsnous. Le texte dit « le mesnager ». P. Villey [49] indique en note « celui qui administre ses biens avec ´economie ». A. Lanly [51] d´eveloppe encore en traduisant : « celui qui administre sa maison et ses biens avec ´economie ». . . C’est `a mon avis aller un peu loin. Je me borne `a rendre l’id´ee de Montaigne par « celui qui s’occupe trop de sa maison ».

Chapitre 38 – Sur la solitude 339 de la trahison que nous causent nos app´etits, et `a discerner les plaisirs vrais et entiers des plaisirs mˆel´es et frelat´es de peine ; car la plupart des plaisirs, disent-ils, nous titillent et nous embrassent pour mieux nous ´etrangler, comme faisaient les brigands que les ´Egyptiens appelaient « Philistes11 ». Si le mal de tˆete nous venait avant l’ivresse , nous nous garderions de trop boire ! Mais la volupt´e, pour nous tromper, vient d’abord, et nous cache la suite. Les livres sont agr´eables, mais si `a cause de leur fr´equentation nous finissons par en perdre la gaiet´e et la sant´e, qui sont nos biens les plus pr´ecieux, quittons-les : je suis de ceux qui pensent que leur b´en´efice ne peut compenser cette perte12 . 32. De mˆeme que ceux qui se sentent affaiblis depuis longtemps par quelque indisposition finissent par se soumettre `a la m´edecine, qui leur prescrit certaines r`egles de vie `a respecter, de mˆeme celui qui se retire, d´egoˆut´e qu’il est de la vie en soci´et´e, doit se soumettre aux lois de la raison, et pr´eparer en y r´efl´echissant `a l’avance la fa¸con d’ordonner cette nouvelle existence. Il doit avoir pris cong´e de toute esp`ece de peine13 , quelle que soit son apparence, et d’une fa¸con g´en´erale, fuir toutes les passions qui nuisent `a la tranquillit´e du corps et de l’ˆame, puis choisir son chemin selon son caract`ere. Unus quisque14 sua noverit ire via Properce [69], II, 25. 33. Aux affaires domestiques, `a l’´etude, `a la chasse, comme `a tout autre exercice, il faut s’adonner jusqu’`a l’extrˆeme limite du plaisir, et se garder de s’engager plus avant, l`a o`u la souffrance commence `a poindre. Il ne faut accorder `a sa besogne que ce qui est n´ecessaire pour se tenir en bon ´etat15 , et se pr´eserver des 11. La source est dans S´en`eque [81], LI. Selon A. Lanly [51], I, 262, note 66, S´en`eque ´ecrit « Phil`etes ». Mais sur l’« exemplaire de Bordeaux » on lit bien « Philistas ». 12. Montaigne devance ici Cervant`es ! « Don Quichotte » ne paraˆıtra qu’en 1605, et n’aurait ´et´e con¸cu que vers 1597. . . 13. Montaigne ´ecrit ici : « toute esp`ece de travail » ; il ne s’agit ´evidemment pas d’un « emploi » qu’il faudrait quitter, mais d’une peine, une souffrance, car le mot « travail », d´eriv´e de celui d’un instrument de torture avait `a l’origine ce sens ! 14. Ici Montaigne a donn´e la traduction du vers latin avant de le citer, ce qui est assez rare. 15. Nous dirions aujourd’hui « en forme ».

340 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I inconv´enients que rec`ele, `a l’extrˆeme inverse, l’oisivet´e molle et assoupie. Il y a des sciences st´eriles et difficiles, qui la plupart du temps sont destin´ees `a la foule ; il faut les laisser `a ceux qui ont des fonctions dans la soci´et´e. Pour moi, je n’aime que les livres plaisants ou faciles, qui me chatouillent agr´eablement, ou ceux qui me consolent et m’aident `a r´egler ma vie et ma mort. En silence je vais dans des forˆets salubres,Properce [69], II, 25. Occup´e de ce dont s’occupe un sage, un honnˆete homme. 34. Les gens sages dont l’ˆame est forte et vigoureuse peuvent se forger un repos tout spirituel ; moi dont l’ˆame est commune, je dois me soutenir par des agr´ements corporels, et l’ˆage m’ayant maintenant d´erob´e ceux qui me convenaient le mieux, j’´eduque et aiguise mon app´etit pour ceux qui demeurent le mieux adapt´e `a mon ´etat. Il faut nous battre bec et ongles pour conserver les plaisirs de la vie que les ann´ees nous enl`event des mains, les uns apr`es les autres16 . Cueillons les plaisirs : ce qu’on vit est `a nous ;Perse [60], V, 151-2. Nous ne serons un jour que cendre, ombre et fable. 35. Et quant au but que Pline et Cic´eron nous proposent, la gloire, cela ne fait pas mon compte ; la disposition d’esprit la plus contraire `a une vie retir´ee, c’est l’ambition. La gloire et le repos sont des choses qui ne peuvent loger sous le mˆeme toit. Et `a ce que je vois, ces gens-l`a n’ont que les bras et les jambes hors de la soci´et´e : leur ˆame et leur intention y demeurent plus engag´ees que jamais. Vieux radoteur, vis-tu seulement pour distraire les oreillesPerse [60], I, 19. des autres? 36. Ils n’ont fait que reculer pour mieux sauter, et faire une perc´ee plus vive dans le gros de la troupe en prenant plus d’´elan. Voulez-vous voir comment ils visent un brin trop court? Mettons dans la balance l’avis de deux philosophes, de deux ´ecoles tr`es 16. Dans l’´edition de la Pl´eiade [50], une note (p. 241) indique que « l’´edition de 1588 portait : . . . et les alonger de toute notre puissance[. . . ] »avec une citation latine diff´erente. En fait il s’agit de l’´edition de 1580, et non de 1588.

Chapitre 38 – Sur la solitude 341 diff´erentes, et ´ecrivant, l’un `a Idom´en´ee17 , l’autre `a Lucilius18 , qui sont leurs amis, pour les inciter `a abandonner les affaires de la soci´et´e et se retirer dans la solitude : « Vous avez v´ecu jusqu’`a pr´esent, disent-ils, en nageant et flottant ; venez maintenant mourir au port. Vous avez consacr´e l’essentiel de votre vie `a la lumi`ere, accordez le reste `a l’obscurit´e. Il est impossible de quitter vos occupations si vous n’en abandonnez le fruit. Et pour cela, abandonnez le souci de votre renomm´ee et de votre gloire. Il est `a craindre que la lueur de vos actions pass´ees ne vous ´eclaire que trop, et vous suive jusque dans votre tani`ere. Quittez avec les autres plaisirs celui qui vous vient de l’approbation d’autrui ; et quant `a votre savoir et votre comp´etence, ne vous inqui´etez pas, ils ne perdront pas leur valeur si vous en tirez plus pour vous-mˆeme. 37. « Souvenez-vous de celui `a qui on demandait pourquoi il se donnait tant de mal dans un art qui ne pouvait gu`ere s´eduire beaucoup de gens : “ il me suffit de peu, r´epondit-il, un seul amateur me suffit, et mˆeme aucun ”. Il disait vrai : un ami et vousmˆeme, vous faites un th´eˆatre bien suffisant l’un pour l’autre, et mˆeme vous seul pour vous-mˆeme. Que le public vous soit comme un seul et un seul comme le public ; c’est une mauvaise ambition que de vouloir tirer gloire de son d´etachement des affaires du monde et de la cachette qu’on s’est choisie. Il faut faire comme les animaux, qui effacent leurs traces `a la porte de leur tani`ere. Ce qu’il vous faut rechercher, ce n’est plus de savoir comment le monde parle de vous, mais comment vous parler `a vous-mˆeme. Retirez-vous en vous-mˆeme, mais pr´eparez-vous d’abord `a vous y accueillir : ce serait folie de vous fier `a vous-mˆeme si vous ne savez pas vous gouverner. 38. « On peut faire des erreurs dans la solitude comme dans la soci´et´e. Jusqu’`a ce que vous n’osiez broncher devant vousmˆeme, jusqu’`a ce que vous ayez honte et respect de vous-mˆeme, emplissez votre esprit d’images vertueuses, repr´esentez-vous toujours Caton, Phocion et Aristide, en pr´esence desquels mˆeme les fous cacheraient leurs fautes, et faites-en les contrˆoleurs de toutes vos intentions : si elles se d´etraquent, le respect que vous avez en17. ´Epicure ´ecrit `a Idom´en´ee qui a ´et´e son ´el`eve. 18. Il s’agit de S´en`eque, dans les « Lettres `a Lucilius ».

342 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I vers eux les remettra sur la bonne voie ; ils vous y maintiendront, et vous aideront `a vous contenter de vous-mˆeme, `a n’emprunter rien qu’`a vous, `a tenir fermement votre ˆame dans des r´eflexions mesur´ees o`u elle puisse se plaire, et connaissant le v´eritable bien, dont on jouit `a mesure qu’on le d´ecouvre, s’en contenter, sans d´esirer prolonger sa vie ni son nom. » Voil`a le conseil de la philosophie naturelle et v´eritable, non ceux d’une philosophie ostentatoire et bavarde, comme celle de Pline [Le Jeune] et de Cic´eron19 . 19. Le texte dit seulement : « celle des deux premiers ».

Chapitre 39 Consid´erations sur Cic´eron 1. Encore un mot sur la comparaison des couples de philosophes dont j’ai parl´e plus haut : on peut trouver dans les ´ecrits de Cic´eron et de Pline le Jeune (qui ne ressemble gu`ere, `a mon avis, `a son oncle), quantit´e d’´el´ements qui marquent bien chez eux une nature exag´er´ement ambitieuse. Le fait, entre autres, qu’ils demandent aux historiens de leur temps, au vu et au su de tout le monde, de ne pas les oublier dans leurs travaux. Et l’ironie du sort a fait parvenir jusqu’`a nous la vanit´e de ces requˆetes, alors que les ouvrages historiques en question, eux, ont sombr´e dans l’oubli. Mais ce qui est pire que tout, pour des personnages de cette qualit´e, c’est d’avoir voulu tirer quelque gloire de leurs bavardages et caquetages jusqu’`a se servir des lettres qu’ils ont ´ecrites en priv´e `a leurs amis : `a telle enseigne qu’ils ont mˆeme fait publier certaines d’entre elles qu’ils n’avaient pas eu l’occasion d’envoyer, avec cette belle excuse qu’ils n’ont pas voulu perdre le fruit de leur travail et de leurs veilles. . . ! 2. Voil`a une belle occupation pour deux consuls romains, magistrats souverains de la r´epublique qui domine le monde, que d’employer leurs loisirs `a arranger et concocter habilement une belle missive pour s’attirer la r´eputation de bien connaˆıtre la langue de leur nourrice ! Que pourrait faire de pire un simple maˆıtre d’´ecole, qui en ferait son gagne-pain? Si les actes de X´enophon et de C´esar n’avaient d´epass´e de beaucoup leur ´eloquence, je ne crois pas qu’ils les eussent jamais relat´es. Ce qu’ils ont voulu faire connaˆıtre, ce ne sont pas leurs discours mais leurs actes.

344 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Et si la perfection du langage pouvait apporter quelque gloire convenable `a un grand personnage, Scipion et L´elius n’auraient pas laiss´e un esclave africain tirer gloire de leurs com´edies et de toutes les subtilit´es et d´elices du latin ; son excellence montre bien que cette œuvre est la leur, et T´erence l’avoue lui-mˆeme. Et l’on m’ennuierait beaucoup de vouloir me faire changer d’id´ee l`a-dessus1 . 3. C’est une sorte de moquerie ou mˆeme d’injure que de vouloir faire valoir quelqu’un par des qualit´es qui ne sont pas dignes de son rang, mˆeme si par ailleurs elles sont louables, ou encore par des qualit´es qui ne doivent pas ˆetre principalement les siennes. C’est comme si on faisait la louange d’un roi parce qu’il est bon peintre, bon architecte, bon arquebusier, ou bon coureur au jeu de la bague : ces louanges ne lui font honneur que si elles sont pr´esent´ees en grand nombre `a la suite des qualit´es qui lui sont propres, `a savoir : le sens de la justice, et la capacit´e de conduire son peuple en temps de paix comme en temps de guerre. Dans ces conditions, l’agriculture fait honneur `a Cyrus, et `a Charlemagne l’´eloquence et la connaissance des belles-lettres. Veut-on un exemple plus frappant? J’ai vu de mon temps des gens qui tiraient de l’´ecriture leurs titres et leur r´eputation renier ce qu’ils avaient appris, corrompre leur style, et affecter d’ignorer ces qualit´es parce qu’elles sont tellement communes qu’on ne les attribue g´en´eralement pas `a des gens savants ; mais c’est qu’ils avaient de meilleures qualit´es pour se faire valoir. 4. Les compagnons de D´emosth`ene, lors de leur ambassade aupr`es de Philippe de Mac´edoine, louaient ce prince d’ˆetre beau, ´eloquent, et grand buveur. D´emosth`ene disait que c’´etaient des louanges qui convenaient mieux `a une femme, un avocat, et une ´eponge, qu’`a un roi2 . Qu’il commande, vainqueur de l’ennemi qui lutte,Horace, [35], 15. Mais soit cl´ement envers lui terrass´e. 1. Montaigne persistera (III, 13, §117) dans cette id´ee r´epandue `a son ´epoque, mais il a tort : les com´edies de T´erence sont bien de lui, « l’esclave africain » – `a qui le s´enateur Lucanus Terentius donna son nom en l’affranchissant et qui devint l’ami de Scipion et de L´elius. 2. Plutarque [68], D´emosth`ene, IV.

Chapitre 39 – Consid´erations sur Cic´eron 345 Ce n’est pas sa profession de savoir bien chasser ou bien danser : D’autres sauront plaider, mesurer au compas Virgile [97], VI, 849-51. Les mouvements c´elestes, nommer les astres, Qu’il sache, lui, commander aux peuples ! 5. Plutarque dit encore qu’apparaˆıtre si ´eminent dans ces domaines secondaires, c’est t´emoigner contre soi-mˆeme du fait que l’on a mal utilis´e son temps en le consacrant `a des ´etudes peu n´ecessaires et peu utiles. C’est pour cela que Philippe de Mac´edoine, ayant entendu son fils le grand Alexandre chanter dans un festin, aussi bien que les meilleurs musiciens, lui dit : « N’as-tu pas honte de chanter si bien ? ». Et qu’`a ce mˆeme Philippe, un musicien avec lequel il d´ebattait de son art, d´eclara : « A Dieu ne plaise, sire, qu’il ne t’advienne jamais d’aussi grand malheur que de poss´eder ces choses-l`a mieux que moi. » 6. Un roi doit pouvoir r´epondre, comme le fit Iphicrate `a l’orateur qui l’invectivait ainsi : « Eh bien, qu’es-tu donc, pour faire tant le brave ? Es-tu homme d’armes, es-tu archer, es-tu piquier? » – « Je ne suis rien de tout cela, mais je suis celui qui sait commander `a tous ceux-l`a. » Et Antisth`ene prit comme argument du peu de valeur d’Ismenias le fait qu’on le vantait d’ˆetre un excellent joueur de flˆute. 7. Quand j’entends quelqu’un parler du style des Essais, Les “Essais”j’aimerais mieux qu’il ne dise rien. Car ce n’est pas tant priser la forme que m´epriser le sens, et ce de fa¸con d’autant plus ironique qu’elle est plus oblique. Et pourtant, ou je me trompe, ou il n’y en a gu`ere d’autres que moi qui offrent une mati`ere plus riche, o`u il y ait plus `a prendre ; et sous quelque forme que ce soit, si quelque ´ecrivain l’a fait, bien ou mal, ce n’est gu`ere plus substantiel, ni mˆeme plus dru. Pour en mettre davantage, je n’entasse ici, moi, que les id´ees essentielles. Si je les d´eveloppais, je multiplierais plusieurs fois ce volume. Et combien d’histoires y ai-je ´evoqu´e sans les commenter, dont celui qui voudrait les ´eplucher avec un peu d’attention tirerait une infinit´e d’Essais ! Ni ces histoires, ni mes citations ne sont simplement l`a pour servir d’exemple, d’autorit´e ou d’ornement ; je ne les consid`ere pas seulement en fonction de l’usage que j’en fais : elles v´ehiculent souvent, audel`a de mon propos, les germes d’une mati`ere plus riche et plus

346 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I audacieuse, et r´esonnent souvent, parall`element, d’une fa¸con plus subtile, `a la foi pour moi qui ne veux pas en exprimer davantage ici, et pour ceux qui seront sensibles `a ma fa¸con de penser3 . 8. Mais pour en revenir `a la vertu du langage, je ne trouve pas grande diff´erence entre ne savoir que mal dire et savoir seulement bien dire. « Ce n’est pas un ornement viril que l’arrange-S´en`eque [81], CXV, 2. ment des mots. » Les sages disent que, en mati`ere de connaissance, il n’y a que la philosophie, et pour l’action, que la vertu, qui puissent convenir `a tous, quels que soient leur rang et leur situation. 9. Il y a chez les deux autres philosophes dont j’ai parl´e, ´Epicure et S´en`eque, quelque chose de semblable aux deux premiers, puisqu’ils promettent aussi l’´eternit´e aux lettres qu’ils ´ecrivent `a leurs amis. Mais c’est d’une autre fa¸con, qui s’adapte pour une fin louable, `a la vanit´e des autres. A ceux qui craignent la solitude et la vie retir´ee, `a quoi ils voudraient justement les inciter, et que le soin de leur renomm´ee et le besoin de se faire connaˆıtre aux si`ecles futurs retiennent encore aux affaires, ils disent qu’ils n’ont pourtant rien `a craindre : eux, philosophes, sont assez familiers avec la post´erit´e pour leur garantir que les lettres qu’ils leur ´ecrivent suffiront `a rendre leurs noms aussi connus et aussi fameux qu’eux-mˆemes pourraient le faire par leurs actions publiques. Et outre cette diff´erence, les lettres en question ne sont pas vides ou creuses, elles ne valent pas seulement par un habile choix des mots, entass´es et rang´es selon un rythme choisi, mais au contraire pleines de beaux discours savants par lesquels on se rend, non pas plus ´eloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent, non `a bien dire, mais `a bien faire. 10. Fi de l’´eloquence qui nous donne envie d’elle-mˆeme et non des choses – quoique l’on dise pourtant de celle de Cic´eron que son extrˆeme perfection lui donne une v´eritable consistance. J’ajouterai encore `a ce propos une anecdote qui le concerne, pour nous faire toucher du doigt son caract`ere. Il avait `a parler en public, et manquait un peu de temps pour s’y pr´eparer `a son aise. ´Eros, un de ses esclaves, vint le pr´evenir que l’audience ´etait 3. Cette id´ee d’un texte qui va au-del`a des mots et qui est susceptible d’avoir des prolongements dans la tˆete des lecteurs est ´etonnamment moderne, et suffirait `a donner `a Montaigne un statut particulier dans son si`ecle.

Chapitre 39 – Consid´erations sur Cic´eron 347 remise au lendemain ; il en fut si content qu’il l’affranchit pour cette bonne nouvelle. 11. `A propos des lettres, j’ajouterai ceci : c’est un genre La correspondanced’´ecriture pour laquelle mes amis pr´etendent que j’ai quelque talent4 . Et j’aurais pris plus volontiers cette forme pour exprimer ma verve si j’avais eu `a qui parler. Il m’aurait fallu, comme autrefois, une relation particuli`ere pour m’attirer, me soutenir, me soulever5 . Car parler en l’air, comme d’autres le font, je ne le saurais, sauf en songe ; pas plus que m’inventer des correspondants `a qui parler de choses s´erieuses – car je suis ennemi jur´e de toute esp`ece de tricherie. J’aurais ´et´e plus attentif et plus sˆur de moi si j’avais eu une relation forte et amie qu’`a regarder comme je le fais les diverses mani`eres d’ˆetre des gens. Et cela m’aurait mieux r´eussi, j’en suis sˆur. 12. J’ai naturellement un style familier6 , en priv´e. Mais il m’est propre, et n’est pas adapt´e aux affaires publiques, comme mon langage, de toutes fa¸cons : il est trop resserr´e, d´esordonn´e, abrupt, particulier. Et je ne suis pas habile en mati`ere de lettres c´er´emonieuses, qui ne sont rien d’autre qu’une belle enfilade de paroles courtoises : je n’ai ni la capacit´e ni le goˆut de ces longs t´emoignages d’affection ou d’offres de service. Je n’en crois pas grand-chose, et il me d´eplaˆıt d’en dire plus que je ne crois. C’est se tenir bien loin de l’usage actuel, car on ne vit jamais si abjecte et servile prostitution des formules de la politesse : vie, ˆame, d´evotion, adoration, serf, esclave, tous ces mots y traˆınent si couramment, que quand on7 voudrait leur faire manifester une volont´e plus affirm´ee et plus respectueuse, ils ne sont plus en ´etat de l’exprimer. 4. Nous poss´edons des lettres ´ecrites par Montaigne. Elles ont ´et´e publi´ees dans l’´edition de 1965 des Œuvres compl`etes (Pl´eiade)[50]. 5. Montaigne pense ici probablement `a La Bo¨etie; s’ils ont ´echang´e des lettres, aucune ne nous est parvenue. 6. Montaigne ´ecrit : « comique ». P. Villey [49] donne en note « familier », sens que l’on trouve ´egalement indiqu´e dans le « glossaire » de l’´edition de la « Pl´eiade »[50]. La traduction anglaise de H. D. Frame [27] : « humorous », me semble ici tr`es discutable. 7. Le texte de Montaigne est : « quand ils veulent faire sentir. . . » A. Lanly [51] comprend ce « ils » comme d´esignant « ceux qui ´ecrivent ». Je comprend moi qu’ils s’agit des « mots » dont il vient d’ˆetre question. . . Pure conjecture, en v´erit´e, je le reconnais.

348 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 13. J’ai horreur de sentir le flatteur ; ce qui fait que j’adopte naturellement une fa¸con de parler s`eche, ronde et crue, qui peut passer d’ailleurs pour qui ne me connaˆıt, pour d´edaigneuse. Ceux que j’honore le plus sont ceux `a qui je rends le moins d’honneurs. L`a o`u mon ˆame est dans une grande all´egresse, j’oublie d’ˆetre conforme aux convenances. Je m’offre maigrement et fi`erement `a ceux dont je d´epends, et me donne moins `a ceux `a qui je me suis le plus donn´e. Il me semble qu’ils doivent lire dans mon cœur et que des paroles ne pourraient que trahir mes sentiments. 14. Pour souhaiter la bienvenue, prendre cong´e, remercier, saluer, faire mes offres de service, et tous ces compliments verbeux qu’exigent les lois c´er´emonieuses de notre politesse, je ne connais personne qui soit aussi bˆetement `a court de paroles que moi. Et je n’ai jamais su faire de lettres de faveur ou de recommandation sans que ceux `a qui elles ´etaient destin´ees les trouvent s`eches et ti`edes. 15. Les Italiens sont de grands imprimeurs de lettres : j’en ai, je crois bien, cent volumes divers. Celles d’Annibale Caro me semblent les meilleures. S’il subsistait encore quelque chose de tout le papier que j’ai autrefois barbouill´e pour les dames8 , alors que ma main ´etait comme emport´ee par ma passion, il s’en trouverait peut-ˆetre quelque page digne d’ˆetre communiqu´ee `a la jeunesse oisive et entich´ee de cette fureur. J’´ecris toujours mes lettres `a la hˆate, et de fa¸con si pr´ecipit´ee, que mˆeme si j’´ecris horriblement mal, je pr´ef`ere ´ecrire de ma main plutˆot que d’y employer quelqu’un d’autre, car je ne trouve personne qui puisse me suivre sous la dict´ee, et je ne fais jamais de copies. J’ai habitu´e les grands personnages qui me connaissent `a un papier non pli´e et sans marge et `a y supporter des ratures et des rayures. Les lettres qui me coˆutent le plus, ce sont celles qui m’importent le moins ; d`es lors que je les fais traˆıner, c’est le signe que je ne me retrouve pas en elles. Je commence volontiers `a ´ecrire sans projet pr´ecis : la premi`ere id´ee am`ene la seconde. 16. Les lettres d’aujourd’hui sont plus faites de pr´efaces et de pr´eliminaires que de mati`ere elle-mˆeme. Je pr´ef`ere ´ecrire deux lettres que d’en plier et cacheter une, et laisse toujours ce 8. On peut certes d´eplorer comme le fait A. Lanly (Montaigne [51], I, p. 270, note 27) que Mlle de Gournay n’ait pas publi´e celles que Montaigne lui a adress´ees.

Chapitre 39 – Consid´erations sur Cic´eron 349 soin `a quelqu’un d’autre ; de mˆeme, quand j’en ai termin´e avec l’essentiel, je laisserais volontiers `a quelqu’un la charge d’y ajouter ces longs discours, offres et pri`eres que nous mettons `a la fin, et j’aimerais que quelque nouvelle mode vienne nous en d´echarger, de mˆeme que d’y faire figurer la liste des titres et qualit´es du destinataire. Pour ne pas m’y tromper, j’ai bien des fois renonc´e `a ´ecrire, notamment `a des gens de justice et de la finance, tant il y a de nouveaut´es dans les charges, et tant la disposition et l’ordonnance des divers titres honorifiques sont difficiles. Or ces titres sont achet´es si chers qu’ils ne peuvent ˆetre modifi´es ou oubli´es sans offense ! De la mˆeme fa¸con, je trouve mal venu d’en charger le frontispice et la page de titre des livres que nous faisons imprimer.

Chapitre 40 Le Bien et le Mal d´ependent surtout de l’id´ee que nous nous en faisons 1. Les hommes, dit une ancienne sentence grecque, sont tourment´es par les opinions qu’ils ont sur les choses, non par les choses elles-mˆemes. Ce serait un grand pas de fait pour le soulagement de notre mis´erable condition humaine si l’on pouvait ´etablir la v´erit´e de cette opinion dans tous les cas. Car si c’est notre jugement seul qui permet aux maux d’entrer en nous, il semble que nous puissions alors les m´epriser ou les tourner en bien. Si les choses se rendent `a notre merci, pourquoi ne pas les traiter en maˆıtre ou les accommoder `a notre avantage? Si ce que nous appelons mal et tourment n’est ni mal ni tourment en soi mais que c’est notre imagination qui lui attribue ce caract`ere, il est en notre pouvoir de le changer. Et puisque nous avons le choix, il est parfaitement idiot de nous accrocher au parti qui est le plus ennuyeux pour nous, et de donner aux maladies, `a l’indigence et au m´epris un goˆut aigre et mauvais, alors que nous pouvons leur en donner un bon, et que, le destin nous fournissant simplement la mati`ere, c’est `a nous que revient de lui donner forme. 2. Ce que nous appelons « mal » ne l’est donc peut-ˆetre pas en soi, ou du moins, et quel qu’il soit en r´ealit´e, peut-ˆetre d´epend-il de nous de lui donner une autre saveur, ou – ce qui revient au mˆeme – un autre visage. Voyons si c’est l`a une id´ee que l’on peut soutenir. 3. Si l’essence originelle des choses que nous craignons avait la possibilit´e de s’installer en nous de sa propre autorit´e, elle s’ins

352 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I tallerait de mˆeme en tous les hommes, car les hommes sont tous d’une mˆeme esp`ece, et `a part une diff´erence de quelques degr´es en plus ou en moins, ils disposent tous des mˆemes outils et instruments pour concevoir et juger. Mais la diversit´e des opinions que nous avons `a l’´egard de ces choses-l`a montre clairement qu’elles n’entrent en nous que d’un commun accord avec elles : tel les loge chez lui avec leur sens originel, mais mille autres leur donnent chez eux un sens nouveau et oppos´e. 4. Nous tenons la mort, la pauvret´e et la douleur pour nos principaux adversaires. Or cette mort que les uns appellent la plus horrible des choses horribles, qui ne sait que d’autres la nomment l’unique port des tourments de la vie, le souverain bien de la nature, le seul appui pour notre libert´e, le rem`ede naturel et imm´ediat contre tous les maux? Et de mˆeme que les uns l’attendent effray´es et tremblants, d’autres la supportent plus ais´ement que la vie. 5. Celui-ci se plaint de sa facilit´e : Mort, puisses-tu te refuser aux lˆaches,Lucain [40], IV, 580. Et ne te donner qu’aux vaillants ! Mais laissons ces hommes de grand courage : Th´eodore r´epondit `a Lysimaque qui mena¸cait de le tuer : « Tu feras un grand coup d’arriver `a ´egaler la force d’une cantharide1 ! » La plupart des philosophes ont devanc´e volontairement ou hˆat´e et favoris´e leur mort. 6. Combien voit-on de gens du peuple, conduits `a la mort, et non une mort ordinaire, mais mˆel´ee de honte et parfois d’horribles souffrances, montrer une telle assurance, soit par opiniˆatret´e, soit par une naturelle simplicit´e d’esprit, que l’on dirait que rien n’a chang´e dans leur comportement ordinaire ! Ils r`eglent leurs affaires domestiques, se recommandent `a leurs amis, chantent, prˆechent, s’adressent `a la foule, mˆelant parfois `a leur discours des plaisanteries, et buvant `a la sant´e de leurs connaissances, comme 1. A. Lanly indique ([51], I, p. 72, note 8) que la poudre de cantharide ´etait connue pour son effet v´esicant, et que c’est peut-ˆetre l`a qu’il faut voir le sens de cette allusion. Maurice Rat [50] dit la mˆeme chose en indiquant que ce trait est tir´e de Cic´eron [16], V, 40. On peut certainement prendre ici « cantharide » comme synonyme de « poison ».

Chapitre 40 – Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 353 le fit Socrate. Celui-l`a, qu’on menait au gibet, demanda `a ne pas passer par telle rue parce qu’il craignait qu’un marchand envers qui il avait une vieille dette ne lui fasse mettre la main au collet. Cet autre dit au bourreau de ne pas lui toucher la gorge, de peur de se mettre `a rire, car il ´etait tr`es chatouilleux. . . Cet autre encore r´epondit `a son confesseur qui lui disait qu’il souperait ce jour-l`a avec notre Seigneur : « Allez-y, vous, car moi je jeˆune. » Cet autre enfin ayant demand´e `a boire, et le bourreau ayant bu le premier, dit qu’il ne voulait pas boire apr`es lui, de peur d’attraper la v´erole ! Tout le monde a entendu raconter l’histoire du Picard `a qui on pr´esenta une garce alors qu’il ´etait au pied de l’´echafaud, en lui disant, comme notre justice le permet parfois, que s’il l’´epousait, il aurait la vie sauve. Et lui, l’ayant un peu examin´ee, et ayant vu qu’elle boitait : « Passe-moi la corde au cou, dit-il, elle boite ! » 7. On dit aussi qu’au Danemark, un homme condamn´e `a ˆetre d´ecapit´e et `a qui on proposait la mˆeme chose, refusa parce que la fille qu’on lui proposait avait les joues tombantes et le nez trop pointu. A Toulouse, un valet ´etait accus´e d’h´er´esie parce qu’il avait adopt´e la foi de son maˆıtre, jeune ´etudiant prisonnier avec lui. Et il pr´ef´era mourir plutˆot que de se laisser convaincre que son maˆıtre pouvait se tromper. On raconte que quand Louis XI prit la ville d’Arras, nombreux furent parmi les gens du peuple ceux qui se laiss`erent pendre plutˆot que de crier « Vive le roi ! » 8. Au2 royaume de Narsinghgarh3 aujourd’hui encore, les femmes des prˆetres sont enterr´ees vivantes avec leurs maris, et les autres sont brˆul´ees vives aux fun´erailles de leurs maris, non seulement avec fermet´e, mais dans la gaiet´e. Et quand on brˆule le corps de leur roi mort, toutes ses femmes et ses concubines, ses mignons et toutes sortes d’officiers et de serviteurs, accourent en foule au bˆucher pour s’y jeter en mˆeme temps que leur maˆıtre, et si all`egrement, qu’il semble bien que ce soit un honneur pour eux que de l’accompagner dans la mort. 2. Dans l’´edition de 1595, ce paragraphe et le suivant ont ´et´e invers´es ; `a tort, puisque le renvoi sous forme de « I » mis par Montaigne sur son ´edition de 1588 est nettement plac´e apr`es « Vive le Roy ». Je r´etablis donc l’ordre voulu par l’auteur, comme l’ont fait tous les ´editeurs. 3. Aujourd’hui un ´etat de l’Inde centrale. Montaigne a tir´e cela de l’Histoire du Portugal de Simon Goulard [29].

354 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 9. Mˆeme parmi les ˆames viles des bouffons, il en est qui n’ont pas voulu abandonner leurs plaisanteries dans la mort. L’un d’eux, que le bourreau faisait basculer s’´ecria : « Vogue la gal`ere ! » son expression favorite. Un autre, sur le point d’expirer, et qu’on avait couch´e sur une paillasse aupr`es du foyer, r´epondit au m´edecin qui lui demandait o`u il avait mal : « entre le banc et le feu ». Et comme le prˆetre, pour lui donner l’extrˆeme-onction, cherchait ses pieds recroquevill´es et crisp´es par la maladie, « vous les trouverez au bout de mes jambes » dit-il. A celui qui l’exhortait `a se recommander `a Dieu, il fit : – Qui donc va aupr`es de lui? – Ce sera bientˆot vous, s’il le veut. – Si seulement j’y ´etais demain soir. . . – Recommandez-vous seulement `a lui, et vous y serez bientˆot. – Dans ce cas, il vaut mieux que je lui porte mes recommandations moi-mˆeme4 . 10. Pendant nos derni`eres guerres d’Italie, et apr`es tant de prises et reprises, le peuple, agac´e par ces perp´etuels changements, se r´esolut si bien `a mourir que j’ai entendu mon p`ere dire qu’on avait compt´e au moins vingt-cinq personnages importants qui s’´etaient donn´e la mort en une semaine. Cet ´episode rappelle celui des Xanthiens qui, assi´eg´es par Brutus5 , montr`erent une telle fr´en´esie pour mourir, hommes, femmes et enfants pˆele-mˆele, qu’on ne fait rien pour fuir la mort qu’ils n’aient fait, eux, pour fuir la vie. Si bien que Brutus ne parvint `a en sauver qu’un petit nombre. 11. Toute opinion est susceptible de parvenir `a s’imposer, fˆut-ce au prix de la vie. Le premier article de ce courageux serment que se fit la Gr`ece et qu’elle respecta, durant les guerres m´ediques, ce fut que chacun ´echangerait sa vie contre la mort plutˆot que d’´echanger leurs lois contre celles de la Perse. Combien en a-t-on vu, durant la guerre des Grecs contre les Turcs, accepter une mort horrible plutˆot que de renoncer `a la circoncision et se faire baptiser? Voil`a un exemple de ce dont les religions sont capables. 12. Les rois de Castille ayant banni les Juifs de leurs terres, le roi Jean de Portugal6 leur vendit huit ´ecus par tˆete le droit de se r´efugier dans les siennes, `a condition qu’ils s’en aillent `a une 4. Source : Bonaventure des P´eriers, Nouvelles recr´eations. 5. Tir´e de Plutarque [68], Brutus, VIII, traduction Amyot. 6. Jean II de Portugal r´egna de 1481 a 1495.

Chapitre 40 – Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 355 ´ech´eance fix´ee. Lui, de son cˆot´e, promettait de leur fournir des vaisseaux pour les faire passer en Afrique. Le jour venu, comme il avait ´et´e stipul´e que pass´e cette date ceux qui resteraient seraient consid´er´es comme des esclaves, les vaisseaux leur furent fournis au compte-gouttes. Et ceux qui s’y embarqu`erent furent rudement maltrait´es par les ´equipages : en plus de toutes sortes d’humiliations, ils firent expr`es de les retarder, les faisant aller tantˆot en avant, tantˆot en arri`ere, jusqu’`a ce qu’ils aient ´epuis´e leurs vivres et soient contraints de leur en acheter si cher et si longtemps qu’`a la fin ils furent ramen´es `a terre, compl`etement d´epouill´es jusqu’`a leur chemise. La nouvelle de ce traitement inhumain ´etant parvenue `a ceux qui ´etaient rest´es `a terre, la plupart d’entre eux se r´esolurent `a accepter la servitude. Certains firent mˆeme semblant de changer de religion. 13. Emmanuel, ayant h´erit´e de la couronne, commen¸ca par leur accorder la libert´e. Mais changeant d’avis par la suite, il leur fixa un d´elai pour quitter le pays, d´esignant trois ports pour leur passage. Il esp´erait, dit l’´evˆeque Osorius, le meilleur historien latin de notre ´epoque, que la faveur qu’il leur avait faite en leur rendant la libert´e ayant ´echou´e pour les convertir au catholicisme, il y seraient amen´es par le p´eril d’avoir `a affronter, comme leurs compagnons, le brigandage des marins, et par la crainte d’abandonner le pays o`u ils ´etaient habitu´es `a vivre dans la richesse pour aller se jeter dans une r´egion inconnue et ´etrang`ere. 14. Mais d´e¸cu dans ses espoirs, et les voyant tous d´ecid´es `a faire le voyage, il supprima deux des ports qu’il leur avait promis, afin que la dur´ee et l’incommodit´e du voyage en fassent se raviser quelques-uns, ou pour les rassembler tous en un seul lieu pour plus de commodit´e dans l’ex´ecution du plan qu’il avait arrˆet´e. Ce plan consistait `a arracher tous les enfants en dessous de quatorze ans `a leurs parents pour les d´eporter loin de leur vue et hors de leur port´ee dans un endroit o`u ils seraient instruits dans notre religion. On dit que cela produisit un horrible spectacle : l’affection naturelle des p`eres et des enfants se joignant `a leur foi pour s’opposer `a cette brutale d´ecision. On vit couramment des p`eres et des m`eres se suicider, et pire encore, on en vit qui pr´ecipitaient leurs jeunes enfants dans des puits, par amour et par compassion, pour ´echapper `a la loi.

356 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 15. En fin de compte, le d´elai qui leur avait ´et´e fix´e ´etant arriv´e `a terme, ils retomb`erent en servitude. Quelques-uns se firent chr´etiens. Mais peu de Portugais, encore aujourd’hui, cent ans apr`es, ont confiance en leur foi ou en celle de leurs descendants, quoique l’habitude et le temps ´ecoul´e aient une influence bien plus forte que toute autre sorte de contrainte. Dans la ville de Castelnaudary, cinquante Albigeois h´er´etiques, avec courage et d´etermination, accept`erent ainsi d’ˆetre brˆul´es vifs ensemble sans renoncer `a leur foi7 . « Combien de fois, dit Cic´eron, nonCic´eron [16], I, xxxvii. seulement nos g´en´eraux, mais aussi nos arm´ees enti`eres se sont pr´ecipit´es dans une mort certaine? » 16. J’ai vu un de mes amis intimes rechercher la mort avec une v´eritable passion, une d´etermination enracin´ee en lui par divers raisonnements dont je ne parvins pas `a le d´etacher. Et `a la premi`ere occasion qui s’offrit `a lui, comme aur´eol´ee de gloire, il s’y pr´ecipita, ayant perdu toute raison, comme pouss´e par une faim extrˆeme et ardente8 . 17. Nous avons plusieurs exemples, de nos jours, de personnes et mˆeme d’enfants, qui se sont donn´es la mort par crainte de quelque l´eg`ere difficult´e. Et `a ce propos : « Que ne craindronsnous pas, dit un auteur ancien, si nous craignons mˆeme ce que la couardise a choisi pour sa retraite? » Si je voulais ici dresser la liste de ceux de tout sexe et de toute condition qui ont, ou bien attendu la mort avec constance, ou l’ont recherch´ee volontairement, et non seulement pour fuir les maux de cette vie, mais chez certains simplement par lassitude de vivre, et d’autres dans l’espoir d’une vie meilleure, je n’en verrais jamais la fin. Le nombre en est tellement grand qu’en v´erit´e j’aurais plus vite fait de faire le compte de ceux qui l’ont crainte. 18. J’ajouterai ceci : le philosophe Pyrrhon, se trouvant un jour en bateau pendant une grande tempˆete, montrait `a ceux qui ´etaient les plus effray´es autour de lui, pour les encourager, un pourceau qui ´etait l`a et ne se souciait nullement de l’orage. Oserons-nous dire que l’avantage que nous donne la raison, dont nous faisons si grand cas, et au nom de laquelle nous nous consid´e7. La phrase qui pr´ec`ede ne figure que dans l’´edition de 1595. 8. Il pourrait s’agir de Ren´e de Valzargues, seigneur de C`ere, capitaine huguenot qui mourut au si`ege de Brouage en 1577 (d’apr`es l’´ed. Plattard [48]).

Chapitre 40 – Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 357 rons comme les maˆıtres et empereurs du reste de la cr´eation, nous ait ´et´e donn´ee pour nous tourmenter? A quoi bon avoir la connaissance des choses, si nous en perdons le repos et la tranquillit´e qui seraient les nˆotres sans cela, et si elle rend notre condition pire que celle du pourceau de Pyrrhon? L’intelligence qui nous a ´et´e donn´ee pour notre plus grand bien, l’emploierons-nous pour notre perte, en combattant les desseins de la nature et l’ordre universel des choses, qui veut que chacun utilise ses dons et ses capacit´es `a son avantage? 19. Soit, me dira-t-on, vos pr´eceptes valent pour la mort, La douleur mais que direz-vous de l’indigence? Et que direz-vous de la douleur, qu’Aristippe et J´erˆome de Cardia, comme la plupart des sages, consid`erent comme le mal absolu? (Et ceux qui le niaient en paroles l’admettaient dans la r´ealit´e. ) Posidonios souffrait d’une maladie aigu¨e et tr`es douloureuse. Pomp´ee alla lui rendre visite, s’excusant d’ˆetre venu `a un moment aussi inopportun pour l’entendre parler de philosophie. « Qu’`a Dieu me plaise, lui dit Posidonios, que la douleur s’empare de moi au point que je ne puisse en parler ! » Et il se jeta sur le sujet du m´epris de la douleur. Mais pendant ce temps, celle-ci jouait quand mˆeme son rˆole, et le harcelait sans cesse. Alors il s’´ecria : « Tu as beau faire, douleur, je ne dirai pas que tu es un mal ! » Cette anecdote dont on fait si grand cas, que nous apprend-elle sur le m´epris de la douleur? Il n’y est question que du mot lui-mˆeme. Et pourtant : si Posidonios n’´etait pas affect´e par la douleur, pourquoi s’interromprait-il dans son propos? Et pourquoi juge-t-il si important de ne pas l’appeler « mal »? 20. Ici, tout n’est pas seulement affaire d’imagination. Si le reste est affaire d’opinion, ici c’est de la connaissance objective qu’il s’agit. Et nos sens eux-mˆemes en sont juges. Et si les sens nous trompent, la raison en fait autant. Lucr`ece, [41], IV, 485. Ferons-nous croire `a notre peau que les coups de fouet la chatouillent? Et `a notre goˆut que l’alo`es soit du vin de Graves? Le pourceau de Pyrrhon est ici de notre cˆot´e : s’il ne craint pas la mort, il crie et se plaint quand on le bat. Comment aller contre la loi g´en´erale de la nature , qui concerne tous les ˆetres vivants sur terre, de craindre la douleur? Les arbres eux-mˆemes semblent

358 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I g´emir aux coups qu’on leur porte. La mort ne s’appr´ehende que par la r´eflexion, car c’est le fait d’un seul instant : Elle est pass´ee ou va venir, rien qui soit pr´esent en elle9 . La mort cause moins de mal que l’attente de la mort. Ovide [58], v. 82. Mille bˆetes, mille hommes, sont plus vite morts qu’ils ne sont menac´es. Et en v´erit´e, ce que nous craignons essentiellement dans la mort, c’est la douleur qui g´en´eralement en est le signe avantcoureur. 21. Et pourtant, s’il faut en croire un saint P`ere : « la mort n’est un mal que par ce qui s’ensuit. » Je dirai encore, de fa¸conSaint Augustin [5], I, xi. plus juste, que ni ce qui vient avant, ni ce qui vient apr`es ne fait partie de la mort. Nous nous donnons donc de mauvaises excuses en invoquant la douleur. Et je sais par exp´erience que c’est plutˆot l’impossibilit´e de supporter la simple ´evocation de la mort qui nous rend la douleur insupportable, et que nous la sentons doublement aigu¨e parce qu’elle constitue pour nous l’annonce de notre mort. Mais parce que la raison nous montre combien nous sommes lˆaches de craindre une chose aussi soudaine, aussi in´evitable, aussi insensible, nous saisissons cet autre pr´etexte, parce qu’il est plus excusable. 22. Tous les maux qui n’ont pas d’autre danger que celui de la douleur, nous les disons sans danger. Le mal de dents ou de la goutte, si p´enible qu’il soit, dans la mesure o`u il n’entraˆıne pas la mort, qui songerait `a le consid´erer comme une maladie? Il nous faut donc bien admettre que dans la mort, c’est surtout la douleur qui nous importe. De mˆeme pour la pauvret´e : ce que nous redoutons en elle, c’est que la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles dans les bras desquels elle nous plonge nous font souffrir. 23. Seule la douleur, donc, nous importe. Je reconnais volontiers que c’est la pire des choses qui puisse nous arriver, car je suis l’homme qui lui veut le plus de mal, qui fait le plus pour la fuir, bien que je n’aie pas eu jusqu’`a pr´esent, Dieu merci, grand rapport avec elle. Mais nous avons en nous la possibilit´e, sinon de l’an´eantir, du moins de l’amoindrir par l’accoutumance, et quand bien mˆeme le corps en serait affect´e, de parvenir n´eanmoins `a maintenir l’ˆame et la raison en bon ´etat. 9. La Bo´etie, Satire, adress´ee `a Montaigne.

Chapitre 40 – Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 359 24. Et s’il n’en ´etait pas ainsi, qui donc aurait pu accorder de la valeur `a la vertu, `a la vaillance, `a la magnanimit´e et `a la r´esolution? Comment pourraient-elles jouer leur rˆole, si elles n’avaient plus de douleur `a d´efier? La vertu est avide du danger. S´en`eque [79], IV. Si l’on ne devait pas coucher sur la dure, arm´e de pied en cap, subir la chaleur de midi, se nourrir de cheval ou d’ˆane, ˆetre taillad´e de partout, se faire arracher une balle d’entre les os, supporter d’ˆetre recousu, caut´eris´e et sond´e, de quoi tirerions-nous l’avantage que voulons avoir sur le commun des mortels? 25. Bien loin de fuir le mal et la douleur, il faut surtout d´esirer, comme le disent les Sages, parmi toutes les choses r´eellement bonnes, celle qui demande le plus de peine. « Car ce n’est pas dans la joie et les plaisirs, dans les rires et les jeux, compagnons Cic´eron, [12], II, xx. de la l´eg`eret´e, qu’on est heureux. On l’est souvent aussi dans la tristesse par la fermet´e et la constance. » Et c’est pourquoi on ne pouvait persuader nos ancˆetres que les conquˆetes men´ees de vive force, avec les risques de la guerre, n’´etaient pas plus avantageuses que celles que l’on fait en toute s´ecurit´e par stratag`emes et manœuvres diplomatiques : Il y a plus de joie dans la vertu quand elle nous coˆute cher. Lucain [40], IX, 405. 26. Et de plus, voil`a qui doit nous consoler : « Si la douleur Cic´eron [12], II,xxix. est violente, elle est br`eve, et si elle est longue, elle est l´eg`ere. » On ne la sentira pas longtemps si on la sent trop. Elle cessera, ou bien c’est nous qui cesserons : c’est du pareil au mˆeme. Si on ne la supporte, elle nous emporte. « Souviens-toi que la mort met fin aux grandes douleurs, que les petites sont intermittentes, et Cic´eron [12],I, xv. que nous pouvons dominer les moyennes. Ainsi, l´eg`eres, nous les supportons, intol´erables, nous y ´echappons en quittant la vie qui nous d´eplait, comme on sort d’un th´eˆatre. » 27. Ce qui nous rend la douleur si insupportable, c’est de ne pas ˆetre habitu´es `a trouver dans notre ˆame notre principale satisfaction10 , de ne pas nous reposer suffisamment sur elle, qui 10. Dans les ´editions pr´ec´edentes, on lisait ici en plus : « c’est d’avoir eu trop de commerce avec le corps ». On voit que l’opinion de Montaigne a ´evolu´e entre-temps, puisque dans les lignes suivantes il dit en somme le contraire.

360 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I est pourtant la seule et souveraine maˆıtresse de notre conduite. Le corps ne connaˆıt que des diff´erences de degr´e, il n’a qu’une seule d´emarche, une seule attitude. L’ˆame, elle, est ´eminemment variable, et prend toutes sortes de formes. Elle rapporte `a ellemˆeme, et `a son ´etat, quel qu’il soit, les sensations du corps et ce qui lui arrive. Il faut donc l’´etudier, l’interroger, et ´eveiller les puissants ressorts qui sont en elle. Ni par la raison, ni par quelque prescription ou force que ce soit, rien ne peut aller contre son penchant et son choix. Dans les milliers de comportements dont elle dispose, prenons celui qui convient `a notre repos et `a notre tranquillit´e, et nous serons pr´emunis non seulement contre toute blessure, mais mˆeme gratifi´es et flatt´es, si bon lui semble, par nos blessures et nos malheurs. 28. L’ˆame tire son profit de tout sans distinction : l’erreur et les songes lui sont utiles, car elle y trouve une mati`ere propre `a garantir notre contentement. Il est facile de voir, en effet, que ce qui attise en nous la douleur comme le plaisir, c’est l’acuit´e de notre esprit. Les bˆetes, qui tiennent le leur en laisse, permettent `a leur corps d’exprimer leurs sensations librement et naturellement, et celles-ci sont donc les mˆemes `a peu pr`es pour toutes les esp`eces, comme on peut le voir par la ressemblance de leurs comportements. Si nous ne perturbions pas, dans nos membres, la r`egle qui est normalement la leur, tout porte `a croire que nous ne nous en porterions que mieux, et que la nature leur a donn´e un temp´erament juste et mesur´e `a l’´egard du plaisir et de la douleur. Il ne peut d’ailleurs ˆetre que juste, puisqu’il est le mˆeme pour tous et commun `a tous. Mais puisque nous nous sommes ´emancip´es de ses r`egles pour nous livrer `a la libert´e de nos fantaisies, essayons au moins de faire pencher celles-ci du cˆot´e le plus agr´eable. 29. Platon redoute notre penchant marqu´e pour la douleur et le plaisir parce qu’il y voit un lien et une soumission de l’ˆame envers le corps. Pour moi, ce serait plutˆot, au contraire, parce qu’il l’en d´etache et arrache. De mˆeme que l’ennemi se fait plus acharn´e quand il nous voit fuir, de mˆeme la douleur tire-t-elle orgueil de nous voir trembler devant elle. Elle se fera bien plus accommodante avec celui qui lui tiendra tˆete. Il faut donc s’y opposer de toutes nos forces. En nous laissant acculer11 et en battant en retraite, nous ne faisons qu’appeler et attirer vers nous 11. A. Lanly [51] indique ici qu’il adopte l’interpr´etation du traducteur anglais D. M. Frame [27] en traduisant « acculer » par « tourner les talons », qui « convient mieux au texte ». Mais je ne partage pas son point de vue.

Chapitre 40 – Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 361 la d´efaite qui nous guette. Le corps supporte mieux l’attaque en se raidissant, et il en est de mˆeme pour l’ˆame. 30. Mais venons-en maintenant aux exemples, qui sont pain b´enit pour les gens peu solides comme moi. Nous y trouverons qu’il en est pour la douleur comme pour les pierres [pr´ecieuses] qui prennent une couleur plus vive ou plus pˆale selon la feuille sur laquelle on les pose, et qu’elle ne tient que la place que nous Saint Augustin [5], I, x. lui faisons. « Ils ont souffert, dans la mesure o`u ils ont c´ed´e `a la douleur ». Nous ressentons bien plus le coup de rasoir du chirurgien que dix coups d’´ep´ee dans l’excitation du combat. Il y a des peuples qui n’attachent aucune importance aux douleurs de l’accouchement, que les m´edecins et Dieu lui-mˆeme estiment grandes, et pour lesquelles nous faisons tant de c´er´emonies. Je mets `a part les femmes lac´ed´emoniennes ; mais chez les Suisses, parmi nos fantassins, voyez-vous quelque diff´erence `a ce moment-l`a? Trottant apr`es leurs maris, vous les voyez aujourd’hui porter au cou l’enfant qu’elles portaient au ventre hier. Et ces boh´emiennes, qui vivent en groupe chez nous12 , vont elles-mˆemes laver leurs enfants nouveaux-n´es, et se baignent dans la rivi`ere la plus proche. 31. Bien des garces dissimulent tous les jours leurs enfants, tant `a la conception qu’`a l’accouchement. Mais il faut citer la belle et noble femme13 du patricien romain Sabinus, qui dans l’int´erˆet de son mari14 , accoucha de deux jumeaux, seule, sans aide, sans cris ni g´emissements. 32. Un gar¸connet de Lac´ed´emone, ayant d´erob´e un renard, et l’ayant cach´e sous son manteau, pr´ef´era endurer qu’il lui ronge le ventre plutˆot que de se trahir15 . (C’est que chez eux, on craint encore plus la honte d’un larcin stupide que nous ne craignons le chˆatiment de nos m´efaits). Un autre, donnant de l’encens pour un sacrifice, se laissa brˆuler jusqu’`a l’os par un charbon tomb´e dans sa manche plutˆot que de troubler le d´eroulement de la 12. Montaigne ´ecrit : « Ægyptiennes contre-faictes ramass´ees d’entre nous ». A. Lanly [51] , indiquant en note qu’ils s’agit de « boh´emiennes », traduit « ramass´ees » par « mal vues parmi nous ». Je ne vois aucune raison de le suivre sur ce point : nul ostracisme ici, mais le simple constat de ce qu’on appellerait de nos jours une « communaut´e ». 13. Le texte de 1588 comportait seulement : « cette honneste femme ». 14. Elle ravitailla son mari, r´evolt´e contre Vespasien, pendant des ann´ees, selon Plutarque (De l’amour, XXXIV). 15. Histoire tir´ee de Plutarque [68] dans sa Vie de Lycurgue, XIV.

362 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I c´er´emonie16 . Et l’on a vu un grand nombre d’enfants qui, pour prouver leur courage, selon l’´education spartiate qu’ils avaient re¸cue, se sont laiss´e fouetter `a l’ˆage de sept ans, jusqu’`a la mort, sans rien manifester sur leur visage. Et Cic´eron en a vus se battre par troupes enti`eres, des poings, des pieds et des dents, jusqu’`a s’´evanouir plutˆot que de s’avouer vaincus. « Jamais l’usage seul n’aurait pu vaincre la nature, car elle est invincible ; mais par laCic´eron [16], V, 27. mollesse, les plaisirs, l’oisivet´e, l’indolence, la nonchalance, nous avons corrompu notre ˆame. Nous l’avons amollie par des pr´ejug´es et des mauvaises habitudes. » 33. Chacun connaˆıt l’histoire de Sc´evola qui, s’´etant intro-Tite-Live [89], II, xii, 47. duit dans le camp ennemi pour en tuer le chef, et ayant failli dans sa mission, voulut recommencer et disculper sa patrie par une invention plus extravagante encore : il avoua non seulement son but `a Porsenna, le roi qu’il voulait tuer, mais ajouta qu’il y avait dans son camp un grand nombre de Romains comme lui, complices de son entreprise. Et pour bien montrer quel homme il ´etait, il se fait apporter un brasier, et se laisse griller et rˆotir le bras jusqu’`a ce que l’ennemi lui-mˆeme en soit horrifi´e, et commande d’´eloigner le feu. Que dire aussi de celui qui ne daigna mˆeme pas interrompre la lecture de son livre pendant qu’on l’op´erait? Et de cet autre qui s’obstinait `a se moquer et `a rire tant qu’il pouvait des tourments qu’on lui faisait subir, au point qu’il l’emporta finalement sur la cruaut´e et la col`ere des bourreaux qui l’avaient entre leurs mains, et sur toutes les tortures qu’ils invent`erent et redoubl`erent? Mais il s’agissait d’un philosophe17 . 34. Eh quoi ! Un gladiateur au service de C´esar endura, toujours en riant, qu’on fouille et qu’on entaille ses plaies18 . « Quand un vulgaire gladiateur a-t-il jamais g´emi ou chang´e de visage? EnCic´eron [16], V, 27. a-t-on jamais vu montrer de la lˆachet´e, non seulement durant le combat, mais quand ils tombent? En est-il un seul qui, `a terre, condamn´e `a recevoir le coup mortel, ait d´etourn´e la gorge? » 35. Ajoutons `a ces exemples ceux des femmes. Qui n’a entendu parler, `a Paris, de celle qui se fit ´ecorcher, rien que pour avoir ainsi le teint plus frais grˆace `a une nouvelle peau? Il en 16. La source est ici encore Plutarque, [68] Vie de Lycurgue, XIV. 17. Cet « exemple » est tir´e de S´en`eque [81], 78. Et le « philosophe » pourrait ˆetre Anaxarque, ami d’Alexandre. 18. Rapport´e par Aulu-Gelle, Aulu-Gelle [6], XII, 5.

Chapitre 40 – Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 363 est qui se sont fait arracher des dents vivantes et saines, pour que les autres soient mieux dispos´ees, ou pour que leur voix devienne plus douce et plus grasseyante. Combien d’exemples de ce genre ne pouvons-nous pas relever t´emoignant du m´epris envers la douleur? Que ne feraient-elles pas? Que craignent-elles, d`es lors qu’elles ont un espoir d’am´eliorer tant soit peu leur beaut´e? Elles prennent soin de s’arracher les cheveux blancs, Tibulle [88], I, VIII, 45. et s’enlever la peau pour se refaire un visage nouveau. J’en ai vu avaler du sable, de la cendre, et tout faire pour ruiner leur estomac afin de se faire le teint pˆale. Pour avoir un corps svelte comme les Espagnoles, quelles souffrances n’endurent-elles pas, serr´ees et sangl´ees avec de grandes entailles sur les cˆot´es, `a vif? Elles vont parfois jusqu’`a en mourir. 36. Il est courant chez bien des peuples de se mutiler vo- Mutilations volontaireslontairement pour donner du poids `a la parole donn´ee ; notre roi Henri III a pu observer de notables exemples de cette pratique en Pologne, et dans certains cas, ils lui ´etaient mˆeme destin´es. Je sais que certains en France ont imit´e cet usage ; mais en ce qui me concerne, j’avais vu peu de temps avant de revenir de ces fameux ´Etats de Blois, une jeune fille en Picardie qui, pour t´emoigner de l’ardeur de ses promesses et de sa constance, se donna avec un poin¸con qu’elle portait dans les cheveux, quatre ou cinq bons coups dans le bras qui firent ´eclater la peau et la firent saigner s´erieusement19 . 37. Les Turcs se font de grandes entailles pour plaire `a leurs dames, et afin qu’elles soient durables, ils appliquent aussitˆot du feu sur la plaie et l’y maintiennent un temps incroyablement long, pour arrˆeter le sang et former une cicatrice. Il y a des gens qui ont vu cela, qui l’ont ´ecrit et qui m’ont jur´e que c’´etait vrai. On trouve mˆeme tous les jours l’un d’entre eux qui pour dix sous turcs se fera une entaille bien profonde dans le bras, ou dans la cuisse. 19. L’´edition de 1595 (pr´epar´ee par Marie de Gournay et Pierre Brach), est la seule `a donner les pr´ecisions « quand je veins de ces fameux Estats de Blois », et « en Picardie ». Ces d´etails ne sont pas de la main de Montaigne, ils ne figurent pas dans l’ajout manuscrit relatant le fait. De l`a `a penser que la « jeune fille » en question ´etait pr´ecis´ement Mlle de Gournay, il n’y a qu’un pas. . . C’est l’avis de D. M. Frame [27] – et je suis d’accord avec lui l`a-dessus.

364 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 38. Je suis bien content d’avoir `a port´ee de la main les t´emoins exemplaires auxquels nous avons le plus souvent recours : la chr´etient´e nous en fournit suffisamment. Et apr`es l’exemple donn´e par notre saint guide, il y en a eu des quantit´es qui ont voulu, eux aussi, par d´evotion porter la croix. Nous savons, par un t´emoin absolument digne de foi20 , que le roi Saint Louis porta la chemise de crin jusqu’`a ce que, dans sa vieillesse, son confesseur vienne `a l’en dispenser, et que tous les vendredis, il se faisait fouetter les ´epaules par son prˆetre avec cinq chaˆınettes de fer qu’on lui apportait pour cela avec ses effets de nuit21 . Guillaume, notre dernier Duc de Guyenne, p`ere de cette Ali´enor qui transmit ce duch´e aux maisons de France et d’Angleterre, porta continuellement, durant les dix ou douze derni`eres ann´ees de sa vie, une cuirasse sous ses habits de religieux, par p´enitence. Foulques, Comte d’Anjou, alla jusqu’`a J´erusalem pour s’y faire fouetter par deux de ses valets, la corde au cou, devant le s´epulcre de Notre Seigneur. Mais ne voit-on pas encore, tous les Vendredis saints, en des lieux divers, un grand nombre d’hommes et de femmes se battre jusqu’`a se d´echirer la chair et se transpercer jusqu’`a l’os? J’ai vu cela souvent, et sans qu’il s’agisse de gens envoˆut´es. On disait (car ils vont masqu´es) qu’il y en avait qui faisaient cela pour de l’argent, pour t´emoigner de la religion d’autres personnes, par un m´epris de la douleur d’autant plus grand que les aiguillons de la d´evotion l’emportent sur ceux de la cupidit´e. 39. Quintus Maximus enterra son fils, devenu personnage consulaire ; Marius Caton le sien, qui ´etait d´esign´e comme prˆeteur ; et Lucius Paulus les deux siens en quelques jours, avec un visage calme, ne montrant aucun signe de douleur. J’ai dit un jour22 de quelqu’un, pour plaisanter, qu’il avait tromp´e la justice divine : 20. Les M´emoires du Sire de Joinville. 21. Cette pr´ecision ne figure que dans le texte de 1595, et ne figure pas non plus dans le texte de Joinville. Dans l’« exemplaire de Bordeaux » on lit seulement : « que pour cet effect il portoit toujours dans une boite », ce que dit effectivement Joinville. Dans son Saint-Louis [28], pp. 758-759, Jacques le Goff ´ecrit ceci, d’apr`es la Vita de Geoffroy de Beaulieu : « Apr`es chaque confession il re¸coit de son confesseur la discipline faite de cinq petites chaˆınettes de fer assembl´ees qui, pliables, tiennent dans le fond d’une petite boˆıte d’ivoire ». 22. Montaigne ´ecrit: « en mes jours ». L’expression est d´elicate `a traduire. A. Lanly[51] ´ecrit « dans mes ´Eph´em´erides » et D. M. Frame[27] : « Once in my time » – et c’est ainsi que je comprends moi-mˆeme.

Chapitre 40 – Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 365 la mort violente de ses trois grands enfants lui ayant ´et´e administr´ee en un seul jour comme un rude coup de verges, comme on peut le penser, peu s’en fallut qu’il ne prˆıt cela pour une faveur et gratification divine particuli`ere. Je ne suis pas du genre `a avoir des sentiments monstrueux de ce genre23 ; mais j’ai perdu moimˆeme, en nourrice, deux ou trois enfants, sinon sans regrets, du moins sans profond chagrin24 . Et pourtant, il n’est gu`ere d’accident qui touche les hommes plus au vif. Je vois bien d’autres occasions communes d’affliction que je ressentirais `a peine si elles m’arrivaient. Il en est auxquelles tout le monde prˆete une figure si atroce que je n’oserais pas me vanter sans rougir de les avoir m´epris´ees quand elles me sont advenues. « On voit par l`a que Cic´eron [16], III, xxviii. l’affliction n’est pas un effet de la nature, mais de l’opinion. » 40. L’opinion est un ´el´ement puissant, hardi, et sans mesure. Qui a jamais recherch´e aussi avidement la s´ecurit´e et le repos qu’Alexandre et C´esar l’ont fait pour l’inqui´etude et les difficult´es? T´er`es, le p`ere de Sitalc`es25 , aimait dire que quand il ne faisait pas la guerre, il lui semblait qu’il n’y avait pas de diff´erence entre son palefrenier et lui. 41. Lorsqu’il ´etait Consul, Caton, pour s’assurer de certaines villes d’Espagne, ayant seulement interdit `a leurs habitants de porter les armes, un grand nombre d’entre eux se tu`erent : Tite-Live [89], XXXIV, xvii. « Nation farouche, qui ne pensait pas qu’on pˆut vivre sans armes. » Combien en connaissons-nous qui ont fui la douceur d’une vie tranquille, dans leurs maisons, au milieu de leurs amis et connaissances, pour rechercher l’horreur des d´eserts inhabitables, et qui se sont mis dans une situation abjecte, une vile condition, m´eprisant le reste du monde, et qui pourtant y ont trouv´e leur compte jusqu’`a pr´ef´erer cela? 42. Le cardinal Borrom´ee, qui mourut r´ecemment `a Milan, au milieu de la d´ebauche `a laquelle l’incitait sa noblesse et ses grandes richesses, l’air de l’Italie et sa jeunesse, conserva pourtant 23. Le texte de l’« exemplaire de Bordeaux » est ici diff´erent et plus resserr´e : « peu s’en fallut qu’il ne la print `a gratification. Et j’en ay perdu. . . » 24. On a souvent reproch´e ce propos `a Montaigne. Mais la mortalit´e infantile ´etait chose courante `a l’´epoque : Montaigne eut six filles, dont une seule, L´eonor, v´ecut au-del`a de la petite enfance. Et B. Palissy[59], de son cˆot´e, raconte : « Les vers m’ont fait mourir six enfants. . . » (op. cit. p. 188). 25. Roi de Thrace, qui fut alli´e des Ath´eniens vers 430 av. J. -C.

366 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I toujours une fa¸con de vivre si aust`ere qu’il avait la mˆeme robe ´et´e comme hiver, ne couchait que sur la paille, et passait les heures qui lui restaient en dehors des occupations de sa charge `a ´etudier continuellement, `a genoux, avec un peu de pain et d’eau `a cˆot´e de son livre. Et c’´etait l`a tout ce qu’il prenait comme repas pendant le temps qu’il y consacrait. 43. J’en connais qui ont sciemment tir´e profit et avancement du cocuage dont le seul nom suffit `a effrayer tant de gens !. . . Si la vue n’est pas le plus n´ecessaire de nos sens, elle est du moins le plus agr´eable. Mais les plus utiles et les plus agr´eables de nos membres semblent ˆetre ceux qui servent `a nous engendrer ; et pourtant bien des gens les ont pris en haine mortelle justement parce qu’ils ´etaient trop agr´eables, et ils les ont rejet´es `a cause de leur importance26 . C’est ce que pensa de ses yeux celui qui se les creva27 . 44. La plupart des gens communs et sains d’esprit tiennentLes enfants pour un grand bonheur le fait d’avoir beaucoup d’enfants. Pour moi et quelques autres, le grand bonheur, c’est de ne pas en avoir du tout. Et quand on demanda `a Thal`es pourquoi il ne se mariait pas, il r´epondit qu’il ne voulait pas laisser une descendance apr`es lui. 45. Que notre opinion donne leur prix aux choses, on le voit par le grand nombre de celles que nous ne regardons pas seulement pour leur valeur, mais en pensant `a nous. Nous ne nous occupons ni de leurs qualit´es ni de leur utilit´e, mais seulement du prix qu’il nous en coˆutera pour les poss´eder, comme si cela constituait une partie de leur substance. Et ce que nous appelons leur valeur, ce n’est pas ce qu’elles nous apportent, mais ce que nous y apportons. Et sur ce je m’avise que nous sommes tr`es regardants `a nos d´epenses. Leur utilit´e est fonction de leur importance, et nous ne les laissons jamais enfler inutilement. C’est l’achat qui donne sa valeur au diamant, la difficult´e `a la vertu, la douleur `a la d´evotion, l’amertume au m´edicament. 46. Il en est un28 qui, pour parvenir `a la pauvret´e, jeta ses ´ecus dans la mer que tant d’autres fouillent en tous sens pour y 26. Le texte de l’« exemplaire de Bordeaux » comporte ici : « pris et valeur ». 27. Le philosophe D´emocrite, selon Cic´eron [12], V, 29. 28. Aristippe, d’apr`es Diog`ene La¨erce [39]II, 77.

Chapitre 40 – Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 367 pˆecher des richesses. ´Epicure a dit que le fait d’ˆetre riche n’apporte pas un soulagement, mais un changement de soucis. Et c’est vrai que ce n’est pas la disette, mais plutˆot l’abondance qui g´en`ere l’avarice. Je vais raconter l’exp´erience que j’ai sur ce sujet. 47. J’ai connu trois situations diff´erentes depuis que je suis L’argent sorti de l’enfance. La premi`ere p´eriode, qui a dur´e pr`es de vingt ans, je l’ai pass´ee sans autres moyens que fortuits, d´ependant des dispositions prises par d’autres pour me secourir, sans revenu assur´e et sans tenir de comptes. Je d´epensais d’autant plus all`egrement et avec d’autant moins de souci que ma fortune d´ependait enti`erement du hasard. Je ne fus jamais plus heureux. Je n’ai jamais trouv´e close la bourse de mes amis : m’´etant donn´e pour r`egle absolue de ne jamais faillir `a rembourser au terme que j’avais fix´e, ils l’ont maintes fois repouss´e quand ils voyaient l’effort que je faisais pour satisfaire `a mes engagements. De sorte que j’affichais, en retour, une loyaut´e ´econome et quelque peu tricheuse. Je ressens naturellement quelque plaisir `a payer : c’est comme si je d´echargeais mes ´epaules d’un fardeau ennuyeux, et de l’image de la servitude que constitue la dette. De mˆeme qu’il y a quelque contentement qui me chatouille quand je fais quelque chose de juste et qui fait le bonheur d’autrui. 48. Je mets `a part les paiements pour lesquels il faut venir marchander et compter ; car si je ne trouve quelqu’un pour s’en charger, je les fuis de fa¸con honteuse et injurieuse tant que je peux, craignant cette discussion, avec laquelle mon humeur et ma fa¸con de parler sont tout `a fait incompatibles. Il n’est rien que je ha¨ısse autant que de marchander : c’est l`a une relation de pure tricherie et d’impudence. Apr`es avoir d´ebattu et barguign´e une heure durant, l’un ou l’autre abandonne sa parole et ses serments pour cinq sous obtenus. C’est pourquoi j’empruntais `a mon d´esavantage, car n’ayant pas le courage de r´eclamer en pr´esence de l’autre, je reportais cela `a plus tard au hasard d’une lettre, ce qui n’a pas grande efficacit´e et qui facilite plutˆot le refus. Je m’en remettais donc plutˆot, pour la conduite de mes affaires, aux astres, et plus librement que je ne l’ai jamais fait depuis, `a la providence et `a mon flair. 49. La plupart de ceux qui savent g´erer leurs affaires estiment horrible de vivre ainsi dans l’incertitude. Mais ils ne se rendent pas compte, d’abord, que la plupart des gens vivent ainsi.

368 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Combien d’honnˆetes gens n’ont-ils pas abandonn´e toutes leurs certitudes, combien le font chaque jour, pour rechercher la faveur des rois et courir la chance? C´esar s’endetta d’un million en or au-del`a de ce qu’il poss´edait pour devenir C´esar. Et combien de marchands commencent leurs affaires par la vente de leur m´etairie, qu’ils envoient aux Indes `a travers tant de mers d´echaˆın´ees. Catulle [7], IV, 18. Et par un temps si peu fertile en d´evotions que le nˆotre, nous voyons mille et mille congr´egations dont les membres coulent une vie paisible, attendant chaque jour de la lib´eralit´e du Ciel ce dont ils ont besoin pour dˆıner. Et deuxi`emement, ils ne se rendent pas compte que cette certitude sur laquelle ils se fondent n’est gu`ere moins incertaine et hasardeuse que le hasard lui-mˆeme. Je vois d’aussi pr`es la mis`ere au-del`a de deux mille ´ecus de rente que si elle ´etait toute proche de moi. Car le hasard est capable d’ouvrir cent br`eches `a la pauvret´e `a travers nos richesses, et il n’y a souvent qu’un pas de la fortune la plus extrˆeme au quasi d´enuement. La fortune est de verre, et quand elle brille, elle se brise29 . Et elle peut envoyer cul par dessus tˆete toutes nos pr´ecautions et nos d´efenses. 50. Je trouve que pour diverses raisons, on voit plus souvent l’indigence chez ceux qui ont du bien que chez ceux qui n’en ont pas ; et qu’elle est peut-ˆetre moins p´enible quand elle vient seule que quand elle apparaˆıt au milieu des richesses qui proviennent plutˆot d’une bonne gestion que de recettes v´eritables : « Chacun est l’artisan de sa propre fortune ». Et un riche qui n’est plusSalluste [73], De rep. ordin I, 1. `a son aise, mais press´e par la n´ecessit´e et les ennuis d’argent me semble plus mis´erable que celui qui est simplement pauvre. « L’indigence au sein de la richesse est la pire des pauvret´es. » LesS´en`eque [81], LXXIV. plus grands princes et les plus riches sont g´en´eralement amen´es, par la pauvret´e et le besoin, `a l’extrˆeme n´ecessit´e. Car en est-il de plus extrˆeme que celle qui conduit `a devenir les tyrans et injustes usurpateurs des biens de leurs sujets? 51. Ma deuxi`eme situation fut d’avoir de l’argent. M’y ´etant attach´e, j’en fis bien vite des r´eserves non n´egligeables en fonction 29. Publius Syrus, in Juste Lipse [37].

Chapitre 40 – Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 369 de ma condition sociale. J’estimais que l’on ne dispose vraiment que de ce qui exc`ede les d´epenses ordinaires, et qu’on ne peut ˆetre sˆur d’un bien qui ne repr´esente qu’une esp´erance de recette, si ´evidente qu’elle paraisse. Car je me disais : et s’il m’arrivait tel ou tel fˆacheux ´ev´enement? Et `a cause de ces vaines et pernicieuses pens´ees, je m’ing´eniais `a parer `a tous les inconv´enients possibles grˆace `a cette r´eserve superflue. Et `a celui qui m’all´eguait que le nombre des ´ev´enements possibles ´etait infini je trouvais encore le moyen de r´epondre que cette r´eserve, si elle ne pouvait ˆetre pr´evue pour tous les cas, l’´etait tout de mˆeme au moins pour bon nombre d’entre eux. Mais cela n’allait pas sans douloureuse inqui´etude. J’en faisais un secret. Et moi qui ose tant parler de moi, je ne parlais de mon argent que par des mensonges, comme font ceux qui, riches, se font passer pour pauvres, et pauvres jouent les riches, sans que jamais leur conscience ne t´emoigne sinc`erement de ce qu’ils ont vraiment. Ridicule et honteuse prudence ! 52. Allais-je en voyage ? Il me semblait toujours que je n’avais pas emport´e assez d’argent. Et plus je m’´etais charg´e de monnaie plus je m’´etais aussi charg´e de craintes : `a propos de l’ins´ecurit´e des chemins, ou de la fid´elit´e de ceux qui transportaient mes bagages, dont je ne parvenais `a m’assurer vraiment – comme bien des gens que je connais – que si je les avais devant les yeux. Laissais-je ma cassette chez moi? Ce n’´etaient que soup¸cons et pens´ees lancinantes, et qui pis est, incommunicables ! Mon esprit en ´etait obs´ed´e. Tout bien pes´e, il est encore plus difficile de garder de l’argent que d’en gagner. Si je n’en faisais pas tout `a fait autant que je le dis, du moins me coˆutait-il de m’empˆecher de le faire. Quant `a la commodit´e, j’en profitais peu ou pas du tout : si j’avais plus de facilit´e `a faire des d´epenses, celles-ci ne m’ennuyaient pas moins ; car comme disait Bion, le chevelu se fˆache autant que le chauve si on lui arrache les cheveux. Et d`es que vous vous ˆetes habitu´e, que vous vous ˆetes repr´esent´e en esprit un certain tas d’or, vous n’en disposez d´ej`a plus, car vous n’oseriez mˆeme plus l’´ecorner. . . C’est un ´edifice qui, vous semble-t-il, s’´ecroulera tout entier si vous y touchez : il faut vraiment que la n´ecessit´e vous prenne `a la gorge pour vous r´esoudre `a l’entamer. Et avant d’en arriver l`a, j’engageais mes hardes, je vendais un cheval, avec bien moins de contrainte et moins de regret que lorsque je devais faire une br`eche dans cette bourse privil´egi´ee et tenue

370 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I `a part. Mais le danger est alors celui-ci : il est malais´e d’´etablir des bornes `a ce d´esir d’accumulation (il est toujours difficile d’en trouver parmi les choses que l’on croit bonnes), et donc de fixer une limite `a son ´epargne : on va toujours grossissant cet amas, l’augmentant d’un chiffre `a un autre, jusqu’`a se priver bˆetement de la jouissance de ses propres biens, pour jouir simplement de leur conservation, et ne point en user. 53. Et c’est pourquoi, selon cette fa¸con de voir les choses, ce sont les gens les plus fortun´es qui ont en charge la garde des portes et des murs d’une ville. A mon avis, tout homme riche est avare. Platon classe ainsi les biens corporels et humains : la sant´e, la beaut´e, la force, la richesse ; et la richesse n’est pas aveugle, ditil, mais tr`es clairvoyante au contraire quand elle est illumin´ee par la sagesse. Denys le Jeune fit preuve `a ce propos d’un beau geste. Ayant ´et´e averti qu’un Syracusain avait cach´e en terre un tr´esor, il lui fit dire de le lui apporter. L’autre s’ex´ecuta, mais s’en r´eserva toutefois en secret une partie, avec laquelle il s’en alla dans une autre ville o`u, ayant perdu son habitude de th´esauriser, il se mit `a vivre `a son aise. Apprenant cela, Denys lui fit rendre le reste de son tr´esor, disant que puisqu’il avait appris `a s’en servir il le lui rendait volontiers. 54. Je v´ecus quelques ann´ees obs´ed´e par l’argent, jusqu’`a ce qu’un d´emon favorable me fasse sortir de cet ´etat, comme le Syracusain, et d´epenser ce que j’avais amass´e : le plaisir d’un voyage tr`es coˆuteux fut l’occasion de jeter `a bas cette stupide conception. Je suis donc de ce fait tomb´e dans une troisi`eme sorte de vie, qui (je le dis comme je le sens), est certes plus plaisante et plus r´egl´ee, car maintenant je r`egle ma d´epense sur ma recette. Tantˆot l’une est en avance, tantˆot c’est l’autre, mais elles sont toujours proches sur les talons l’une de l’autre. Je vis au jour le jour, et me contente de pouvoir subvenir `a mes besoins pr´esents et ordinaires : toutes les ´economies du monde ne sauraient suffire aux besoins extraordinaires ! Et c’est folie d’attendre du hasard qu’il nous pr´emunisse contre lui-mˆeme. C’est avec nos propres armes qu’il faut le combattre, car celles que fournit le hasard peuvent toujours nous trahir au moment crucial. Si je mets de l’argent de cˆot´e, ce n’est que dans l’id´ee de l’employer bientˆot. Non pour acheter des terres – dont je n’ai que faire – mais pour acheter des plaisirs. « Ne pas ˆetre cupide est une richesse, et

Chapitre 40 – Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 371 c’est un revenu que ne pas avoir la manie d’acheter. » Je n’ai Cic´eron [15], VI, 3. pas peur de manquer, ni le d´esir d’augmenter mon bien. « C’est Cic´eron [15], VI, 2. dans l’abondance qu’on trouve le fruit des richesses, et c’est la satisfaction qui est le crit`ere de l’abondance. » Et combien je me f´elicite de ce que cette disposition d’esprit me soit venue `a un ˆage naturellement enclin `a l’avarice ! Ainsi je suis ´epargn´e par cette folie si courante chez les vieux, et la plus ridicule de toutes les folies humaines. 55. Ph´eraulas, dans la Cyrop´edie de X´enophon, ´etait pass´e par les deux premi`eres situations que j’ai ´evoqu´ees, et avait trouv´e que l’accroissement des biens n’augmentait pas son app´etit pour boire, manger, dormir et embrasser sa femme. D’autre part il sentait comme moi peser sur ses ´epaules l’inconv´enient d’avoir `a s’occuper de ses biens. Alors il d´ecida de faire le bonheur d’un jeune homme pauvre qui ´etait son ami fid`ele et qui courait apr`es la fortune, et lui fit pr´esent de la sienne qui ´etait grande, et mˆeme de celle qu’il ´etait encore en train d’accumuler jour apr`es jour grˆace `a la lib´eralit´e de son bon maˆıtre Cyrus, et grˆace `a la guerre. La seule condition ´etait que le b´en´eficiaire s’engage `a le nourrir et `a subvenir honnˆetement `a ses besoins, comme ´etant son hˆote et son ami. A partir de ce moment, ils v´ecurent ainsi tr`es heureusement, et satisfaits l’un et l’autre du changement de leur condition. Voil`a quelque chose que j’aimerais beaucoup imiter. 56. J’admire grandement aussi le sort d’un vieux pr´elat, dont j’ai pu constater qu’il s’´etait tout bonnement d´emis de sa bourse, de ses revenus, et de sa garde-robe, tantˆot au profit d’un serviteur qu’il avait choisi, tantˆot d’un autre, et qui a coul´e ainsi de longues ann´ees, ignorant de ses affaires, comme s’il y ´etait ´etranger. Faire confiance `a la bont´e d’autrui n’est pas un faible t´emoignage de sa propre bont´e, et par cons´equent, Dieu favorise volontiers cette attitude. Et quant au pr´elat dont j’ai parl´e, je ne vois nulle part de maison plus dignement ni plus r´eguli`erement g´er´ee que la sienne. Heureux celui qui a ainsi r´egl´e `a leur juste mesure ses besoins, de fa¸con `a ce que sa fortune puisse y suffire sans qu’il s’en pr´eoccupe et sans ˆetre dans la gˆene, et sans que leur r´epartition ou acquisition vienne `a troubler ses autres occupations, plus convenables, plus tranquilles, et selon son cœur. 57. L’aisance ou l’indigence d´ependent donc de l’opinion de chacun, et ni la richesse, ni la gloire, ni la sant´e, n’apportent

372 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I autant de beaut´e et de plaisir que ce que leur prˆete celui qui les poss`ede. Chacun de nous est bien ou mal selon qu’il se trouve ainsi. Est content non celui qu’on croit, mais celui qui en est luimˆeme persuad´e. En cela seulement, la croyance devient v´erit´e et r´ealit´e. 58. Le sort ne nous fait ni bien ni mal ; il nous en offre seulement la mati`ere, l’occasion que notre ˆame, plus puissante que lui, tourne et arrange comme il lui plaˆıt ; c’est elle la seule cause et la maˆıtresse de sa condition : heureuse ou malheureuse. Les influences ext´erieures tirent leur saveur et leur couleur de notre constitution interne, de mˆeme que les vˆetements nous r´echauffent, non par leur chaleur propre, mais par la nˆotre, qu’ils sont faits pour recouvrir et entretenir. Celui qui revˆetirait ainsi un corps froid en tirerait le mˆeme effet : c’est ainsi que se conservent la neige et la glace. 59. Certes, de la mˆeme fa¸con que l’´etude est un tourment pour le fain´eant, l’abstinence de vin pour l’ivrogne, la frugalit´e est un supplice pour le luxurieux et l’exercice physique une torture pour l’homme d´elicat et oisif – et de mˆeme pour tout le reste. Les choses ne sont pas en elles-mˆemes si douloureuses ni difficiles ; mais ce sont notre faiblesse et notre lˆachet´e qui les rendent ainsi. Pour pouvoir juger des choses ´elev´ees et importantes, il faut disposer d’une ˆame qui soit de la mˆeme qualit´e, faute de quoi nous leur attribuons les d´efauts qui nous appartiennent. Un aviron droit semble courbe dans l’eau. L’important n’est pas tant la chose elle-mˆeme que la fa¸con dont on la voit. 60. Alors pourquoi, parmi tant de discours qui persuadent diversement les hommes de m´epriser la mort et de supporter la douleur, n’en trouvons-nous aucun qui nous convienne? Et pourquoi, parmi tous les beaux raisonnements qui ont r´eussi chez les autres, chacun n’applique-t-il pas `a lui-mˆeme celui qui convient le mieux `a son caract`ere? S’il ne peut dig´erer la drogue forte et radicale qui d´eracinerait le mal, qu’il prenne au moins la douce qui le soulagera. « Un pr´ejug´e eff´emin´e et frivole nous domine dans la douleur comme dans le plaisir. Quand nos ˆames en sontCic´eron [16], II, xxii. amollies, et comme liqu´efi´ees pourrait-on dire, mˆeme une piqˆure d’abeille nous ne pouvons la supporter sans crier. Tout r´eside dans la capacit´e `a se commander soi-mˆeme. » Au demeurant, on n’´echappe pas `a la philosophie en faisant valoir outre mesure la

Chapitre 40 – Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 373 gravit´e des souffrances et l’humaine faiblesse. Car on ne fait alors que la faire se retrancher derri`ere ces invincibles r´epliques : « S’il S´en`eque [81] XII, 10. est mauvais de vivre dans la n´ecessit´e, il n’y a nulle n´ecessit´e `a vivre dans la n´ecessit´e. » « Nul n’est longtemps dans le malheur Quintilien [72] VI, 13. que par sa faute. Qui n’a le courage de supporter ni la mort ni la vie, ne veut ni rester ni fuir, que peut-on pour lui? »

Chapitre 41 On ne transmet pas sa r´eputation `a un autre 1. De toutes les sottises du monde, la plus commune, la plus universelle, c’est le souci que l’on se fait pour sa r´eputation, souci qui va jusqu’`a quitter les richesses, le repos, la sant´e et la vie, choses bien r´eelles et mat´erielles, pour courir apr`es ce qui n’est qu’une image, un mot sans corps ni substance. La renomm´ee, qui enchante par sa douce voix les mortels, Le Tasse[85], XIV, 63. Et qui paraˆıt si belle, n’est qu’un ´echo, un songe, – que dis-je ! L’ombre d’un songe qui au moindre souffle se dissipe et s’´evanouit. Et il semble bien que de tous les comportements aberrants des hommes, c’est celui dont les philosophes eux-mˆemes ont le plus de mal `a se d´efaire. 2. C’est aussi la sottise la plus revˆeche et la plus opiniˆatre : Saint Augustin [5], V, xiv. « Car elle ne cesse de tenter mˆeme ceux qui ont fait des progr`es sur le chemin de la vertu. » Il n’en est gu`ere dont la raison fasse aussi clairement ressortir la vanit´e, mais elle a en nous des racines si vives, que je me demande si quelqu’un a jamais pu s’en d´ebarrasser vraiment. Quand vous avez tout dit et tout cru faire pour y renoncer, elle suscite contre votre d´etermination un penchant si profond que vous avez peu de chances de lui r´esister. Car, comme le dit Cic´eron, ceux-l`a mˆemes qui la combattent veulent encore que les livres qu’ils ´ecrivent `a son sujet portent haut leur nom, et veulent tirer gloire du fait qu’ils l’ont m´epris´ee ! 3. Toutes les autres choses peuvent ˆetre prˆet´ees : nous mettons nos biens et nos vies au service de nos amis quand il le faut.

376 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Mais faire cadeau `a quelqu’un d’autre de son honneur et de sa r´eputation, cela ne se voit gu`ere. . . Catulus Luctatius, pendant la guerre contre les Cimbres, apr`es avoir tout tent´e pour arrˆeter ses soldats qui fuyaient devant l’ennemi, fit comme s’il avait peur lui-mˆeme, et se mˆela aux fuyards afin qu’ils aient l’air de suivre leur chef plutˆot que de fuir l’ennemi. C’´etait perdre sa r´eputation pour cacher la honte des autres. 4. Quand l’Empereur Charles-Quint passa en Provence, en 15371 , on dit qu’Antoine de Lh`eve, voyant son maˆıtre r´esolu `a mener cette exp´edition, et pensant qu’elle lui serait extrˆemement glorieuse, soutenait cependant l’opinion contraire et la lui d´econseillait, afin que tout le m´erite et l’honneur de cette d´ecision soient attribu´es `a son maˆıtre, et que l’on dise que l’avis et le jugement de celui-ci avaient ´et´e si bons que, seul contre tous, il avait men´e `a bien une si belle entreprise ; c’´etait donc lui faire honneur `a ses d´epens. 5. Les ambassadeurs de Thrace, pour consoler Archil´eonide, m`ere de Brasidas, de la mort de son fils, chantaient la louange de ce dernier au point de dire qu’il n’avait pas laiss´e son pareil ; elle refusa cette louange personnelle pour lui donner une valeur g´en´erale, en d´eclarant : « Non, car je sais qu’en la cit´e de Sparte il y a des citoyens plus valeureux que lui. » A la bataille de Cr´ecy2 , le prince de Galles, encore tr`es jeune, conduisait l’avant-garde, et ce fut lui qui supporta l’assaut principal de la bataille. Les seigneurs qui l’accompagnaient, se trouvant dans une situation d´elicate, demand`erent au roi ´Edouard de se rapprocher pour les secourir. Celui-ci s’enquit de l’´etat de son fils ; et quand on lui r´epondit qu’il ´etait vivant et `a cheval, il d´eclara : « Je lui ferais tort en allant lui voler maintenant l’honneur de vaincre en ce combat qu’il a soutenu si longtemps. Quel que soit le p´eril encouru, cette victoire sera la sienne. » Et il ne voulut pas s’y rendre ni envoyer personne, sachant que s’il l’avait fait, on aurait dit que tout ´etait perdu sans son aide, et que c’est `a lui qu’on aurait attribu´e la gloire de cet exploit. « Car le dernier renfort sembleTite-Live [89], XXVII, XLV. toujours avoir remport´e seul la victoire. » 1. C’´etait en r´ealit´e en 1536 . Cette exp´edition fut d’ailleurs loin d’ˆetre glorieuse, car l’arm´ee de Charles-Quint fut d´ecim´ee par la famine (cf. les M´emoires des fr`eres Du Bellay). Mais P. Villey [49] signale que l’on trouve une opinion contraire chez Brantˆome. 2. La bataille de Cr´ecy eut lieu en 1346, et fut gagn´ee par les Anglais.

Chapitre 41 – On ne transmet pas sa r´eputation. . . 377 6. A Rome, beaucoup pensaient, et on le disait ouvertement, que les hauts faits principaux de Scipion ´etaient en partie dus `a L´elius, qui pourtant se consacra `a promouvoir et `a soutenir la gloire de Scipion, sans se soucier de la sienne. De mˆeme, `a celui qui pr´etendait que la soci´et´e reposait sur lui, parce qu’il savait bien commander, Th´eopompe, roi de Sparte, r´epondait : « C’est plutˆot que le peuple sait bien ob´eir. » 7. Comme les femmes qui, par droit de succession, acc´edaient `a la pairie avaient, malgr´e leur sexe, le droit d’assister `a la juridiction des pairs et d’y donner leur avis, de mˆeme les pairs eccl´esiastiques, malgr´e leur fonction, ´etaient tenus de porter assistance `a nos rois dans leurs guerres, non seulement par leurs amis et serviteurs, mais en personne. L’´evˆeque de Beauvais, qui se trouvait pr`es de Philippe Auguste `a la bataille de Bouvines3 , participait bien courageusement au combat, mais il ne lui semblait pas devoir m´eriter quoi que ce soit en retour pour cet exercice sanglant et violent. Il r´eduisit ce jour-l`a plusieurs ennemis `a sa merci, et les remit entre les mains du premier gentilhomme qu’il rencontra, pour qu’il les ´egorge ou les fasse prisonniers, lui laissant le soin de l’ex´ecution. Ainsi du comte Guillaume de Salisbury, qu’il remit `a messire Jean de Nesles. Il agissait avec une subtilit´e du mˆeme ordre que celle qui consiste `a bien vouloir assommer, mais non pas blesser, et ne combattait donc qu’avec une masse d’armes. De mon temps, quelqu’un `a qui le roi reprochait d’avoir port´e la main sur un prˆetre, le niait haut et fort : il ne l’avait en effet battu `a mort qu’en le bourrant de coups de pied. . . 3. La bataille de Bouvines eut lieu en 1214.

Chapitre 42 Sur l’in´egalit´e entre les hommes 1. Plutarque dit quelque part qu’il ne trouve pas une aussi grande distance d’un animal `a un autre qu’il n’en trouve d’un homme `a un autre. Il parle de la valeur de l’ˆame et de ses qualit´es intimes. En v´erit´e, je trouve qu’il y a une telle distance entre ´Epaminondas tel que je l’imagine, et tel homme que je connais, pourtant dou´e du sens commun, que je rench´erirais volontiers sur Plutarque en disant qu’il y a plus de distance de tel homme `a tel autre qu’il n’y en a de tel homme `a tel animal. Ah ! qu’il y a de distance d’un homme `a un autre ! T´erence [94], II, 2. Et je pense qu’il y a autant de niveaux d’esprits qu’il y a de brasses d’ici jusqu’au ciel, et aussi innombrables. 2. Mais `a propos de l’appr´eciation des hommes, il est ´etonnant de voir que, nous mis `a part, il n’est aucune chose qui ne soit estim´ee autrement qu’en vertu de ses qualit´es propres. Nous vantons un cheval parce qu’il est vigoureux et adroit Nous vantons un cheval pour sa vitesse, Juv´enal [38], VIII. pour les palmes facilement remport´ees, et ses victoires dans le cirque qui l’applaudit. Mais nous ne le vantons point pour son harnais. Nous vantons un l´evrier pour sa rapidit´e, non pour son collier ; un faucon dress´e pour son vol, et non pour ses courroies et ses lacets1 . 1. Montaigne ´ecrit : « ses courroies et ses sonnettes », ce qui indique qu’il s’agit d’un oiseau de proie dress´e pour la chasse, tel qu’un faucon.

380 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 3. Pourquoi, s’agissant d’un homme, ne proc´edons-nous pas de mˆeme en l’estimant pour ce qui lui appartient en propre? Il m`ene grand train, il a un beau chˆateau, tant de cr´edit et tant de rente : tout cela lui est ext´erieur, et non en lui-mˆeme. Vous n’achetez pas un chat sans le voir ; si vous marchandez un cheval, vous lui ˆotez ses harnais, vous l’examinez nu et `a d´ecouvert. Et s’il est couvert, comme on le faisait autrefois quand on le vendait aux Princes, ce n’est que sur les parties les moins importantes, pour qu’on n’aille pas s’int´eresser `a la beaut´e de son poil ou `a la largeur de sa croupe, mais que l’on consid`ere surtout ses pattes, ses yeux, ses pieds, qui sont les ´el´ements les plus importants. La coutume, pour les rois qui ach`etent un cheval,Horace [33], I, ii, 86. Est de l’examiner couvert, pour que, comme trop souvent, S’il a belle tˆete et le pied mou, il ne se laisse attirer, Par une belle croupe, une jolie tˆete, une fi`ere encolure. 4. Alors pourquoi, pour juger un homme, le jugez-vous tout envelopp´e et comme empaquet´e? Il prend bien soin de ne nous montrer que les ´el´ements qui ne sont pas les siens, et nous cache ceux par lesquels seulement on peut vraiment estimer sa valeur. Ce que vous recherchez, c’est le prix de l’´ep´ee, non de son fourreau ; et peut-ˆetre bien que vous n’en donnerez pas un sou quand vous l’aurez d´egain´ee2 . Et comme le disait plaisamment un Ancien : « Savez-vous pourquoi vous estimez qu’il est grand? C’estHorace [33], I, 2. que vous comptez aussi la hauteur de ses patins. » Le socle ne fait pas partie de la statue. Mesurez cet homme sans ses ´echasses ; qu’il mette `a part ses richesses et ses titres, qu’il se pr´esente en chemise : son corps est-il apte `a ses fonctions, sain et plein d’entrain? Quelle ˆame a-t-il? Est-elle belle, ´elev´ee, et bien pourvue de tous ses ´el´ements? Est-elle riche de par elle-mˆeme, ou tient-elle 2. A. Lanly [51] comprend qu’il s’agit du fourreau ; il traduit : « vous ne donnerez peut-ˆetre pas un liard de lui quand vous l’aurez d´evˆetu ». Je ne partage pas cette interpr´etation. Dans l’« exemplaire de Bordeaux » on lit : « Vous n’en donnerez a l’adventure pas un quatrain, si vous l’avez despouill´e. » Le f´eminin (« despouill´ee ») n’apparaˆıt qu’avec l’´edition de 1595. Il peut certes renvoyer aussi bien `a « gaine » qu’`a « ´ep´ee ». Le texte dit ensuite : « Il le faut juger par luy mesme, non par ses atours. » Il semble bien que Montaigne ait un peu m´elang´e les genres. . . Mais de toutes fa¸cons, ach`ete-t-on le fourreau ou l’´ep´ee? Je pense donc qu’A. Lanly a tort sur ce point.

Chapitre 42 – Sur l’in´egalit´e entre les hommes 381 cela d’autrui? La chance y est-elle pour quelque chose? Est-ce que, les yeux grands ouverts, elle affronte les ´ep´ees que l’on tire? Est-ce qu’elle se moque de savoir par o`u la vie peut s’en aller, par la bouche ou par le gosier? Est-ce qu’elle est sˆure d’elle-mˆeme, calme et contente de son sort? C’est l`a ce qu’il faut voir, c’est par l`a que l’on peut juger des diff´erences extrˆemes qu’il y a entre nous. 5. Cet homme est-il sage et maˆıtre de lui? Horace [33], II, vii, 83. La pauvret´e, la mort, les fers, ne le font-ils trembler? Peut-il tenir tˆete `a ses passions, m´epriser les honneurs, Rond et poli comme une boule sur laquelle tout glisse, Et contre laquelle ´echouent toujours les coups du sort? Un tel homme est alors cinq cents brasses au-dessus des royaumes et des duch´es : il est `a lui-mˆeme son empire. Le sage est l’artisan de son propre bonheur Plaute [65], Trinummus, II, 2, 84. 6. Que lui reste-t-il `a d´esirer? Ne voyons-nous pas que la nature n’exige de nous Lucr`ece, [41], II, 16. Rien d’autre qu’un corps exempt de douleurs et une ˆame Jouissant de son bien-ˆetre, libre de craintes et de soucis? Comparez-le avec le commun des mortels, stupide, vulgaire, servile, instable et continuellement soumis aux orages des passions, qui le poussent et repoussent, et d´ependant enti`erement des autres : il y a plus de distance entre eux que du ciel `a la terre. Et pourtant, notre aveuglement ordinaire est tel que nous n’en tenons pas compte, ou si peu. L`a o`u nous pensons avoir affaire `a un paysan et un roi, `a un noble et un roturier, `a un magistrat et un homme ordinaire, `a un riche et un pauvre, nous croyons ˆetre en face d’une extrˆeme diversit´e, alors qu’ils ne sont diff´erents, pourrait-on dire, que par leur costume. 7. En Thrace, le roi se distinguait de son peuple d’une plaisante fa¸con, et bien particuli`ere : il avait une religion `a part ! Un Dieu pour lui tout seul, que ses sujets n’avaient pas le droit d’adorer : c’´etait Mercure. Et il m´eprisait les leurs : Mars, Bacchus, Diane. Mais ce ne sont l`a pourtant que des simulacres, et ils ne cr´eent pas une diff´erence fondamentale entre les hommes. De

382 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I mˆeme que vous voyez les acteurs de th´eˆatre sur l’estrade jouer le personnage du duc ou de l’empereur, et sitˆot apr`es redevenir valets et mis´erables portefaix, ce qui n’est en fait que leur condition naturelle et originelle, de mˆeme l’empereur, dont la pompe vous ´eblouit en public, Car sur lui brillent de grosses ´emeraudesLucr`ece [41], IV, 1126. Enchˆass´ees d’or, et il porte un habit couleur de mer Humect´e par la sueur de V´enus, quand vous le voyez derri`ere le rideau, ce n’est qu’un homme comme les autres, et peut-ˆetre mˆeme plus vil que le moindre de ses sujets. « Celui-l`a est content en lui-mˆeme ; cet autre ne connaˆıtS´en`eque [81], CIX et CXV. qu’un plaisir superficiel. » 8. La couardise, l’irr´esolution, l’ambition, le d´epit et l’envie l’agitent, tout comme un autre. Ni les tr´esors, ni les faisceaux consulaires, en effet,Horace [35], II, xvi, 9. Ne dissipent les troubles cruels de l’esprit et les soucis Qui voltigent autour des lambris dor´es. Et le souci et la crainte le tiennent `a la gorge, fˆut-il au milieu de ses arm´ees. C’est vrai : les craintes et les soucis des hommesLucr`ece [41], II, 48. Ne craignent ni le fracas des armes, ni les traits meurtriers. Ils vivent hardiment parmi les rois et les puissants, Ils n’ont aucun respect pour l’or et son ´eclat. 9. La fi`evre, la migraine et la goutte l’´epargnent-elles plus que nous? Quand la vieillesse p`esera sur ses ´epaules, les archers de sa garde pourront-ils l’en d´echarger? Quand la peur de la mort le saisira, la pr´esence des gentilshommes de sa chambre pourra-t-elle le rassurer? Quand il connaˆıtra la jalousie ou sera en proie `a un caprice, nos coups de chapeau lui rendront-ils sa s´er´enit´e ? Ce ciel de lit tout constell´e d’or et de perles ne peut rien contre les souffrances d’une forte colique : Et la brˆulante fi`evre ne c`ede pas plus viteLucr`ece[41], II, 34. Si tu es ´etendu sur des tissus brod´es ou pourpres Que si tu reposais sur un lit ordinaire.

Chapitre 42 – Sur l’in´egalit´e entre les hommes 383 10. Les flatteurs d’Alexandre le Grand voulaient lui faire croire qu’il ´etait le fils de Jupiter ; un jour, comme il ´etait bless´e, et qu’il regardait couler le sang de sa plaie, il s’´ecria : « Eh bien ! Qu’en dites-vous? N’est-ce pas l`a un sang vermeil et purement humain? Il n’a pas la qualit´e de celui qu’Hom`ere fait s’´ecouler des blessures des dieux. » Le po`ete Hermodore avait fait des vers en l’honneur d’Antigonos, dans lesquels il l’appelait « fils du soleil ». Mais lui, au contraire, r´epliqua : « Celui qui vide ma chaise perc´ee sait bien qu’il n’en est rien. » Un homme est un homme, un point c’est tout. Et s’il est n´e avec de pi`etres qualit´es, celui qui gouverne l’univers lui-mˆeme ne saurait rien y changer. Que les jeunes filles se le disputent, Perse [60], II, 38. Que partout sous ses pas naissent des roses. `A quoi bon, s’il a une ˆame grossi`ere et stupide? Pas de volupt´e ni de bonheur sans vigueur et sans esprit. Les choses valent ce que vaut le cœur de leur possesseur, T´erence [93], I, iii, 21. Des biens pour qui sait en user, des maux pour les autres. 11. Les biens que procure le hasard, quels qu’ils soient, encore faut-il les sentir pour pouvoir les savourer. Car c’est le fait d’en jouir qui nous rend heureux, non leur possession. Ce ne sont pas une maison et des terres Horace [34], I, ii, 47. Ni un monceau d’airain ou d’or, quand on est malade, Qui chassent les fi`evres du corps et les soucis de l’ˆame. Il faut ˆetre bien portant pour profiter des biens que l’on a. Si l’on est tourment´e par le d´esir et la crainte, Maison et biens sont des tableaux `a qui n’y voit goutte, Et des onguents pour un goutteux3 . 12. Prenez un sot : son goˆut est vague et ´emouss´e. Il ne jouit pas plus de ses biens qu’un homme gripp´e ne goˆute la douceur du vin grec ou qu’un cheval n’appr´ecie la richesse des harnais dont on l’a par´e. Comme le dit Platon, la sant´e, la beaut´e, la force, les richesses, et tout ce qui s’appelle le bien, est autant le mal 3. Sur l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a ray´e ici le vers qui venait ensuite « Sincerum est nisi vas, quodcumque in fundis acessit » et l’a report´e ailleurs.

384 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I pour l’injuste que le bien pour le juste, et vice-versa. Et l`a o`u le corps et l’esprit sont en mauvais ´etat, `a quoi peuvent bien servir ces avantages ext´erieurs, puisque la moindre piqˆure d’´epingle, la moindre passion, suffisent pour nous ˆoter le plaisir de disposer du monde? A la premi`ere atteinte de la goutte, il a beau ˆetre Sire et Majest´e, Tout gonfl´e d’argent et tout gonfl´e d’or,Tibulle [88], I, ii, 71. ne perd-il pas le souvenir de ses palais et de sa grandeur? S’il est en col`ere, le fait d’ˆetre prince l’empˆeche-t-il de rougir, de pˆalir, de grincer des dents comme un d´ement? Et si c’est un homme intelligent et distingu´e, la royaut´e ajoute alors bien peu `a son bonheur : Si l’estomac est bon, bons les poumons et bon le pied,Horace [34], I, 12. Les richesses des rois n’ajouteront rien `a votre bonheur. Il voit que cela n’est que fausset´e et tricherie. Il serait peutˆetre mˆeme de l’avis du roi Seleucus qui disait que celui qui connaˆıtrait le poids d’un sceptre ne se soucierait pas de le ramasser s’il le trouvait `a terre. 13. Certes, ce n’est pas rien de vouloir r´egler la conduite des autres, puisque c’est d´ej`a une chose si difficile pour nousmˆemes ! Le commandement, lui, semble une chose bien agr´eable. Mais quand je consid`ere la sottise du jugement humain, et la difficult´e de choisir parmi les choses nouvelles et d’issue incertaine, je penche volontiers du cˆot´e de ceux qui pensent qu’il est plus facile et plus plaisant de suivre que de guider, et que c’est une grande tranquillit´e pour l’esprit de n’avoir `a tenir que la voie qui vous est trac´ee, et de n’avoir `a r´epondre que de soi-mˆeme. Il vaut donc beaucoup mieux ob´eir tranquillementLucr`ece [41], V, 1526. Que vouloir se charger de gouverner l’´Etat. Ajoutons `a cela ce que disait Cyrus, que seul pouvait commander les autres celui qui valait mieux qu’eux. 14. Mais dans X´enophon, le roi Hi´eron va plus loin encore quand il d´eclare que ses semblables sont moins bien lotis que les gens ordinaires pour jouir des plaisirs de la vie, car la facilit´e que

Chapitre 42 – Sur l’in´egalit´e entre les hommes 385 leur apporte l’aisance leur enl`eve la pointe aigre-douce que nous autres y trouvons. Un amour rassasi´e et trop sˆur de lui finit par rebuter, Ovide [57], II, xix, 25-26. Comme un mets dont l’exc`es fatigue l’estomac. 15. Pensons-nous que les enfants de chœur prennent vraiment du plaisir `a la musique ? La sati´et´e la leur rend plutˆot ennuyeuse. Les festins, les danses, les mascarades, les tournois r´ejouissent ceux qui ne les voient pas souvent, et qui d´esirent depuis longtemps les voir ; mais pour celui dont ils forment l’ordinaire, le goˆut en devient fade et mˆeme d´eplaisant : les femmes n’excitent plus celui qui en jouit autant qu’il veut. . . Celui qui n’a pas l’occasion d’avoir soif ne saurait avoir grand plaisir `a boire. Les farces des bateleurs nous amusent, mais pour eux, c’est une vraie corv´ee. En voici la preuve : c’est un d´elice pour les princes, une vraie fˆete pour eux, que de pouvoir quelquefois se d´eguiser et s’encanailler, vivre `a la fa¸con du bas peuple. Changer de vie est pour les grands bien agr´eable : Horace [35], III, xxix, 13. Repas frugal et propre, sans tapis ni pourpre, Et sous un toit de pauvre, voil`a qui d´eride leur front Accabl´e de soucis. 16. Il n’est rien de si ennuyeux, d’aussi ´ecœurant que l’abondance. Quel d´esir ne s’´emousserait d’avoir trois cents femmes `a sa disposition, comme le Grand Turc dans son s´erail? Quel d´esir et quelle sorte de chasse pouvait bien avoir celui de ses ancˆetres qui n’y allait jamais qu’avec au moins sept mille fauconniers?4 Je pense aussi que cette grandeur ´eclatante ne va pas sans inconv´enients pour ce qui est de la jouissance des plaisirs les plus doux, car ils sont forc´ement trop visibles, trop `a la vue de tous. Et pourtant, je ne sais pourquoi, on leur demande justement de se cacher et de couvrir leurs fautes. Car ce qui chez nous ne serait qu’exag´eration, le peuple le ressent chez eux comme de la tyrannie, du m´epris et du d´edain envers les lois. Et outre l’inclination 4. Ces histoires farfelues sont tir´ees de Postel « Histoire des Turcs » (1575) et de Charcondyle, obscur historien grec qui vivait `a Milan en 1515. (Ces renseignements sont fournis par A. Lanly [51]). Une fois de plus, on voit que Montaigne n’h´esite pas `a reprendre `a son compte les sources les plus discutables, du moment qu’elles peuvent servir `a ´etayer son propos. . . !

386 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I au vice, ils lui semblent ajouter encore le plaisir de bafouer et de fouler aux pieds les r`egles communes. C’est vrai que Platon, dans Gorgias, d´efinit le tyran comme celui qui a le droit de faire tout ce qu’il veut dans sa cit´e. Et c’est pour cela que la manifestation et l’´etalage au grand jour de leurs turpitudes blessent souvent plus que ces turpitudes elles-mˆemes. 17. Tout le monde redoute d’ˆetre contrˆol´e et ´epi´e ; les grands Inconv´enients de la grandeur le sont jusque dans leurs comportements et leurs pens´ees, le peuple estimant avoir le droit d’en juger et int´erˆet `a le faire. Et de mˆeme que les taches semblent plus grandes selon qu’elles sont plac´ees plus haut et dans une lumi`ere plus crue, de mˆeme une simple marque de naissance ou une verrue au front semblent chez eux pire qu’une balafre chez les autres. C’est pourquoi les po`etes pr´etendent que Jupiter menait ses entreprises amoureuses sous un autre visage que le sien5 ; et dans toutes les conquˆetes qu’ils lui attribuent, il n’en est qu’une seule, me semble-t-il, dans laquelle il se montre dans toute sa grandeur et sa majest´e. 18. Mais revenons `a Hi´eron : il dit aussi `a quel point il trouve sa royaut´e encombrante, qui lui interdit de voyager librement, comme s’il ´etait prisonnier dans les limites de son propre pays, et `a tout instant harcel´e par la foule. C’est un fait que quand je vois nos grands hommes ˆetre seuls `a table, mais assi´eg´es par une meute de gens qui leur parlent et qui les observent, ils me font souvent plus piti´e qu’envie. Le roi Alphonse6 disait que de ce point de vue, les ˆanes ´etaient plus heureux que les rois : leurs maˆıtres les laissent paˆıtre `a leur aise, mais les rois ne peuvent mˆeme pas obtenir une telle libert´e de leurs serviteurs. Et il ne m’est jamais venu `a l’id´ee que cela puisse constituer un quelconque avantage, dans la vie d’un homme cultiv´e, que d’avoir une vingtaine d’observateurs quand il est sur sa chaise perc´ee ; ni que les services d’un homme qui a dix mille livres de rente, ou qui a pris Casal7 ou d´efendu Sienne8 , soient pour lui plus commodes et plus agr´eables que ceux d’un bon valet exp´eriment´e. 5. Pour s´eduire Alcm`ene, Jupiter prit l’apparence de son ´epoux Amphitryon. Il se fait cygne pour L´eda, taureau qui enleva Europe etc. 6. On ne sait de quel roi il s’agit. A. Lanly [51] dit qu’il pourrait s’agir du roi Alphonse d’Aragon, dont a parl´e Villon. 7. C’est le mar´echal de Brissac qui prit cette ville du Pi´emont, en 1534. 8. Monluc d´efendit la ville toscane de Sienne en 1555.

Chapitre 42 – Sur l’in´egalit´e entre les hommes 387 19. Les avantages dont disposent les princes sont largement imaginaires. `A chaque degr´e de la condition sociale, on trouve quelque ressemblance avec la condition des princes. C´esar, en son temps, appelle « roitelets » tous les seigneurs ayant le droit de rendre la justice. Et de fait, `a la diff´erence de « Sire », nombreux sont ceux qui se sont dits « roi » pour s’en attribuer la grandeur9 . Voyez ce que sont, dans les provinces ´eloign´ees de la cour, en Bretagne par exemple, la suite, les sujets, les officiers, les occupations, le service et le c´er´emonial d’un seigneur vivant `a l’´ecart et casanier, qui a grandi au milieu de ses valets. Et voyez aussi comment son imagination travaille : il n’est rien de plus royal que lui. Il entend parler de son maˆıtre une fois par an, comme s’il s’agissait du roi de Perse, et il ne le connaˆıt que par quelque vague cousinage dont son secr´etaire tient le registre. A la v´erit´e, nos lois sont bien l´eg`eres, et le poids de la souverainet´e ne se fait sentir `a un gentilhomme fran¸cais qu’une ou deux fois dans sa vie. La suj´etion r´eelle et effective ne concerne que ceux d’entre nous qui s’y soumettent, et qui aiment `a s’honorer et s’enrichir par ce moyen. Car il est aussi libre que le duc de Venise, celui qui veut rester tapi chez lui et sait conduire sa maison sans querelles ni proc`es. « La servitude enchaˆıne bien peu d’hommes, S´en`eque [81] XXII. mais nombreux sont ceux qui s’y enchaˆınent. » 20. Mais ce qui ennuie le plus Hi´eron, c’est de se voir priv´e du fruit le plus doux et le plus parfait de la vie humaine : l’amiti´e et la convivialit´e. Car en effet, quel cr´edit accorder aux t´emoignages d’affection et de bienveillance venant de celui qui me doit, qu’il le veuille ou non, tout ce qu’il est? Puis-je me vanter de ce qu’il me parle avec humilit´e et d´ef´erence, puisqu’il n’est pas en son pouvoir de faire autrement? Les honneurs que nous recevons de ceux qui nous craignent ne sont pas des honneurs : ces marques de respect s’adressent `a ma royaut´e, non `a moi. Le plus grand avantage de la royaut´e, S´en`eque, [80], II, i, 205. C’est que le peuple est contraint, 9. Montaigne dit : « on va bien avant avec nos rois ». Il est toujours hasardeux de traduire une phrase aussi sibylline. . . P. Villey [49] dit en note : « On s’avance bien loin avec les rois, on partage presque toutes leurs grandeurs ». A. Lanly [51] « traduit » en reprenant Villey : « on s’avance bien loin avec les rois ». J’ai tent´e d’expliciter ce que, peut-ˆetre, Montaigne ne pouvait dire que par sous-entendu.

388 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Non seulement de supporter mais de louer Les actes de son maˆıtre. 21. Ne voit-on pas que le m´echant roi aussi bien que le bon, celui qu’on hait comme celui qu’on aime, sont aussi honor´es l’un que l’autre : mˆeme apparat, mˆeme c´er´emonial. Ainsi ´etait trait´e mon pr´ed´ecesseur, ainsi le sera mon successeur. Si mes sujets ne m’offensent pas, ce n’est pas de leur part un t´emoignage d’affection ; pourquoi le prendrais-je ainsi, puisqu’ils ne peuvent faire ce qu’ils veulent10 ? Nul ne m’accompagne par amiti´e entre lui et moi, car il ne saurait se tisser d’amiti´e l`a o`u il y a si peu de relation et d’affinit´es11 . Ma haute condition m’a plac´e en dehors de la soci´et´e : il y a entre les hommes et moi trop de disparit´e et de disproportion. Ils me suivent par respect pour les convenances et les coutumes ; et plutˆot pour ma fortune12 que pour moi, dans le but d’accroˆıtre la leur. Tout ce qu’ils me disent et font pour moi n’est que fard, leur libert´e ´etant brid´ee de toutes parts par le pouvoir consid´erable que j’ai sur eux : je ne vois autour de moi que des gens masqu´es et dissimul´es. 22. Ses courtisans louaient un jour l’empereur Julien pour sa bonne justice. « Je m’enorgueillirais volontiers, dit-il, de ces louanges, si elles venaient de personnes qui oseraient accuser ou critiquer mes actes s’ils ´etaient mauvais. » Tous les avantages v´eritables qu’ont les princes, ils les ont en commun avec les hommes de condition moyenne : monter des chevaux ail´es et se nourrir d’ambroisie est l’affaire des dieux. Eux n’ont pas le sommeil ni l’app´etit diff´erents des nˆotres ; leur acier n’est pas de meilleure trempe que celui que nous employons pour nos propres armes ; leur couronne ne les prot`ege pas du soleil ni de la pluie. Celle de Diocl´etien ´etait fort r´ev´er´ee et le destin lui avait ´et´e tr`es favorable : il y renon¸ca pourtant, pour se consacrer aux agr´ements 10. Montaigne : « puisqu’ils ne pourroient quand ils voudroient ». A. Lanly [51] traduit par « puisque, mˆeme s’ils voulaient [me nuire], ils ne le pourraient pas ». Je comprends cette phrase autrement, avec un sens plus large, et sans qu’il soit besoin de supposer que « nuire » est implicite. 11. A. Lanly [51] traduit « correspondance » par « rapports », d’apr`es P. Villey [49] . Cela me semble affaiblir grandement le sens, et je lui pr´ef`ere « affinit´es ». Le mot pourra paraˆıtre trop moderne, mais il correspond bien n´eanmoins `a ce que Montaigne consid`ere comme la base mˆeme de l’amiti´e. 12. Le mot « fortune » peut ici ˆetre pris dans les deux sens : celui de « fortune financi`ere » et celui de « destin enviable ».

Chapitre 42 – Sur l’in´egalit´e entre les hommes 389 de la vie priv´ee. Et quelque temps apr`es, comme les n´ecessit´es des affaires publiques exigeaient qu’il revienne les prendre en charge, il r´epondit `a ceux qui ´etaient venus le lui demander : « Vous n’essaieriez pas de me persuader de revenir aux affaires si vous aviez vu la belle disposition des arbres que j’ai plant´es moi-mˆeme chez moi, et les beaux melons que j’y ai sem´es. » 23. Selon Anacharsis, la soci´et´e la plus heureuse serait celle o`u, toutes choses ´egales par ailleurs, la pr´e´eminence serait mesur´ee par la vertu, et le m´epris par le vice. 24. Quand le roi Pyrrhus entreprit de passer en Italie, son sage conseiller Cyn´eas voulut lui faire sentir la vanit´e de son ambition. – Eh bien, sire, lui demanda-t-il, `a quelles fins vous lancezvous dans cette grande entreprise? – Pour me rendre maˆıtre de l’Italie, r´epondit-il aussitˆot. – Et apr`es cela? poursuivit Cyn´eas. – Je passerai, dit l’autre, en Gaule et en Espagne. – Et apr`es? – Je m’en irai soumettre l’Afrique, et enfin, quand le monde entier sera sous ma suj´etion, je me reposerai et vivrai heureux et `a mon aise. – Pour Dieu, Sire, r´epliqua alors Cyn´eas, dites-moi donc `a quoi tient que vous ne viviez ainsi d`es maintenant, si vous le voulez? Pourquoi ne pas vous installer, d`es maintenant, l`a o`u vous pr´etendez le vouloir, et vous ´epargner toutes les fatigues et tous les risques que vous allez vous imposer avant? Apparemment, il ne connaissait pas de bornes `a ses d´esirs Lucr`ece, [41], V, 1431. Et ignorait jusqu’o`u va le vrai plaisir. 25. Je m’en vais terminer ceci par un vers ancien que je trouve singuli`erement beau `a ce propos : Cornelius Nepos [53], II. C’est son caract`ere qui donne `a chacun sa destin´ee.

Chapitre 43 Sur les lois somptuaires 1. La fa¸con dont nos lois1 tentent de r´egler les folles et vaines d´epenses de table et de vˆetements semble avoir un effet contraire `a son objet. Le vrai moyen, ce serait de susciter chez les hommes le m´epris de l’or et de la soie, consid´er´es comme des choses vaines et inutiles. Au lieu de cela, nous en augmentons la consid´eration et la valeur qu’on leur attache, ce qui est bien une fa¸con stupide de proc´eder si l’on veut en d´egoˆuter les gens. Si l’on dit, en effet, que seuls les princes mangeront du turbot, porteront du velours et des tresses d’or, et que cela est interdit au peuple, n’est-ce pas renforcer le prestige de ces choses-l`a, et faire croˆıtre en chacun de nous, justement, l’envie d’en disposer? Que les rois abandonnent hardiment ces marques de grandeur : ils en ont assez d’autres ! Et de tels exc`es sont plus excusables chez tout autre homme que chez un prince. 2. Suivant l’exemple de plusieurs nations, nous pouvons apprendre de bien meilleures fa¸cons de nous distinguer ext´erieurement, et de montrer notre rang (ce que j’estime vraiment n´ecessaire en soci´et´e), sans pour cela entretenir cette d´eg´en´erescence ostentatoire. 1. Les lois dites « somptuaires » sont celles qui r´eglementent et restreignent les d´epenses de luxe. Au XVIe Si`ecle, sous l’influence de l’Italie, se d´eveloppa (chez les gens « de bien » !) un goˆut effr´en´e pour le luxe et la mode, notamment vestimentaire, qui se modifiait sans cesse. Le ph´enom`ene prit tellement d’ampleur, et entraˆına des d´epenses et des endettements tels que les rois durent intervenir par lois et d´ecrets pour limiter cette fr´en´esie. Il faut noter que dans la Rome antique d´ej`a, de telles lois « somptuaires » avaient ´et´e promulgu´ees par certains empereurs.

392 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 3. Il est ´etonnant de voir comment la coutume, dans ces choses de peu d’importance, impose si facilement et si vite son autorit´e. A peine avions-nous port´e du drap pendant un an `a la cour, pour le deuil du roi Henri II, que d´ej`a dans l’opinion de tous, la soie ´etait devenue si vulgaire, que si l’on en voyait quelqu’un vˆetu, on le prenait aussitˆot pour un bourgeois. Elle n’´etait rest´ee `a la mode que chez les m´edecins et les chirurgiens. Et bien que tout le monde fˆut vˆetu `a peu pr`es de la mˆeme fa¸con, le rang se marquait pourtant de bien des fa¸cons et de fa¸con bien apparente. 4. Ne voit-on pas comment, dans nos arm´ees, les pourpoints crasseux de chamois et de toile sont venus soudainement `a l’honneur? Et comment le soin et la richesse des vˆetements suscitent maintenant le reproche et le m´epris? Que les rois commencent seulement `a renoncer `a ces d´epenses, et ce sera chose faite en un mois, sans ´edit et sans ordonnance : tout le monde aura suivi. 5. La loi devrait dire, au contraire, que le cramoisi et l’orf`evrerie sont d´efendus `a tous, sauf aux bateleurs et aux courtisanes. C’est de cette fa¸con que Z´eleucos corrigea les mœurs corrompues des Locriens ; voici quelles ´etaient ses ordonnances : que la femme de condition libre ne puisse se faire accompagner de plus d’une chambri`ere, sauf quand elle sera ivre. Qu’elle ne puisse sortir de la ville la nuit, ni porter sur elle des bijoux d’or ou une robe brod´ee, sauf si elle est femme publique ou catin. Qu’il ne soit permis `a aucun homme, sauf aux souteneurs, de porter au doigt un anneau d’or, ni des vˆetements fins comme ceux que l’on fait avec des ´etoffes tiss´ees `a Milet. Et ainsi, grˆace `a ces exceptions honteuses, il d´etournait habilement ses concitoyens des superfluit´es et des plaisirs pernicieux. C’´etait une fa¸con tr`es pratique de ramener les hommes, par l’attrait des honneurs et de l’ambition, `a leur devoir2 et `a l’ob´eissance. 6. Nos rois peuvent tout, s’agissant de r´eformes ext´erieures comme celles-ci : leur bon plaisir y a force de loi. « Tout ce que font les princes, il semble qu’ils le prescrivent3 . » Le reste de la France prend pour r`egle celle de la cour4 . Que les rois renoncent `a cette vilaine pi`ece de vˆetement qui montre si ostensiblement 2. Le mot « devoir » ne figure que dans l’´edition de 1595. 3. Quintilien, Declamationes, III, cit´e par Juste Lipse [37]. 4. Dans l’´edition de 1588, on lisait ensuite ceci : « ces fa¸cons vitieuses naisse pres d’eux » Mais Montaigne a barr´e ce membre de phrase sur son exemplaire.

Chapitre 43 – Sur les lois somptuaires 393 nos membres intimes, `a ce balourd grossissement des pourpoints qui nous fait si diff´erents de ce que nous sommes et si incommode pour s’armer, `a ces longues tresses eff´emin´ees de cheveux, `a cet usage de baiser ce que nous pr´esentons `a nos compagnons quand nous les saluons, `a celui de baiser nos mains, c´er´emonie autrefois r´eserv´ee aux seuls princes. 7. Qu’ils renoncent `a cet usage qui veut qu’un gentilhomme se pr´esente `a une c´er´emonie sans ´ep´ee `a son cˆot´e, d´ebraill´e et d´eboutonn´e, comme s’il venait d’un lieu d’aisances ; et que, contrairement `a la coutume de nos p`eres, et `a la libert´e particuli`ere de la noblesse de ce royaume, nous nous tenions tˆete nue mˆeme quand nous sommes loin d’eux, en quelque lieu qu’ils soient ; et non seulement quand il s’agit d’eux, mais de cent autres encore, tant nous avons de tiers et de quart de rois. . . 8. Qu’ils renoncent de mˆeme `a d’autres modes nouvelles et mauvaises : on les verra disparaˆıtre imm´ediatement, et tomber en discr´edit. Ce sont l`a des erreurs superficielles, mais pourtant de mauvais augure : on sait que le mur se d´et´eriore quand l’enduit et le cr´epi se fendillent. 9. Dans ses « Lois », Platon estime que rien n’est plus dommageable `a sa cit´e que de permettre `a la jeunesse de changer ses accoutrements, ses gestes, ses danses, ses exercices et ses chansons, en passant d’une mode `a l’autre, adoptant tantˆot tel jugement, tantˆot tel autre, et de courir apr`es les nouveaut´es, adulant leurs inventeurs. C’est ainsi en effet que les mœurs se corrompent, et que les anciennes institutions se voient d´edaign´ees, voire m´epris´ees. 10. En toutes choses, sauf quand il s’agit de mauvaises, il faut craindre le changement : celui des saisons, des vents, de la nourriture, des humeurs. Et les seules lois qui ont une v´eritable autorit´e sont celles `a qui Dieu a donn´e une origine si ancienne que personne ne sait quand elles sont apparues, ni si elles ont jamais ´et´e diff´erentes.

Chapitre 44 Sur le sommeil 1. La raison nous commande bien de suivre toujours la mˆeme voie, mais pas forc´ement `a la mˆeme allure. Et si le sage ne doit laisser les passions humaines quitter le droit chemin, il peut toutefois, sans porter atteinte `a son devoir, leur faire cette concession de hˆater ou retarder son pas pour elles, et ne pas se tenir forc´ement comme un « Colosse »1 immobile et impassible. Si la vertu elle-mˆeme ´etait incarn´ee, je crois que son pouls battrait plus fort en montant `a l’assaut qu’en allant dˆıner : en v´erit´e, il faut qu’elle s’´echauffe et s’´emeuve. A ce propos, j’ai remarqu´e cette chose rare : les grands personnages, parfois, quand ils sont aux prises avec les affaires les plus d´elicates et les plus importantes, conservent si bien leur comportement habituel2 qu’ils n’en raccourcissent mˆeme pas leur sommeil. 2. Alexandre le Grand, au jour fix´e pour sa terrible bataille contre Darius, dormit si profond´ement, et si tard dans la matin´ee, que Parmenion fut contraint d’entrer dans sa chambre et, s’approchant de son lit, dut l’appeler deux ou trois fois par son nom pour l’´eveiller, car il ´etait grand temps d’aller au combat. 3. L’empereur Othon ayant r´esolu de se tuer, cette nuit-l`a, apr`es avoir mis ses affaires en ordre, partag´e son argent entre 1. Le « Colosse », statue gigantesque `a l’entr´ee du port de Rhodes, ´etait la sixi`eme des sept « merveilles du monde » dans l’Antiquit´e; il aurait ´et´e d´etruit par un tremblement de terre en 225 ou 226 av. J. -C. 2. Montaigne ´ecrit : « se tenir si entiers en leur assiette ». Il est vrai que « assiette » conserve ce sens aujourd’hui dans l’expression famili`ere « ne pas ˆetre dans son assiette ». Mais j’ai pr´ef´er´e traduire ici par « comportement habituel ».

396 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I ses serviteurs, et affˆut´e le tranchant de l’´ep´ee dont il voulait se frapper, n’attendant plus que de savoir si chacun de ses amis s’´etait mis en sˆuret´e, tomba dans un si profond sommeil que ses valets de chambre l’entendaient ronfler. 4. La mort de cet empereur a bien des points communs avec celle du grand Caton, et notamment celui-ci : sur le point de mettre fin `a ses jours, attendant de savoir si les s´enateurs qu’il faisait s’´eloigner avaient quitt´e le port d’Utique, il s’endormit si profond´ement qu’on l’entendait souffler de la chambre voisine ; celui qu’il avait envoy´e au port l’ayant ´eveill´e pour lui dire que la tempˆete empˆechait les s´enateurs de faire voile normalement, il y renvoya un autre et, se renfon¸cant dans son lit, se remit `a sommeiller jusqu’`a ce que ce dernier vienne l’assurer que le d´epart avait eu lieu. 5. Nous pouvons aussi comparer `a celle d’Alexandre la conduite de Caton, lors du grand et dangereux orage qui le mena¸cait du fait de la s´edition du Tribun Metellus. Ce dernier, lors de la conjuration de Catilina, voulait publier un d´ecret rappelant Pomp´ee `a Rome avec son arm´ee ; Caton fut le seul `a s’opposer `a ce d´ecret, ce qui avait provoqu´e entre lui et Metellus de vifs ´echanges et des menaces en plein S´enat. Mais c’´etait le lendemain, au forum, qu’on allait devoir mettre le projet `a ex´ecution. Et Metellus, qui b´en´eficiait non seulement de la faveur du peuple et de C´esar (qui conspirait alors `a l’avantage de Pomp´ee3 ), devait s’y rendre accompagn´e de quantit´e d’esclaves ´etrangers et de gladiateurs d´evou´es jusqu’`a la mort, tandis que Caton ne disposait comme renfort que de sa seule fermet´e. De sorte que ses parents, ses domestiques, et de nombreuses personnes dignes d’estime se faisaient beaucoup de souci pour lui : il y en eut qui pass`erent la nuit avec lui, sans vouloir dormir, ni boire, ni manger, `a cause du danger auquel ils le voyaient expos´e. Dans sa maison, sa femme elle-mˆeme, comme ses sœurs, ne faisait que pleurer et se tourmenter, alors que lui, au contraire, r´econfortait tout le monde. Apr`es avoir dˆın´e comme d’habitude, il alla se coucher et s’endormit jusqu’au matin d’un profond sommeil, jusqu’au moment o`u 3. En effet, C´esar, Crassus et Pomp´ee scell`erent en 61 un accord nomm´e « triumvirat », quand Pomp´ee revint d’Asie, apr`es y avoir vaincu Mithridate. Mais l’alliance entre les trois hommes commen¸ca `a se d´efaire en 52, quand le S´enat nomma Pomp´ee consul unique.

Chapitre 44 – Sur le sommeil 397 l’un de ses coll`egues du Tribunat vint l’´eveiller pour aller affronter cette ´epreuve. Ce que nous savons de la grandeur et du courage de cet homme, dont t´emoigne le reste de sa vie, nous montre `a l’´evidence que cette attitude ´etait due chez lui `a une ˆame tellement ´elev´ee, tellement loin au-dessus de ce genre d’accidents, qu’il ne daignait mˆeme pas s’en inqui´eter, pas plus que pour des ´ev´enements ordinaires. 6. Lors du combat naval qu’il remporta en Sicile, contre Sextus Pomp´ee4 , Auguste, sur le point d’aller au combat, se trouva accabl´e d’un sommeil si profond que ses amis durent le r´eveiller pour qu’il donne le signal de la bataille. Cela donna l’occasion `a Marc-Antoine de lui reprocher, par la suite, de n’avoir mˆeme pas eu le courage de regarder en face le dispositif de son arm´ee, et de n’avoir pas os´e se pr´esenter `a ses troupes avant qu’Agrippa vienne lui annoncer la nouvelle de la victoire remport´ee sur ses ennemis. 7. Mais Marius le Jeune, lui, fit encore pis : le jour de sa derni`ere bataille contre Sylla, apr`es avoir mis son arm´ee en ordre, et donn´e le mot d’ordre et le signal des hostilit´es, il se coucha `a l’ombre d’un arbre pour se reposer, et s’endormit si profond´ement que c’est `a peine si la d´eroute et la fuite de ses gens purent le tirer de son sommeil : il n’avait rien vu du combat. On dit qu’il ´etait tellement accabl´e de fatigue et manquait tellement de sommeil que la nature avait repris le dessus. Et `a ce propos, les m´edecins devront dire si le sommeil est n´ecessaire au point que notre vie puisse en d´ependre ; car on dit qu’on a fait mourir le roi Pers´ee de Mac´edoine, prisonnier `a Rome, en le privant de sommeil, alors que Pline de son cˆot´e, donne l’exemple de gens qui ont v´ecu longtemps sans dormir. 8. On lit dans H´erodote qu’il y a des peuples chez qui les hommes dorment et veillent par demi ann´ees. Et ceux qui ont ´ecrit la vie du sage ´Epim´enide disent qu’il dormit cinquante-sept ans de suite. 4. Le plus jeune fils du grand Pomp´ee.

Chapitre 45 Sur la bataille de Dreux 1. Il y eut beaucoup d’´ev´enements remarquables lors de notre bataille de Dreux1 . Mais ceux qui ne cherchent gu`ere `a favoriser la r´eputation de M. de Guise insistent volontiers sur le fait qu’il est inexcusable d’avoir fait halte et temporis´e avec les forces qu’il commandait, pendant qu’on enfon¸cait les lignes de Monsieur le Conn´etable, chef de l’arm´ee, avec de l’artillerie ; et qu’il eˆut mieux valu qu’il prˆıt le risque de prendre l’ennemi sur son flanc, que de supporter une si lourde perte en attendant l’avantage de pouvoir l’attaquer sur ses arri`eres. Pourtant, outre le fait que l’issue de la bataille lui donna raison, celui qui en d´ebattra sans passion reconnaˆıtra ais´ement, il me semble, que le but et le dessein, non seulement d’un capitaine, mais de chaque soldat, doivent ˆetre la victoire compl`ete ; et qu’aucun ´ev´enement particulier, quel qu’en soit l’int´erˆet, ne doit le d´etourner de cet objectif. 2. Philopœmen, dans une bataille contre Machanidas, avait envoy´e en avant pour commencer le combat une bonne troupe d’archers et de lanceurs de traits ; l’ennemi, apr`es les avoir culbut´es, s’amusait `a les poursuivre `a toute bride, et filait `a la poursuite de sa victoire le long du gros des troupes de Philopœmen. Celui-ci, malgr´e l’´emotion soulev´ee dans les rangs de ses soldats, 1. Cette bataille eut lieu en 1562. Elle opposa les catholiques (command´es par le conn´etable de Montmorency, le mar´echal de Saint-Andr´e et le duc Fran¸cois de Guise), aux protestants command´es par le prince Louis Ier de Cond´e et Coligny. Ce sont les catholiques qui l’emport`erent.

400 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I d´ecida de rester sur place et de ne pas se pr´esenter `a l’ennemi pour secourir ses gens. Au contraire, les ayant laiss´e pourchasser et mettre en pi`eces devant ses yeux, il commen¸ca `a charger les ennemis au niveau de leurs bataillons de fantassins, quand il les vit compl`etement d´elaiss´es par la cavalerie. Et bien que ce fussent des Lac´ed´emoniens, comme il les surprit au moment o`u, croyant avoir triomph´e, ils commen¸caient `a se d´esorganiser, il en vint rapidement `a bout. Cela fait, il se mit `a poursuivre Machanidas. Ce cas est proche parent de celui de M. de Guise. 3. Dans la s´ev`ere bataille d’Ag´esilas contre les B´eotiens, que X´enophon, qui y prit part, dit avoir ´et´e la plus rude qu’il eˆut jamais vue, Ag´esilas refusa l’avantage que le hasard lui offrait de laisser passer le corps de bataille des B´eotiens et de les attaquer sur leurs arri`eres, mˆeme si la victoire lui apparaissait certaine de cette fa¸con, car il estimait qu’il y avait plus d’habilet´e que de vaillance `a agir de la sorte. Et pour montrer sa valeur militaire, avec un remarquable courage, il choisit au contraire de les attaquer de face. Mais il fut proprement battu et mˆeme bless´e, et finalement contraint de se d´egager. Prenant le parti qu’il avait refus´e au d´ebut, il fit ouvrir les rangs de ses gens pour laisser passer le torrent des B´eotiens. Et quand ils furent pass´es, observant qu’ils marchaient en d´esordre, comme ceux qui s’imaginent ˆetre hors de danger, il les fit suivre et charger par les flancs. Pourtant cela ne lui permit pas de les mettre en fuite dans leur d´eroute, mais au contraire, ils se retir`erent peu `a peu, montrant toujours les dents, jusqu’au moment o`u ils se retrouv`erent en lieu sˆur.

Chapitre 46 Sur les noms 1. Quelle que soit la diversit´e des herbes, on les d´esigne toutes ensemble sous le nom de « salade ». De mˆeme, en ce qui concerne les noms, je m’en vais donner ici un ramassis de diverses choses. 2. Chaque nation a quelques noms qui sont pris, je ne sais pourquoi, en mauvaise part ; ainsi chez nous de Jean1 , Guillaume, Benoˆıt2 . 3. De mˆeme, il semble qu’il y ait eu, dans la g´en´ealogie des princes, certains noms poursuivis par la fatalit´e : ainsi des « Ptol´em´ees » en ´Egypte, des « Henris » en Angleterre, des « Charles » en France3 , des « Baudoins » en Flandres, et en notre ancienne Aquitaine des « Guillaumes », dont on dit que serait venu le nom de Guyenne ; mais peut-ˆetre par un rapprochement fortuit, comme il y en a d’aussi grossiers chez Platon lui-mˆeme4 . 4. De mˆeme, c’est une chose sans importance, mais pourtant digne d’ˆetre gard´ee en m´emoire, et qui a ´et´e racont´ee par un 1. Jean, de mˆeme que Thibault, pouvait signifier « cornart ». 2. Benoˆıt signifiait aussi « b´enˆet ». . . 3. Certains « Charles » en effet ont laiss´e de mauvais souvenirs ou bien ont eu des destins tragiques : ainsi de Charles Le Simple, mort prisonnier dans la tour de P´eronne (929), Charles VI qui devint fou, Charles IX qui donna son assentiment `a la Saint-Barth´el´emy en 1572, ann´ee ou cet « Essai » aurait ´et´e ´ecrit si l’on en croit P. Villey. 4. Dans le Cratyle, o`u il est question d’´etymologie, et du rapport entre ce que nous appellerions aujourd’hui signifiant/signifi´e.

402 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I t´emoin oculaire : Henri, duc de Normandie, fils de Henri II roi d’Angleterre, donna en France un festin, et les nobles y furent si nombreux que pour se distraire on les divisa en groupes selon leurs noms. Dans le premier, celui des « Guillaume », on trouva cent-dix chevaliers assis `a table et portant ce nom, sans compter les simples gentilshommes et les serviteurs5 . 5. Il est aussi amusant de distribuer les tables d’apr`es les noms qu’il l’´etait pour l’empereur G´eta de faire pr´esenter les mets selon la premi`ere lettre de leurs noms : on servait donc par exemple ceux dont le nom commen¸cait par « m » : mouton, marcassin, merlus, marsouin, et ainsi de suite6 . 6. De mˆeme encore, on dit qu’il est bien d’avoir un « bon nom », c’est-`a-dire du cr´edit et de la r´eputation. Mais en v´erit´e, ce qui est commode, c’est d’avoir un nom qui puisse se prononcer et m´emoriser ais´ement, car les rois et les grands personnages nous connaissent ainsi plus facilement, et risquent moins de nous oublier. Et parmi ceux qui nous servent, nous commandons et employons plus souvent ceux dont les noms nous viennent le plus facilement. J’ai vu le roi Henri II ne pouvoir parvenir `a nommer correctement un gentilhomme de cette r´egion de Gascogne ; et `a une des suivantes de la reine, il fut d’avis de donner le nom g´en´eral de sa famille, parce que celui de sa maison paternelle lui avait sembl´e trop bizarre. Et Socrate consid`ere que c’est une tˆache paternelle importante que de donner un beau nom `a ses enfants. 7. On dit aussi que la fondation de Notre-Dame la Grande `a Poitiers a son origine dans le fait qu’un jeune homme d´ebauch´e, qui logeait l`a, ayant re¸cu chez lui une garce et lui ayant d’embl´ee demand´e son nom, qui ´etait Marie, se sentit soudain si vivement ´epris de religion et de respect envers ce nom sacro-saint de la Vierge m`ere de notre Sauveur, que non seulement il chassa aussitˆot cette fille, mais que le reste de sa vie en fut du coup chang´e. Et c’est en consid´eration de ce miracle que fut bˆatie `a l’endroit mˆeme o`u se trouvait la maison de ce jeune homme une chapelle au nom de Notre-Dame, et ensuite l’´eglise que nous y voyons aujourd’hui. 5. Anecdote tir´ee, comme plusieurs autres dans ce chapitre, des Annales d’Aquitaine de Jean Dubouchet. 6. Selon A. Lanly [51], la source de cette anecdote serait dans l’Histoire Auguste ou Histoire des Empereurs, ´ecrite sous Constantin.

Chapitre 46 – Sur les noms 403 8. Ce d´evot rappel `a l’ordre, tomb´e dans son oreille, lui ´etait all´e droit `a l’ˆame. En voici un autre, du mˆeme genre, transmis par les sens. Pythagore ´etant en compagnie de jeunes hommes comprit qu’ils complotaient, ´echauff´es par la fˆete, de violenter une personne bien n´ee et pudique. Alors il demanda `a la musicienne de changer de ton, et grˆace `a une musique pesante, s´ev`ere, et au rythme lent7 , calma peu `a peu leur ardeur comme sous l’effet d’un charme, et finit par l’endormir tout `a fait. 9. La post´erit´e ne dira pas que notre R´eforme d’aujourd’hui a ´et´e subtile et judicieuse ; car elle n’a pas seulement combattu les erreurs et les vices, et rempli le monde de d´evotion, d’humilit´e, d’ob´eissance, de paix et de toutes les vertus. Elle est aussi all´ee jusqu’`a combattre ces anciens noms de baptˆeme tels que Charles, Louis, Fran¸cois, pour peupler le monde de Mathusalem, ´Ez´echiel, Malachie, suppos´es plus impr´egn´es par la foi ! Un gentilhomme de mes voisins, jugeant les usages du temps pass´e `a l’aune du nˆotre, n’oubliait jamais de souligner la fiert´e et la magnificence des noms de la noblesse de ce temps-l`a : Dom Grumedan, Quedragan, Agesilan8 , et pr´etendait que rien qu’`a les entendre, on sentait qu’il s’agissait de gens bien diff´erents de Pierre, Guillot ou Michel. 10. Et je sais gr´e, vraiment, `a Jacques Amyot, d’avoir laiss´e int´egralement les noms latins dans le texte d’une traduction fran¸caise, sans les d´eformer et les adapter pour leur donner une terminaison `a la fran¸caise. Cela pouvait sembler un peu p´enible au d´ebut : mais tr`es vite, la valeur de son « Plutarque » aidant, l’usage nous en a gomm´e toute l’´etranget´e. J’ai souvent souhait´e que ceux qui ´ecrivent des r´ecits en latin nous laissent nos noms comme ils sont ; car en faisant de Vaudemont « Vallemontanus », et en les transformant pour les habiller `a la grecque ou `a la romaine, nous ne savons plus o`u nous en sommes, et pourrions mˆeme perdre le souvenir de ces noms-l`a. 11. Pour en terminer avec cela : c’est une mauvaise habitude, et dont les cons´equences sont fˆacheuses, que d’appeler cha7. Pour « sponda¨ıque » (faite de « spond´ees », en po´esie, pied fait de deux syllabes longues), je suis la le¸con d’A. Lanly [51] ; P. Villey [49] donne « lourde », mais Montaigne utilise d´ej`a « poisante ». . . 8. On ne sait o`u Montaigne est all´e prendre ces noms-l`a. . . Le dernier pourrait peut-ˆetre faire r´ef´erence `a « Ag´esilas ». Aucun des ´editeurs des « Essais », mˆeme P. Villey [49], n’a fourni de pr´ecisions `a ce sujet.

404 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I cun par le nom de sa terre et seigneurie. C’est la chose au monde qui fait le plus confondre et m´econnaˆıtre les lign´ees. Le fils cadet d’une bonne maison, ayant h´erit´e9 d’une terre sous le nom de laquelle il a ´et´e connu et honor´e, ne peut honnˆetement abandonner ce nom. Mais dix ans apr`es sa mort, voil`a que la terre incombe `a un ´etranger, qui en fait aussi son nom : comment s’y retrouver, apr`es cela ? Pas besoin d’ailleurs d’aller chercher d’autres exemples que ceux que nous fournit la maison royale : autant de partages, autant de nouveaux noms ! Et du coup, le nom originel, celui de la souche, nous ´echappe. 12. Il y a tant de laxisme dans ces changements, que de mon temps, je n’ai vu personne que le destin ait port´e `a une situation extraordinairement ´elev´ee sans qu’on lui attribue aussitˆot des titres g´en´ealogiques nouveaux – qu’on ne connaissait pas `a son p`ere ! – et sans qu’on le greffe sur quelque illustre rameau. Et bien entendu, les familles les plus obscures sont les plus propres `a la falsification. Combien est-il de gentilshommes en France qui sont de lign´ee royale, si on les ´ecoute? Plus que d’autre origine, `a ce qu’il me semble. . . 13. Ce qui suit me fut racont´e de bonne grˆace par un de mes amis. Ils ´etaient plusieurs r´eunis `a propos de la querelle d’un seigneur contre un autre. Et cet autre avait en v´erit´e quelque pr´erogative due `a des titres et des alliances d’un rang sup´erieur `a celui de la noblesse ordinaire. `A propos de cette pr´erogative, chacun, cherchant `a se faire son ´egal, all´eguait qui une origine, qui une autre, qui la ressemblance du nom, qui des armoiries, qui de vieux papiers de famille. Et le moindre d’entre eux se trouvait arri`ere petit-fils de quelque roi d’outre-mer. . . ! 14. Au moment du dˆıner, mon ami, au lieu de prendre sa place, recula en faisant de profondes r´ev´erences, suppliant l’assistance de l’excuser de ce que, par t´em´erit´e, il avait jusqu’alors v´ecu avec eux comme un de leurs compagnons, mais qu’ayant 9. Montaigne emploie « apanage ». En principe, l’« apanage » ´etait une concession faite par le roi `a ses fils puˆın´es ou `a ses fr`eres ; autrement dit un domaine qui leur ´etait attribu´e, mais qui en principe devait revenir ensuite dans le domaine royal, « apr`es extinction des descendants mˆales ». L’« apanage » se pratiquait aussi dans d’autres maisons nobles. Je traduis par « h´eritage », en simplifiant, il est vrai. . . mais cela ne change rien, je crois, au sens que Montaigne donne `a son exemple.

Chapitre 46 – Sur les noms 405 ´et´e r´ecemment inform´e de l’anciennet´e de leurs titres, il voulait maintenant les honorer selon leur rang, et qu’il ne lui appartenait pas de si´eger parmi tant de princes. Apr`es cette farce, il les r´eprimanda s´ev`erement en ces termes : « Contentez-vous, par Dieu, de ce dont nos p`eres se sont content´es, et de ce que nous sommes ; ce que nous sommes est suffisant si nous savons le pr´eserver. Ne renions pas le sort et la condition de nos a¨ıeux, et abandonnons ces sottes pr´etentions, qui peuvent porter tort `a quiconque a l’impudence de les all´eguer. » 15. Les armoiries n’offrent pas de garantie, pas plus que les Le blason de Montaignenoms de famille. Je porte moi-mˆeme « d’azur sem´e de tr`efles d’or, `a une patte de lion de mˆeme, arm´ee de gueules, mise en face ». Quel privil`ege a cette figure pour demeurer pr´ecis´ement dans ma maison? Un gendre la transportera dans une autre famille ; un acheteur quelconque en fera ses premi`eres armoiries. Il n’est rien o`u l’on puisse rencontrer plus de mutation et de confusion. 16. Mais cette r´eflexion me conduit forc´ement `a une autre : regardons un peu de pr`es, et par Dieu, examinons `a quelle base nous rattachons cette gloire et cette r´eputation, dont le monde est boulevers´e. . . O`u mettons-nous cette renomm´ee que nous poursuivons au prix de tant d’efforts ? C’est en somme Pierre ou Guillaume qui la porte, qui la prend sous sa protection, et c’est lui qu’elle concerne. 17. ˆO la noble vertu que l’esp´erance, qui sur un sujet mortel et en un instant, usurpe l’infinit´e, l’immensit´e10 , et comble l’indigence de son maˆıtre par la possession de toutes les choses qu’il peut imaginer et d´esirer, autant qu’il le veut ! Nature nous a donn´e l`a un plaisant jouet. Et ce Pierre ou ce Guillaume, est-ce rien d’autre qu’un mot? Ou trois ou quatre traits de plume, avant tout, et si ais´es `a modifier, que je demanderais volontiers `a qui revient l’honneur de tant de victoires : `a Guesquin, `a Glesquin, ou `a Gueaquin?11 Il serait bien plus justifi´e, ici, que chez Lucien, 10. Les ´editions faites du vivant de Montaigne ont ici « ´eternit´e : nature nous a l`a donn´e ». . . etc. L’´edition de 1595 est la seule a intercaler ce qui suit. 11. Ce sont les trois formes de « du Guesclin » telles qu’on les rencontre ches J. Bouchet et Froissart. A. Lanly ([51] p. 298, note 38) ajoute fort `a propos que l’on trouve en plus « Clacquin le bon Breton » chez Villon !

406 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I de voir « Σ » faire un proc`es `a « Τ »12 car Elle n’est pas frivole ni de peu de valeur,Virgile [97], XII, v. 764. La r´ecompense que l’on attend. 18. La chose est s´erieuse ! Car il s’agit de savoir auquel de ces groupes de lettres doivent ˆetre attribu´es tant de si`eges et de batailles, de blessures, de s´ejours en prison et de services rendus `a la couronne de France par ce fameux Conn´etable. . . Nicolas Denisot ne s’est servi que des lettres de son nom, et les a r´earrang´ees pour faire le Conte d’Alsinois13 auquel il a prˆet´e la renomm´ee de sa po´esie et de sa peinture. Su´etone, lui, n’a que le sens du sien ; ayant n´eglig´e « Lenis », qui ´etait le nom de son p`ere, il a fait de « Tranquillus » le d´epositaire de la r´eputation faite `a ses œuvres. Qui pourrait croire que le capitaine Bayard n’est honor´e qu’`a cause des exploits emprunt´es `a Pierre Terrail? Et qu’Antoine Escalin se laisse voler sous ses yeux tant d’exp´editions navales et de missions, maritimes et terrestres, au profit du capitaine Poulin et du baron de la Garde? 19. Par ailleurs, ces traits de plume sont communs `a des milliers de gens. Combien y a-t-il, en effet, dans chaque famille, de personnes portant le mˆeme pr´enom et le mˆeme nom? Et dans toutes les familles, tous les si`ecles, tous les pays – combien? L’histoire a retenu trois « Socrate », cinq « Platon », huit « Aristote », sept « X´enophon », vingt « D´em´etrius », vingt « Th´eodore ». . . sans parler de ceux demeur´es inconnus. Qu’est-ce qui empˆeche mon palefrenier de s’appeler « Pomp´ee le grand » ? Et apr`es tout, quels moyens, quelles forces peuvent bien agir sur mon palefrenier tr´epass´e ou sur Pomp´ee qui eut la tˆete tranch´ee en ´Egypte, pour les rattacher `a ce nom glorifi´e, ces traits de plume si honor´es, et en tirer avantage? Croyez-vous que cela touche les mˆanes des morts dansVirgile [97], IV, 34. leurs tombeaux? 12. Allusion au « Jugement des voyelles » de Lucien. 13. « Conte d’Alsinois » est l’anagramme de Nicolas Denisot, qui l’employa pour signer toutes ses œuvres, selon une pratique assez r´epandue au XVIe si`ecle.

Chapitre 46 – Sur les noms 407 20. Que peuvent bien ´eprouver de ce que l’on dit d’eux, ceux que leur valeur humaine met cˆote `a cˆote `a la premi`ere place : ´Epaminondas, de ce vers depuis tant de si`ecles dans nos bouches, par mes hauts faits fut an´eantie la gloire de Lac´ed´emone Cic´eron [16], V, 17. et Africanus de cet autre : Du levant par-del`a les Palus Meotides ibid. 21. Personne n’´egalerait mes propres exploits. 21. Ceux qui leur survivent sont flatt´es par la douceur de ces mots. Mais mˆus par un d´esir jaloux, ils transf`erent na¨ıvement sur les tr´epass´es ce qu’ils ressentent eux-mˆemes ; et par une vaine esp´erance, ils s’imaginent qu’ils seront capables `a leur tour d’´eprouver ce plaisir apr`es leur mort. Dieu seul le sait ! Toutefois, dit Juv´enal, C’est vers quoi se dress`erent les g´en´eraux romains, Juv´enal [38], X, v. 137. Les grecs et les barbares, voil`a la cause des dangers Et des ´epreuves subies, tant il est vrai que l’homme Est plus assoiff´e de gloire que de vertu.

Chapitre 47 Sur l’incertitude de notre jugement 1. C’est bien ce que signifie ce vers1 : Hom`ere[31], XX, 249. Il y a bien des fa¸cons de parler de tout, et pour et contre. Prenons un exemple : Hannibal fut vainqueur, mais ne sut profiter ensuite de sa P´etrarque [70], CIII, 1-2. victoire2 . 2. Si l’on veut se ranger dans le clan de ceux qui, comme nos gens, consid`erent que c’´etait une faute de n’avoir pas poursuivi notre perc´ee, derni`erement, `a Moncontour ; ou si l’on veut blˆamer le roi d’Espagne de n’avoir pas su exploiter l’avantage qu’il eut contre nous `a Saint-Quentin3 , alors on peut dire que cette faute est due `a une ˆame enivr´ee de sa bonne fortune, et d’un cœur qui, rempli de ce commencement de succ`es, perd le goˆut de vouloir l’accroˆıtre, parce qu’il est d´ej`a bien trop occup´e `a dig´erer ce qu’il a obtenu. Il est combl´e, il ne peut en saisir davantage, indigne qu’il est du sort qui lui a mis un tel bien entre les mains. Car en effet, quel profit tirera-t-il de sa victoire, s’il donne `a son ennemi le moyen de se remettre d’aplomb? Quel espoir peut-on nourrir qu’il ose encore attaquer ceux-ci une fois ralli´es et remis en ordre, 1. Montaigne le traduit lui-mˆeme ce qui est assez rare. 2. C’est la reprise par le po`ete d’un mot tr`es connu de Tite-Live. 3. L’arm´ee fran¸caise avait ´et´e battue par les Espagnols `a Saint-Quentin qu’elle tentait de d´ebloquer. Le duc de Savoie, qui commandait l’arm´ee du roi d’Espagne Philippe II, conseilla `a ce dernier de marcher sur Paris, mais Philippe II se contenta d’achever le si`ege.

410 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I anim´es maintenant par le d´epit et la soif de vengeance, s’il n’a pas os´e ou su les poursuivre quand ils ´etaient en d´eroute et effray´es? Quand le sort est brˆulant et que tout c`ede `a la terreurLucain [40], vii, 734. 3. Mais que peut-il attendre, apr`es tout, de mieux que ce qu’il vient de perdre ? Ce n’est pas ici comme `a l’escrime, o`u c’est le nombre des « touches » qui donne la victoire : tant que l’ennemi est debout, il faut recommencer de plus belle. Et il n’y a de victoire que si la guerre prend fin avec elle. Dans l’escarmouche o`u il fut en difficult´e, pr`es de la ville d’Oricum, C´esar fit des reproches aux soldats de Pomp´ee, disant qu’il eˆut ´et´e perdu si leur capitaine avait su vaincre ; et quand ce fut son tour d’avoir le dessus, il le for¸ca bien autrement `a jouer de ses ´eperons. 4. Mais ne pourrait-on dire aussi le contraire? Que ne savoir mettre fin `a son ambition n’est que l’effet d’un esprit agit´e et insatiable ; que c’est abuser des faveurs de Dieu que de vouloir leur faire perdre la mesure qu’il leur a prescrite ; et que de se jeter de nouveau au devant du danger apr`es la victoire, c’est la remettre encore une fois `a la merci du hasard ; et qu’enfin, l’une des plus grandes sagesses dans l’art militaire consiste `a ne jamais pousser son ennemi au d´esespoir. 5. Sylla et Marius, pendant la guerre sociale4 , ayant d´efait les Marses et voyant encore une troupe de ces ennemis qui, par d´esespoir, revenait se jeter sur eux, comme des bˆetes furieuses, jug`erent qu’il valait mieux ne pas les attendre. Si l’ardeur de Monsieur de Foix ne l’eˆut emport´e `a poursuivre trop furieusement les restes de la victoire de Ravenne, il ne l’eˆut pas souill´ee par sa mort. Mais c’est pourtant la m´emoire de son exemple encore r´ecent qui permit `a Monsieur d’Enghien de se garder d’un malheur semblable `a C´erisoles5 . 6. Il est dangereux d’attaquer un homme `a qui vous avez ˆot´e tout autre moyen de vous ´echapper que les armes, car c’est une violente maˆıtresse d’´ecole que la n´ecessit´e : « Elles sont terribles, 4. On a appel´e « guerre sociale » la guerre men´ee contre les peuples italiens jusque-l`a alli´es de Rome et qui s’´etaient r´evolt´es contre sa domination. Marius et Sylla y rivalis`erent de gloire, et ce fut l`a la source de leur animosit´e. 5. Fran¸cois de Bourbon, comte d’Enghien, battit `a C´erisoles en 1544 le marquis de Vasto, capitaine de Charles-Quint, et qui gouvernait le Milanais (d’apr`es A. Lanly [51], I, 302, note 10).

Chapitre 47 – Sur l’incertitude de notre jugement 411 les morsures de la n´ecessit´e, quand on l’a irrit´ee ». 6 Qui provoque l’ennemi en lui offrant sa gorge lui fait payer Lucain [40], iv, 275. cher sa victoire. 7. Voil`a pourquoi Pharax empˆecha le roi de Lac´ed´emone, qui venait de remporter la bataille contre les Mantin´eens, d’aller affronter le millier d’Argiens qui avaient ´echapp´e sans dommage `a la d´efaite de leur arm´ee ; en les laissant filer librement, au contraire, il ´evita de mettre `a l’´epreuve leur courage aiguillonn´e et irrit´e par le malheur. Clodomir roi d’Aquitaine, apr`es sa victoire, poursuivit Gondemar roi de Bourgogne qui s’enfuyait, et le for¸ca `a faire face : son obstination lui ˆota le fruit de sa victoire, car il mourut dans l’engagement. 8. De mˆeme, si l’on devait choisir entre une troupe richement et somptueusement arm´ee ou arm´ee seulement du strict n´ecessaire, il faudrait choisir la premi`ere ; c’´etait l’avis de Sertorius, Philopœmen, Brutus, C´esar et d’autres encore, que c’est toujours un moyen d’aiguillonner le goˆut de l’honneur et de la gloire chez le soldat que de se voir si bien par´e, et une raison pour lui d’ˆetre plus acharn´e dans les combats, puisqu’il a ses armes `a sauver, qu’il consid`ere comme son bien et son h´eritage. 9. X´enophon dit que c’est la raison pour laquelle les Asiatiques emmenaient avec eux `a la guerre leurs femmes et leurs concubines, avec leurs bijoux et leurs richesses les plus pr´ecieuses. Mais on pourrait aussi penser, d’un autre cˆot´e, que l’on doive plutˆot enlever au soldat le souci de se conserver en vie, plutˆot que de le renforcer, car il craindra d’autant plus de prendre des risques s’il est richement arm´e. De plus, ce riche butin ne fera que renforcer chez l’ennemi le d´esir de la victoire, et l’on a remarqu´e que `a certains moments, cela encouragea vivement les Romains dans leur combat contre les Samnites. 10. Antiochos, montrant `a Hannibal l’arm´ee qu’il pr´eparait contre les Romains, riche et avec de magnifiques ´equipements, lui demanda : « Les Romains se contenteront-ils de cette arm´ee? – S’ils s’en contenteront? r´epondit Hannibal. C’est sˆur et certain, si cupides soient-ils. » 6. Portius Latro, Declamationes, d’apr`es Juste Lipse Juste Lipse [37], V, xviii.

412 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 11. Lycurgue d´efendait `a ses compatriotes non seulement d’avoir des ´equipages somptueux, mais aussi de d´epouiller leurs ennemis vaincus ; il voulait, disait-il, « que la pauvret´e et la frugalit´e soient autant `a l’honneur que la bataille elle-mˆeme. » 12. Pendant les si`eges comme en d’autres occasions, quand nous pouvons approcher l’ennemi, nous permettons volontiers aux soldats de le braver, de le m´epriser, de l’injurier de toutes sortes de fa¸cons, et non sans quelque apparence de raison. Car ce n’est pas rien que de leur ˆoter toute esp´erance de grˆace et d’arrangements en leur montrant qu’il n’est plus question d’attendre cela de celui qu’ils ont si fort outrag´e, et que le seul rem`ede possible est maintenant la victoire. 13. Mais cela tourna mal pour Vitellius. Ayant affaire `a Othon, rendu plus faible que lui par le peu de valeur de ses soldats, qui avaient perdu depuis longtemps l’habitude de se battre, et amollis par les plaisirs de la ville, il les irrita tellement, par ses paroles blessantes qui leur reprochaient leur pusillanimit´e, le regret qu’ils ´eprouvaient pour les femmes et les fˆetes de Rome, qu’il leur remit ainsi du cœur au ventre, ce qu’aucune exhortation n’avait pu faire. Il les attira lui-mˆeme en somme l`a o`u on ne pouvait r´eussir `a les pousser. Et il est vrai que quand ce sont des injures qui touchent au vif, elles peuvent ais´ement faire que celui qui allait mollement au combat pour la cause de son roi y aille d’une toute autre ardeur pour la sienne propre. 14. Si l’on consid`ere combien est importante la sauvegarde d’un chef dans une arm´ee, et que c’est lui, dont tous les autres d´ependent, que vise particuli`erement l’ennemi, il semble que l’on ne puisse contester la d´ecision prise par plusieurs grands capitaines de se travestir et d´eguiser7 au moment de la mˆel´ee. Malgr´e tout, l’inconv´enient que l’on risque de rencontrer dans ce cas n’est pas moindre que celui qu’on cherche `a ´eviter : le capitaine ne pouvant plus ˆetre reconnu par les siens, le courage qu’ils puisent dans son exemple et dans sa pr´esence leur fait du mˆeme coup d´efaut ; ne voyant plus les marques et les enseignes dont ils ont l’habitude, ils pensent qu’il est mort ou bien qu’il s’est enfui, n’ayant plus d’espoir en l’issue de la bataille. L’exp´erience montre que tantˆot c’est l’une des deux attitudes qui r´eussit, et tantˆot l’autre. 7. Montaigne utilise ici deux termes voisins pour une mˆeme id´ee. C’est un tour extrˆemement fr´equent chez lui, et qu’il n’est pas facile de rendre en fran¸cais d’aujourd’hui sans encourir le reproche de redondance.

Chapitre 47 – Sur l’incertitude de notre jugement 413 15. Ce qui arriva `a Pyrrhus dans la bataille qu’il soutint contre le consul Levinus en Italie nous pr´esente l’une et l’autre face de la chose. Car pour avoir voulu se cacher en prenant les armes de D´emogacl`es et en lui donnant les siennes, il sauva certainement sa vie, mais il faillit bien aussi perdre cette bataille. Alexandre, C´esar et Lucullus aimaient se faire remarquer au combat avec des tenues et des armes riches, d’une couleur brillante et particuli`ere. Agis, Ag´esilas et le grand Gylipos, au contraire, allaient au combat vˆetus de fa¸con ordinaire, sans leurs atours imp´eriaux. 16. Parmi les reproches faits `a Pomp´ee `a propos de la bataille de Pharsale, il y a celui d’avoir arrˆet´e son arm´ee pour attendre l’ennemi de pied ferme. Et je reprends ici les mots de Plutarque lui-mˆeme, qui valent mieux que les miens : « parce que cela affaiblit la violence que la course donne aux premiers coups, et en mˆeme temps enl`eve l’´elan qui jette les combattants les uns contre les autres, et qui d’ordinaire les remplit d’imp´etuosit´e et de fureur plus que toute autre chose, quand ils viennent `a s’entrechoquer brutalement, et que leur courage s’accroˆıt sous l’effet de la course et des cris ; au contraire cette immobilit´e fait que leur ardeur est en quelque sorte refroidie et fig´ee. » 17. Voil`a donc ce que dit Plutarque `a propos de cette attitude. Mais si C´esar avait perdu? N’aurait-on pas pu dire aussi bien, au contraire, que la plus forte et solide position est celle dans laquelle on se tient plant´e sans bouger, et que celui qui est immobile, rassemblant sa force en lui-mˆeme et l’´economisant, poss`ede un grand avantage sur celui qui est en mouvement, et qui a d´ej`a gaspill´e `a la course la moiti´e de son souffle? Outre qu’il est impossible `a une arm´ee, qui est un corps fait de tant de pi`eces diverses, de se mettre en branle avec cette furie, en un mouvement bien ordonn´e, sans alt´erer ni rompre son ordonnance, et que le plus agile ne soit d´ej`a au contact de l’ennemi avant mˆeme que son compagnon ne puisse le secourir. 18. Lors de cette mauvaise bataille des deux fr`eres perses, Cyrus et Artaxerx`es, le Lac´ed´emonien Cl´earque qui commandait les grecs ralli´es `a Cyrus les mena tranquillement `a l’attaque, sans se hˆater. Mais `a cinquante pas du choc, il les fit courir, esp´erant, par la bri`evet´e de la distance, pr´eserver leur bon ordre et leur souffle, tout en leur donnant l’avantage de l’imp´etuosit´e, `a la fois

414 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I pour eux-mˆemes, et pour leurs armes de trait. D’autres chefs ont r´egl´e ce dilemme de cette mani`ere : si les ennemis vous foncent dessus, attendez-les de pied ferme. S’ils vous attendent de pied ferme, foncez-leur dessus. 19. Quand l’empereur Charles-Quint envahit la Provence, le roi Fran¸cois 1er eut le choix entre aller au devant de lui en Italie, ou l’attendre en ses terres. Il savait combien il est avantageux de conserver son pays `a l’abri des troubles de la guerre, afin que, ayant conserv´e toutes ses forces, il puisse continuellement lui fournir l’argent et les secours dont il pourrait avoir besoin. Que les n´ecessit´es de la guerre contraignent toujours `a commettre des d´egˆats, ce qu’on ne peut faire de bon cœur sur ce qui nous appartient. Que le paysan supporte plus facilement les ravages commis par l’ennemi que ceux qui sont dus `a son propre camp, et qu’il est facile dans ce dernier cas de cr´eer des mouvements s´editieux et des troubles. Que la permission de voler et de piller, qui ne peut ˆetre donn´ee sur son propre sol, est d’un grand secours pour les combattants dans les ´epreuves de la guerre, car il est difficile `a celui qui n’a rien d’autre `a esp´erer que sa solde, de rester dans son devoir, quand il est `a deux pas de sa femme et de son foyer. Que celui qui met la nappe supporte toujours les frais. Qu’il est plus excitant d’attaquer que de se d´efendre. Que la secousse caus´ee dans nos entrailles par la perte d’une bataille est si violente qu’il est difficile qu’elle n’affecte le corps tout entier, ´etant donn´e qu’il n’est pas de passion qui soit plus contagieuse que la peur, qui ne s’attrape aussi facilement pour rien, qui se r´epande plus brusquement qu’elle. Et que les villes qui auront entendu cette tempˆete jusque devant leurs portes, qui auront recueilli leurs capitaines et leurs soldats encore tremblants et hors d’haleine, risquent fort, dans le feu de l’action, de se jeter dans quelque mauvais parti. 20. Mais sachant tout cela, il prit pourtant la d´ecision de rappeler les troupes qu’il avait au-del`a des monts, et de voir venir l’ennemi. Car il pensa, au contraire, qu’´etant chez lui et parmi ses amis, il ne pouvait manquer d’avoir `a sa disposition et en abondance toutes sortes d’avantages : que les rivi`eres et les passages enti`erement `a sa d´evotion lui achemineraient argent et vivres en toute s´ecurit´e et sans qu’il soit besoin d’escorte ; que ses sujets seraient d’autant plus d´evou´es que le danger serait plus pr`es d’eux ; qu’ayant tant de villes et de remparts pour sa s´ecurit´e, ce serait `a

Chapitre 47 – Sur l’incertitude de notre jugement 415 lui de prendre l’initiative du combat, au moment opportun et le plus avantageux ; et que s’il lui plaisait de temporiser, il pourrait, ´etant bien install´e et `a l’abri, voir son ennemi se morfondre, et se d´etruire lui-mˆeme. Car lui rencontrerait, au contraire, bien des difficult´es, s’´etant aventur´e en pays hostile, n’ayant rien derri`ere lui ni `a cˆot´e qui ne lui fˆıt la guerre, nul moyen de renouveler ou de renforcer son arm´ee si la maladie s’y r´epandait, rien pour mettre `a l’abri ses bless´es, nul moyen de se reposer et reprendre haleine, aucune connaissance des lieux ni des villages qui puisse le mettre `a l’abri des embˆuches et des surprises, et, s’il venait `a perdre la bataille, aucun moyen de sauver les restes de son arm´ee. 21. Et il ne manquait pas d’exemples en faveur de l’une et de l’autre solution. Scipion trouva bien meilleur d’aller attaquer le territoire de son ennemi en Afrique, que de d´efendre le sien et de le combattre en Italie : bien lui en prit. Mais `a l’inverse, pendant cette mˆeme guerre, Hannibal se perdit en abandonnant la conquˆete d’un pays ´etranger pour aller d´efendre le sien. Les Ath´eniens ayant laiss´e l’ennemi sur leurs terres pour passer en Sicile, eurent le sort contre eux. Mais Agathocl`es, roi de Syracuse, l’eut au contraire pour lui en passant en Afrique et laissant la guerre chez lui. On a donc bien raison de dire que les ´ev´enements et leur issue d´ependent pour l’essentiel, et notamment en temps de guerre, du hasard, qui n’ob´eit ni `a notre raison ni `a notre sagesse, comme le disent ces vers : Souvent malavis´e triomphe, et non le prudent. Manilius [44], IV, 95-99. La Fortune reste sourde aux nobles causes, Mais semble se porter en aveugle n’importe o`u, Car une force nous plie et nous r´egente, Et conduit les mortels selon ses lois `a elle. 22. Mais tout bien consid´er´e, il semble que nos desseins et nos d´ecisions d´ependent eux aussi, et autant, du hasard, qui met aussi dans nos raisonnements son trouble et son incertitude. Nous raisonnons de fa¸con hasardeuse et t´em´eraire, dit Tim´ee dans Platon, parce que, comme nous, nos raisonnements rel`event largement du hasard.

Chapitre 48 Sur les chevaux 1. Me voici donc devenu grammairien, moi qui n’ai jamais appris une langue que par l’usage, et qui ne sait pas encore ce qu’est un adjectif, le subjonctif ou l’ablatif? C’est que j’ai entendu dire, il me semble, que les Romains avaient des sortes de chevaux qu’ils appelaient « funales »1 ou « dextrarios », que l’on menait de la main droite ou que l’on prenait aux relais, pour qu’ils soient tout frais en cas de besoin. Et de l`a vient que nous appelons « destriers2 » les chevaux de service. Et nos vieux romans de chevalerie disent g´en´eralement « adestrer » pour « accompagner ». Ils appelaient aussi « desultorios equos »3 des chevaux dress´es de fa¸con que, quand ils galopaient de toutes leurs forces, accoupl´es l’un `a l’autre, sans bride ni selle, les nobles romains, mˆeme tout arm´es, puissent sauter de l’un `a l’autre, en pleine course. 2. Les hommes d’armes numides menaient par la bride un second cheval, pour changer au moment le plus chaud de la mˆel´ee : « Eux, qui avaient pour habitude, comme nos ´ecuyers, de sauter Tite-Live [89], II, 29. d’un cheval `a l’autre, d’emmener deux chevaux et de sauter de l’un `a l’autre tout arm´es, au beau milieu du combat, du cheval fourbu sur le cheval frais, si grande est leur agilit´e et si dociles sont leurs montures ! » 1. Ce terme d´esignait en effet les chevaux qui n’´etaient pas attach´es au timon, mais `a cˆot´e de ceux qui le tiraient. 2. On peut citer `a ce propos ces vers de Chr´etien de Troyes dans le Chevalier de la Charrete [23], v. 254-256 : « Mes sire Gauvains fu armez / & si fist a . ii. escuiers / mener an destre . ii. destriers. » 3. Le dictionnaire Gaffiot donne « chevaux de voltige » pour ce terme.

418 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 3. Il y a des chevaux dress´es `a secourir leur maˆıtre, `a se pr´ecipiter sur celui qui leur pr´esente une ´ep´ee nue, `a se jeter `a coups de pieds et de dents sur ceux qui les attaquent et les affrontent. Mais il leur arrive plus souvent de nuire aux amis qu’aux ennemis. Ajoutez `a cela que vous ne les ferez pas lˆacher leur adversaire une fois qu’ils sont aux prises avec lui, et que vous demeurez `a la merci du combat. 4. Il en coˆuta beaucoup `a Artibie4 , g´en´eral de l’arm´ee perse combattant contre On´esile, roi de Salamine, homme contre homme, d’ˆetre mont´e sur un cheval form´e `a cette ´ecole, car cela causa sa mort : l’´ecuyer d’On´esile l’atteignit d’un coup de son cimeterre entre les deux ´epaules alors que son cheval s’´etait cabr´e contre son maˆıtre. 5. Les Italiens racontent qu’en la bataille de Fornoue, le cheval du roi de France Charles VIII se lib´era par ses ruades et ses coups de pieds des ennemis qui l’entouraient, et que sans cela le roi eˆut ´et´e perdu. Si cela est vrai, ce fut vraiment un heureux hasard. 6. Les mamelouks5 se vantent d’ˆetre, parmi les hommes d’armes, ceux qui ont les chevaux les plus adroits du monde. Par nature et par habitude, ils sont capables de reconnaˆıtre et de distinguer l’ennemi sur lequel ils doivent se ruer en mordant et ruant, sur un ordre qu’on leur donne ou un signe qu’on leur fait. Et ils sont capables aussi de ramasser avec leur bouche les lances et les traits et de les pr´esenter `a leur maˆıtre sur son ordre6 . 7. On dit de C´esar, et aussi du grand Pomp´ee, qu’entre autres remarquables qualit´es, ils ´etaient de tr`es bons cavaliers. De C´esar on dit qu’en sa jeunesse, mont´e `a cru et sans bride, il 4. A. Lanly [51] fait observer qu’en fait ce ne fut pas « Artibie qui fut tu´e finalement, mais On´esile `a cause de la d´efection de certains de ses alli´es, en plein combat » (op. cit, I, p. 307, note 6). 5. Milice ´egyptienne, initialement constitu´ee par le Sultan Malik-al-Adil avec des esclaves achet´es au Turkestan et en G´eorgie, cavaliers r´eput´es. 6. La r´edaction de ce passage est propre `a l’´edition de 1595. Dans l’´edition de 1588, Montaigne a seulement ´ecrit en marge : « Et dict on que par nature et par coustume ils sont faicts par certains signes et voix a ramasser aveq les dens les lances et les darts et `a les offrir a leur maistre en pleine meslee et le cognoistre et discerner. » On ne voit pas bien pourquoi les ´editeurs de 1595 ont modifi´e cette r´edaction?

Chapitre 48 – Sur les chevaux 419 faisait prendre le galop `a sa monture en gardant les mains derri`ere son dos. 8. Comme la nature a voulu faire de C´esar et d’Alexandre deux g´enies dans l’art militaire, on dirait qu’elle s’est aussi efforc´ee de les armer de fa¸con extraordinaire. Car tout le monde sait que Buc´ephale, le cheval d’Alexandre, qui avait la tˆete d’un taureau, qui ne supportait d’ˆetre mont´e par personne d’autre que son maˆıtre et qui ne pouvait ˆetre dress´e que par lui, fut honor´e apr`es sa mort et qu’une ville fut fond´ee en son nom. C´esar, lui, en avait un qui avait les pieds de devant comme ceux d’un homme avec les sabots coup´es en forme de doigts, qui ne pouvait ˆetre mont´e ni dress´e que par lui-mˆeme, et il d´edia `a V´enus la statue qu’il fit faire de l’animal apr`es sa mort. 9. Quand je suis `a cheval, je n’en descends pas volontiers, Montaigne `a chevalcar c’est la position dans laquelle je me trouve le mieux, que je sois en bonne sant´e ou malade. Platon la recommande pour la sant´e ; Pline dit aussi qu’elle est salutaire pour l’estomac et les articulations. Poursuivons donc sur ce sujet, puisque nous y sommes. 10. On lit dans X´enophon qu’une loi [de Cyrus]7 d´efendait de voyager `a pied `a celui qui poss´edait un cheval. Trogus et Justinus disent que les Parthes avaient l’habitude de faire `a cheval, non seulement la guerre, mais aussi toutes leurs affaires publiques et priv´ees, commercer, parlementer, discuter, se promener ; et que la plus notable diff´erence chez eux entre les hommes libres et les esclaves ´etaient que les premiers allaient `a cheval, les autres `a pied. Et cette institution est n´ee `a l’´epoque du roi Cyrus. 11. Il y a dans l’histoire romaine plusieurs exemples (et Su´etone le remarque particuli`erement chez C´esar), de chefs d’arm´ee qui commandaient `a leurs cavaliers de mettre pied `a terre quand ils se trouvaient en difficult´e, pour enlever aux soldats tout espoir de fuite, et pour l’avantage qu’ils attendaient de cette sorte de combat « dans lequel certainement les Romains excellent » dit Tite-Live. 12. Toujours est-il que la premi`ere pr´ecaution qu’ils prenaient pour contenir la r´ebellion des peuples r´ecemment soumis, 7. Les mots « de Cyrus » qui figuraient dans l’´edition de 1588, ont ´et´e nettement biff´es par Montaigne sur l’« exemplaire de Bordeaux ».

420 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I c’´etait de leur enlever armes et chevaux. C’est pour cela que nous trouvons si souvent chez C´esar cette formule : « Il ordonne qu’on livre les armes, qu’on am`ene les chevaux, qu’on fournisse des otages ». Le Grand Turc ne permet aujourd’hui ni `a un Chr´etien ni `a un Juif, parmi ceux qui sont en son pouvoir, d’avoir un cheval `a eux. 13. Nos ancˆetres, et notamment au temps de la guerre avec les Anglais8 , dans les combats importants et les batailles rang´ees, se mettaient la plupart du temps tous `a pied, pour ne confier qu’`a leur propre force, `a leur courage et `a la vigueur de leurs membres, des choses aussi pr´ecieuses que l’honneur et la vie. Car quoi qu’en dise Chrysanthas dans X´enophon, vous confiez votre valeur et votre sort `a ceux de votre cheval : ses blessures et sa mort entraˆınent la vˆotre par voie de cons´equence ; son effroi ou sa fougue font de vous un t´em´eraire ou un lˆache ; s’il ne r´epond pas `a la bouche ou `a l’´eperon, c’est votre honneur qui devra en r´epondre. C’est pourquoi je ne trouve pas ´etonnant que les combats que j’´evoquais plus haut aient ´et´e plus r´esolus et plus furieux que ceux qui se d´eroulent `a cheval. Ils fuyaient et en mˆeme temps se ruaient au combat ;Virgile [97], X, 756. Vainqueurs et vaincus, ni les uns ni les autres Ne connaissaient la fuite. 14. Les batailles d’autrefois ´etaient bien mieux disput´ees ; aujourd’hui ce ne sont que d´eroutes : « les premiers cris et laTite-Live [89], XXV, 46. premi`ere charge d´ecident de la bataille ». Tout ce que nous exposons `a un si grand risque doit ˆetre le plus possible en notre pouvoir ; je conseille donc de choisir les armes les plus courtes, et celles dont nous sommes le plus sˆurs. On peut compter sur une ´ep´ee bien plus que sur la balle qui sort d’un pistolet9 dans lequel plusieurs pi`eces entrent en jeu : la poudre, la pierre `a feu, le chien ; car si la moindre d’entre elles vient `a faillir, c’est votre destin qui en pˆatit. 8. La « Guerre de Cent Ans ». 9. Sous la forme « pistole », ce mot « commen¸ca `a ˆetre employ´e vers le tiers du XVIe si`ecle » dit le Grand Larousse. Et contrairement au souhait exprim´e par Montaigne un peu plus loin, l’objet en question ne fut pas de si tˆot abandonn´e !

Chapitre 48 – Sur les chevaux 421 15. On n’est jamais sˆur du coup que l’on donne, quand c’est l’air qui le porte, Lucain, [40], VIII, vv. 384-385. Ils confient au vent le soin de mener leur coup au but. Mais c’est l’´ep´ee qui a la force, et tout peuple guerrier Dans les combats use du glaive. 16. En ce qui concerne le pistolet, j’en parlerai plus en d´etails quand je comparerai les armes anciennes aux nˆotres. Et mis `a part son bruit assourdissant, auquel nos oreilles sont maintenant accoutum´ees, je crois que c’est une arme bien peu efficace, et j’esp`ere que nous en abandonnerons un jour l’usage10 . 17. L’arme dont se servaient les Italiens, arme de jet et de feu `a la fois, ´etait plus effroyable. Ils appelaient « Phalarica » une sorte de javeline, termin´ee par un fer de trois pieds capable de percer de part en part un homme portant cuirasse. Elle ´etait lanc´ee tantˆot `a la main, en rase campagne, tantˆot par les machines utilis´ees pour d´efendre les lieux assi´eg´es : la hampe, revˆetue d’´etoupe enduite de poix et d’huile, s’enflammait dans sa course, et s’attachant au corps ou au bouclier, ˆotait `a l’homme tout usage de ses armes et de ses membres. Mais pourtant il me semble que lorsqu’on en venait au corps `a corps, elle ´etait aussi une gˆene pour l’assaillant, et que ces tron¸cons brˆulants dont le champ de bataille ´etait jonch´e constituaient pendant la mˆel´ee un inconv´enient pour les deux parties. Avec un bruit strident, la phalarique, Virgile [97], IX, 704. Lanc´ee `a toutes forces, tomba comme la foudre. 18. Ils utilisaient aussi d’autres moyens, auxquels l’usage les avait rendus habiles, et qui nous semblent incroyables parce que nous n’en avons pas l’exp´erience ; ils suppl´eaient par l`a au fait qu’ils ne disposaient pas, comme nous, de poudre et de boulets. Ils lan¸caient leurs javelots avec une telle force que souvent ils 10. L’´edition de 1588 comportait « bientost » ; sur son exemplaire, Montaigne a barr´e ce mot et a ´ecrit au-dessus « un jour ». Ce d´etail est int´eressant dans la mesure o`u il r´ev`ele que Montaigne, dans les ann´ees qui ont suivi, n’´etait d´ej`a plus aussi sˆur qu’on allait abandonner « bientˆot » l’usage du pistolet. . . ! N. B. : A. Lanly [51] qui pr´ecise aussi cette variante (I, p. 310, note 32), dit que la premi`ere version ´etait « bien fort » – ce qui est faux, et n’aurait d’ailleurs pas grand sens.

422 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I traversaient d’un mˆeme coup deux hommes portant cuirasse et bouclier. Les coups de leurs frondes n’´etaient pas moins pr´ecis et ne portaient pas moins loin : « entraˆın´es `a lancer des galets sur la mer avec la fronde et `a passer par des cercles ´etroits dispos´esTite-Live [89], XXXVIII, 29. tr`es loin, ils n’atteignaient pas seulement leurs ennemis `a la tˆete, mais les atteignaient `a l’endroit de la tˆete qu’ils avaient choisi. » 19. Leurs machines de guerre n’avaient pas moins d’effet et ne faisaient pas moins de bruit que les nˆotres : « au bruit terrible des coups ass´en´es aux remparts, les assi´eg´es furent pris de peur etTite-Live [89], XXXVIII, 5. mˆeme de panique. » Les Gaulois nos cousins, en Asie11 , ha¨ıssaient ces armes traˆıtresses et volantes, entraˆın´es qu’ils ´etaient au combat rapproch´e qui demande plus de courage. « Ce n’est pas la largeur des plaies qui les ´epouvante, si la blessure est plus largeTite-Live [89], XXXVIII, 21. que profonde, car ils s’en font alors une gloire. Mais quand la pointe d’une fl`eche ou la balle d’une fronde s’enfonce dans leur chair, sans gu`ere laisser de trace visible, alors, `a l’id´ee de mourir d’une si petite blessure, ils sont saisis de rage et de honte, et se roulent par terre. » Voil`a une description bien proche de celle des blessures dues `a un coup d’arquebuse. 20. Les dix mille Grecs, au cours de leur longue et fameuse retraite12 , rencontr`erent un peuple qui leur causa de grands dommages avec des arcs grands et puissants, et des fl`eches si longues qu’en les reprenant `a la main on pouvait les lancer comme un javelot et percer de part en part le bouclier d’un homme d’armes. Les machines que Denys inventa `a Syracuse, pour lancer des traits extrˆemement lourds et des pierres d’une grosseur effrayante, avec tant de force et une aussi longue port´ee, ressemblaient fort `a nos propres inventions. 21. Il me faut mentionner ici l’amusante attitude qu’avait sur sa mule maˆıtre Pierre Pol, Docteur en Th´eologie, qui avait coutume, comme le raconte Monstrelet, de se promener dans Paris mont´e en amazone, comme font les femmes. Ce mˆeme auteur raconte encore ailleurs que les Gascons avaient des chevaux terribles, dress´es pour faire demi-tour au galop, ce qui ´etonnait 11. Montaigne ´ecrit `a la main sur l’« exemplaire de Bordeaux » : « nos cousins en Asie ». A. Lanly [51] traduit par « nos cousins d’Asie ». Mais les Celtes ayant envahi une partie de l’Asie Mineure je comprends pour ma part : « Les Gaulois, nos cousins, quand ils ´etaient en Asie. . . » 12. La retraite des Dix Mille, racont´ee dans l’« Anabase » de X´enophon.

Chapitre 48 – Sur les chevaux 423 ´enorm´ement les Fran¸cais, les Picards, les Flamands et autres Braban¸cons, « car ils n’avaient pas l’habitude de voir ¸ca » – selon ses propres mots. 22. C´esar disait des Su`eves13 : « Dans les combats de cavalerie, ils se jettent souvent `a terre pour combattre `a pied, ayant habitu´e leurs chevaux `a ne pas bouger pendant ce temps, et y remontent en hˆate en cas de besoin. Selon leurs coutumes, il n’est rien de si lˆache et de si laid que d’utiliser selle et couverture, et ils m´eprisent ceux qui le font. Mˆeme en petit nombre, ils ne craignent pas de s’attaquer `a des adversaires nombreux. 23. J’ai admir´e autrefois qu’on puisse dresser un cheval au point de le conduire de toutes les fa¸cons, simplement avec une baguette, la bride rabattue sur les oreilles ; et c’´etait pourtant une chose ordinaire chez les Massyliens, qui montaient leurs chevaux sans selle et sans bride. Les Massyliens montent leurs chevaux `a cru, Lucain, [40], IV, 682. Ignorent le frein, et les dirigent `a la baguette. Les Numides montent aussi leurs chevaux sans mors, Virgile [97], IV, 41. Leurs chevaux ne portent pas de mors, Tite-Live [89], XXXV, 2. N’ont pas belle allure, ont le cou raide Et la tˆete en avant comme en course. 24. Le roi Alphonse, celui qui institua en Espagne l’ordre des Chevaliers de la Bande ou de l’´Echarpe, leur imposa, entre autres r`egles, celle de ne monter ni mule ni mulet sous peine d’un marc d’argent d’amende. J’ai appris cela dans les lettres de Guevara ; et ceux qui les ont appel´ees « dor´ees » [sages], portaient sur elles un jugement bien diff´erent du mien. 25. Dans le livre du « Courtisan14 » on lit qu’autrefois il ´etait mal vu pour un gentilhomme de chevaucher ce type de montures. Chez les Abyssins, c’est tout le contraire : plus ils sont 13. Bien que Montaigne ait ´ecrit « Suede », il ne saurait s’agir de ce pays dont C´esar ignorait l’existence ; il s’agit plutˆot des Su`eves, peuplade fix´ee entre Rhin et Danube, et dont C´esar parle dans son livre « De Bello Gallico ». 14. « Del Corteggiano » de B. de Castiglione, ouvrage tr`es connu au XVIe si`ecle, publi´e `a Venise en 1528.

424 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I proches de leur prince le « Prˆetre Jean »15 , et plus ils cherchent, pour la dignit´e et la pompe, `a monter de grandes mules16 . 26. X´enophon raconte que les Assyriens tenaient toujours leurs chevaux entrav´es chez eux, tant ils ´etaient d’humeur difficile et farouche. Les d´etacher et les harnacher prenait tellement de temps que, pour ´eviter les inconv´enients que cette lenteur pouvait pr´esenter s’ils venaient `a ˆetre attaqu´es `a l’improviste par leurs ennemis, ils ne s´ejournaient jamais dans un camp sans que celuici fˆut enclos de remparts et de foss´es. 27. Cyrus, si grand maˆıtre dans l’art de la cavalerie, traitait les chevaux comme ses compagnons, et ne leur faisait donner de la nourriture que s’ils l’avaient gagn´ee `a la sueur de quelque exercice. 28. Les Scythes, quand la disette les poussait `a la guerre, tiraient du sang de leurs chevaux, et ils s’en d´esalt´eraient et nourrissaient. Et le Sarmate aussi, qui se repaˆıt du sang de son cheval. Martial [45], II, 4. 29. Les Cr´etois, assi´eg´es par M´etellus, n’ayant vraiment rien d’autre pour se d´esalt´erer, en vinrent `a boire l’urine de leurs chevaux. 30. Voici la preuve que les arm´ees turques sont conduites et entretenues `a meilleur compte que les nˆotres : on dit que leurs soldats ne boivent que de l’eau, ne mangent que du riz et de la viande sal´ee r´eduite en poudre ; ainsi chacun peut-il facilement porter sur lui des provisions pour un mois. Mais ils savent aussi se nourrir du sang de leurs chevaux, qu’ils salent, comme les Tartares et les Moscovites17 . 31. Quand les Espagnols arriv`erent dans les Indes occidentales, les peuples nouveaux qu’ils y rencontr`erent les prirent, tout comme leurs chevaux, pour des dieux ou des animaux au-dessus de leur nature et plus nobles qu’eux. Certains d’entre eux, apr`es 15. Le N´egus. 16. Sur l’« exemplaire de Bordeaux » cette phrase, ´ecrite de la main de Montaigne, est un peu diff´erente : « Les Abyssins a mesure qu’ils sont plus grands et plus avances pres le preteian leurs maistre affectent au rebours de mules a monter par honeur. » 17. Comme plusieurs autres passages, le § 30 de la pr´esente ´edition est un ajout manuscrit de Montaigne sur l’« exemplaire de Bordeaux » que l’´edition de 1595 a repris.

Chapitre 48 – Sur les chevaux 425 avoir ´et´e vaincus, venant demander paix et pardon aux hommes en leur apportant de l’or et de la viande, firent de mˆeme pour les chevaux, `a qui ils adress`erent le mˆeme discours qu’aux hommes, prenant leurs hennissements pour des propos favorables `a un arrangement et `a une trˆeve. 32. Dans les Indes orientales, c’´etait autrefois un honneur royal et suprˆeme que de monter un ´el´ephant ; ensuite venait celui d’aller dans une voiture tir´ee par quatre chevaux ; puis celui de monter un chameau. Et le dernier et le plus bas degr´e de l’´echelle consistait `a ˆetre port´e ou tir´e par un seul cheval. Un homme de notre temps raconte qu’il a vu dans ce pays-l`a des endroits o`u l’on monte des bœufs bˆat´es, avec des ´etriers et des brides, et dit qu’il a appr´eci´e ce moyen de transport. 33. Quintus Fabius Maximus Rutilianus, combattant les Samnites, et voyant que ses cavaliers malgr´e trois ou quatre charges n’´etaient pas parvenus `a enfoncer les bataillons des ennemis, prit cette d´ecision : il fit lˆacher la bride et ´eperonner `a toutes forces les chevaux, de telle fa¸con que rien ne puisse plus les arrˆeter ; et passant `a travers les armes et les hommes culbut´es, ils ouvrirent ainsi la voie aux fantassins qui parachev`erent la victoire. 34. C’est aussi ce que fit Quintus Fulvius Flaccus contre les Celtib`eres : « Vous rendrez le choc plus brutal si vous d´ebridez les chevaux que vous lancez contre l’ennemi ; c’est une manœuvre qui Tite-Live [89], XI, 40. a souvent r´eussi dans le pass´e et qui fait honneur `a la cavalerie romaine. Ainsi d´ebrid´es, les chevaux perc`erent deux fois les rangs ennemis, allant et revenant, brisant les lances et faisant grand carnage. » 35. Dans les temps anciens, le duc de Moscovie devait cette marque de respect aux Tartares : quand ils envoyaient vers lui des ambassadeurs, il devait aller `a pied au-devant d’eux, et leur pr´esenter un gobelet de lait de jument (breuvage dont ils font leurs d´elices) ; et si en buvant quelques gouttes venaient `a tomber sur le crin de leurs chevaux, il devait les l´echer avec la langue18 . 36. L’arm´ee que l’empereur Bajazet II avait envoy´ee en Russie subit une tempˆete de neige si terrible que, pour s’en prot´eger 18. Cette anecdote est dans la « Chronique de Moscovie » par P. Petrius, Su´edois, imprim´ee en allemand `a Leipzig en 1620. Mais elle figurait d´ej`a (selon A. Lanly [51]) dans « l’Histoire des rois de Pologne », d’Herburt de Fulstin, traduite en fran¸cais en 1573 – et que Montaigne avait donc pu connaˆıtre.

426 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I et avoir moins froid, certains eurent l’id´ee de tuer et ´eventrer leurs chevaux, pour se blottir dedans et profiter de cette chaleur vitale. 37. Bajazet 1er, apr`es cette dure bataille o`u il fut vaincu par Tamerlan, s’enfuyait `a toute allure sur sa jument arabe ; mais comme il traversait un ruisseau, il fut contraint de la laisser boire tout son saoul, ce qui la rendit si flasque et si molle qu’il fut ensuite tr`es facilement rattrap´e par ses poursuivants. On dit bien qu’on ramollit les chevaux en les laissant pisser ; mais j’aurais plutˆot pens´e que la laisser boire l’eˆut revigor´ee. 38. Cr´esus, passant pr`es de la ville de Sardes, trouva des pˆaturages o`u se trouvaient une grande quantit´e de serpents, que les chevaux de son arm´ee mangeaient de bon app´etit – ce qui, selon H´erodote, ´etait un mauvais pr´esage pour ses affaires. 39. Nous appelons « cheval entier » celui qui a crini`ere et oreilles, et on ne met pas les autres en vente. Les Lac´ed´emoniens ayant d´efait les Ath´eniens en Sicile, et revenant en grande pompe dans la ville de Syracuse, firent, entre autres bravades, tondre les chevaux des vaincus, et les montr`erent ainsi lors de leur triomphe. 40. Alexandre combattit un peuple scythe, les Dahes, dont les guerriers allaient `a la guerre deux par deux avec leurs armes sur le mˆeme cheval. Mais dans la mˆel´ee, l’un mettait pied `a terre, et ils combattaient ainsi, tantˆot `a pied, tantˆot `a cheval, chacun `a son tour. 41. Je ne pense pas qu’aucun peuple l’emporte sur nous autres en mati`ere de savoir-faire et de grˆace `a cheval. Pourtant, dans notre usage courant, un « bon cavalier » semble plus d´esigner quelqu’un de courageux que d’adroit. Le cavalier le plus savant que j’aie connu, le plus sˆur, le mieux capable de maˆıtriser un cheval, c’´etait, `a mon avis, monsieur de Carnavalet, qui ´etait au service de notre roi Henri II. 42. J’ai vu un homme laisser galoper son cheval ´etant debout sur la selle, la jeter `a terre, et en repassant, la r´einstaller et s’y rasseoir, tout cela `a bride abattue. Ayant pass´e par-dessus un chapeau, il l’atteignait par derri`ere avec les fl`eches de son arc ; il ramassait ce qu’il voulait `a terre, tout en gardant un pied `a l’´etrier. Il faisait encore d’autres tours semblables, et en tirait de quoi vivre.

Chapitre 48 – Sur les chevaux 427 43. De mon temps, on a pu voir `a Constantinople19 deux hommes qui, quand leur cheval ´etait lanc´e, se jetaient `a terre et remontaient en selle tour `a tour ; un autre qui bridait et harnachait son cheval en se servant seulement de ses dents ; un autre encore qui se tenait entre deux chevaux avec un pied sur chaque selle, portant un comparse `a bout de bras, en plein galop. Et ce dernier, une fois debout tirait, toujours en plein galop, des coups au but avec son arc. D’autres enfin, les jambes en l’air, galopaient `a bride abattue la tˆete sur leur selle, entre les pointes de cimeterres attach´es aux harnais. 44. Dans mon enfance, j’ai vu le Prince de Sulmone, `a Naples, faisant mille tours avec un cheval fougueux, et tenant sous ses genoux et ses orteils des pi`eces de monnaie, comme si elles y avaient ´et´e clou´ees, pour bien montrer la sˆuret´e de son assiette. 19. D’apr`es P. Villey, Montaigne aurait pris ces anecdotes dans l’ouvrage de Lebelski : Jeux represantez `a Contantinople en la solennit´e de la circoncision du fils d’Amurath, qui fut traduit en fran¸cais en 1583.

Chapitre 49 Sur les coutumes anciennes 1. Je comprends fort bien que les gens de chez nous n’aient que leurs propres mœurs et usages comme mod`ele et r`egle de conduite ; car c’est un d´efaut bien courant, non seulement chez les gens « d’en bas », mais chez presque tous les hommes, de ne pouvoir envisager de vivre autrement qu’en se conformant `a ce qui se fait l`a o`u ils sont n´es. Je veux bien que l’on trouve barbares l’attitude et le comportement de Fabricius ou de L´elius, puisqu’ils ne sont pas vˆetus ni arrang´es `a notre mode. Mais je me d´esole de voir que l’on peut se laisser si facilement tromper et aveugler par l’usage pr´esent, au point de changer d’avis et d’opinion tous les mois si la mode en d´ecide ainsi, en d´epit de ce que l’on pense vraiment. 2. Quand les « baleines » qui tiennent en place le pourpoint ´etaient au niveau de la poitrine, on avan¸cait toutes sortes de raisons pour justifier leur emplacement. Quelques ann´ees plus tard, les voil`a entre les cuisses, et on se moque maintenant de l’ancien usage, que l’on trouve stupide et insupportable. La fa¸con actuelle de se vˆetir nous fait aussitˆot condamner l’ancienne, avec une telle certitude et un assentiment si large que l’on dirait que c’est une esp`ece de folie qui nous chamboule ainsi la raison. 3. Comme nos revirements en cette mati`ere sont si subits et si prompts, et que l’imagination de tous les tailleurs du monde ne saurait fournir suffisamment de nouveaut´es, il est in´evitable que bien souvent, les formes que l’on m´eprisait reviennent en honneur, et que celles que l’on suivait soient l’objet de m´epris sitˆot apr`es.

430 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Notre jugement passe, en l’espace de quinze ou vingt ans, par deux ou trois opinions qui ne sont pas simplement diff´erentes, mais carr´ement contraires les unes des autres, avec une l´eg`eret´e et une inconstance surprenantes. Le plus fin d’entre nous se laisse embarquer dans ces singeries contradictoires, et sans qu’il s’en aper¸coive, son regard int´erieur comme ext´erieur en est ´ebloui. 4. Je veux recenser ici les usages anciens1 que j’ai en m´emoire, les uns semblables aux nˆotres, les autres diff´erents, pour que, ayant `a l’esprit cette continuelle variation des choses humaines, notre jugement en soit plus clair et plus ferme. 5. Ce que nous appelons combat de cape et d’´ep´ee ´etait en usage chez les Romains selon C´esar : « ils enroulent leur manteau sur le bras gauche et tirent leur ´ep´ee. » Et il remarque d´ej`a chezC´esar [21], I, lxxv. nous ce d´efaut qui consiste `a arrˆeter les passants que nous rencontrons en chemin, `a les obliger `a dire qui ils sont, et `a consid´erer comme une injure et un motif de querelle le fait qu’ils refusent de r´epondre. 6. Les Anciens prenaient tous les jours un bain avant le repas – et ils faisaient cela aussi couramment que nous nous lavons les mains. Au d´ebut, ils ne s’y lavaient que les bras et les jambes, mais par la suite, et selon une habitude qui a dur´e plusieurs si`ecles dans la plupart des pays du monde, ils se sont lav´es tout nus, avec une eau parfum´ee, de sorte qu’ils consid´eraient comme un signe de grande simplicit´e d’employer de l’eau simple dans leurs bains. Les plus raffin´es et les plus d´elicats se parfumaient le corps au moins trois ou quatre fois par jour. Et ils se faisaient souvent ´epiler `a la pince, comme les femmes fran¸caises ont pris l’habitude de le faire pour leur front, depuis quelque temps T’´epilant la poitrine, et les bras, et les jambes. . . Martial [45], II, lxii, 1. Bien qu’ils eussent des onguents faits pour cet usage :Martial [45], VI, xciii, 9. Elle oint sa peau d’onguents ou se frotte de craie. 7. Ils aimaient s’´etendre sur des couches molles et donnaientS´en`eque [81], cviii. le fait de coucher sur le matelas comme une preuve d’endurance. 1. Il s’agit essentiellement de ceux de l’Antiquit´e.

Chapitre 49 – Sur les coutumes anciennes 431 Ils prenaient leurs repas couch´es sur des lits, `a peu pr`es comme les Turcs d’aujourd’hui. Alors, du haut de son lit, le v´en´erable ´En´ee Virgile [97], ii, 2. Commen¸ca en ces termes : Et l’on dit de Caton le Jeune que depuis la bataille de Pharsale, ayant pris quasiment le deuil `a cause du mauvais ´etat des affaires publiques, il mangeait toujours assis, adoptant ainsi un train de vie aust`ere. 8. Chez les Anciens, on baisait la main des grands personnages pour les honorer et les flatter. Et entre amis, on se donnait des baisers pour se saluer, comme le font les V´enitiens2 . En te f´elicitant, je te donnerais des baisers et de douces paroles. Ovide [56], IV, 9. 9. Pour saluer une personne d’importance ou lui adresser une requˆete, on lui touchait aussi les genoux. Le philosophe Pasicl`es, fr`ere de Crat`es, au lieu de porter la main aux genoux, la porta aux g´enitoires. Celui `a qui il s’adressait l’ayant brutalement repouss´e, il lui dit : « Quoi? Cette partie n’est-elle pas `a vous aussi bien que l’autre? » 10. Ils mangeaient, comme nous, les fruits `a la fin du repas. Ils se torchaient le cul (laissons aux femmes les vains scrupules pour les mots crus !) avec une ´eponge : voil`a pourquoi « spongia » est un mot obsc`ene en latin. Et cette ´eponge ´etait attach´ee au bout d’un bˆaton, comme en t´emoigne l’histoire de celui qu’on amenait dans le cirque pour le faire d´evorer par les fauves, devant tout le peuple, et qui demanda la permission d’aller faire ses besoins : n’ayant pas d’autre moyen pour se suicider, il se fourra le bˆaton et l’´eponge dans la gorge, et s’´etouffa. Ils s’essuyaient aussi les « choses » apr`es usage, avec une laine parfum´ee, Toi, je ne te ferai rien ; Mais quand mon vit sera essuy´e avec de la laine. . . Martial [45], XI, lviii, 11. 2. Ici, Montaigne ne parle pas par ou¨ı-dire, mais se fonde sur ses observations personnelles : cette remarque a ´et´e ajout´ee entre l’´edition de 1580 et celle de 1588, c’est-`a-dire vraisemblablement en 1582, apr`es son voyage en Allemagne et en Italie.

432 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 11. Il y avait `a Rome, aux carrefours, des vases et des baquets pour que les passants puissent y pisser : Souvent, les enfants endormis rˆevent qu’ils l`eventLucr`ece [41], IV, 1020-21. Leurs vˆetements devant la cuve o`u l’on urine. 12. Ils prenaient une collation entre les repas. Il y avait en ´et´e des vendeurs de neige pour rafraˆıchir le vin ; mais il y en avait qui se servaient de neige mˆeme en hiver, ne trouvant pas le vin encore assez froid en cette saison. Les grands personnages avaient leurs ´echansons pour leur servir `a boire, et leurs « ´ecuyers tranchants » pour d´ecouper leur viande. Ils avaient aussi leurs « fous » pour les distraire. On leur servait en hiver la viande sur des r´echauds que l’on apportait `a table ; ils avaient aussi des sortes de cuisines portatives, comme j’en ai vu, avec lesquelles on transportait tous les ustensiles n´ecessaires au service : Gardez pour vous ces plats, vous riches du beau monde,Martial [45]VII, xlviii, 4. Nous ne supportons pas ces cuisines ambulantes. 13. En ´et´e, ils faisaient souvent couler, dans leurs salles basses, de l’eau fraˆıche et claire, dans des canaux o`u il y avait force poissons vivants, que les assistants choisissaient et attrapaient `a la main pour les faire pr´eparer chacun `a sa fa¸con. Le poisson a toujours eu ce privil`ege, et aujourd’hui encore, que les grands personnages se piquent de savoir le pr´eparer ; et c’est vrai que le goˆut en est bien plus fin que celui de la viande, du moins pour moi. 14. En v´erit´e, dans toutes sortes de magnificence, de d´ebauches, d’inventions voluptueuses, de d´elicatesse et de somptuosit´e, nous ne faisons qu’essayer d’´egaler les Anciens. Car si notre volont´e est bien aussi corrompue que la leur, nos possibilit´es, elles, sont inf´erieures ; nos forces ne sont pas plus capables de les ´egaler dans le domaine des vices que dans celui des vertus. C’est que les uns et les autres prennent leur source dans une vigueur d’esprit qui ´etait sans comparaison possible bien plus grande chez eux que chez nous. Et moins fortes sont les ˆames, moins elles ont de moyens pour faire le bien comme le mal. 15. Chez les Anciens, la place d’honneur `a table, c’´etait celle du milieu. Le fait de venir avant ou apr`es n’avait, quand

Chapitre 49 – Sur les coutumes anciennes 433 ils parlaient ou ´ecrivaient, aucune esp`ece de signification ou de valeur, comme on le voit `a l’´evidence dans leurs ´ecrits : ils disaient aussi bien « Oppius et C´esar » que « C´esar et Oppius » ; de mˆeme, ils disaient indiff´eremment « moi et toi » ou « toi et moi ». 16. C’est pourquoi j’avais remarqu´e autrefois dans la « Vie de Flaminius » de Plutarque en fran¸cais, un endroit o`u il semble que l’auteur, en parlant de la jalousie n´ee entre les ´Etoliens et les Romains, `a propos de la gloire qu’ils devaient tirer d’une bataille gagn´ee en commun, accorde quelque importance au fait que dans les chansons grecques on nommait les ´Etoliens avant les Romains. A moins qu’il n’y ait quelque ambigu¨ıt´e dans la traduction fran¸caise? 17. Quand les dames ´etaient dans les ´etablissements de bains, elles y recevaient des hommes, et employaient mˆeme leurs esclaves pour les frictionner et les enduire d’onguents. Un esclave, tablier noir sur les hanches, se tient `a tes ordres, Martial [45],VII, 35. Lorsque dans le bain chaud tu montres ta nudit´e. Et elles se saupoudraient de quelque poudre pour att´enuer la sueur. 18. Les anciens Gaulois, dit Sidoine Apollinaire, portaient le poil long par devant, et l’arri`ere de la tˆete tondu. C’est cette fa¸con de faire qui se voit maintenant reprise par la mode eff´emin´ee et relˆach´ee de notre ´epoque. 19. Les Romains payaient aux bateliers ce qui leur ´etait dˆu pour le passage d`es qu’ils montaient `a bord, et nous, nous ne le faisons qu’apr`es ˆetre arriv´es au port. A faire payer les passages et atteler la mule, Horace [33], I, 5. Une heure enti`ere passe. 20. Les femmes se couchaient du cˆot´e de la ruelle du lit. Voil`a pourquoi on appelait C´esar « la ruelle du roi Nicom`ede »3 . 3. Sans le texte de Su´etone ([75], C´esar, XLIX), cette allusion salace est incompr´ehensible : « Sa r´eputation de sodomite lui vint uniquement de son s´ejour chez Nicom`ede, mais cela suffit `a le d´eshonorer `a tout jamais et l’exposer aux outrages de tous. [. . . ] un jour au S´enat, comme C´esar plaidait la cause de Nysa, fille de Nicom`ede, et rappelait les bienfaits qu’il devait au roi, il [Cic´eron] lui dit : “ passez l`a-dessus, je vous prie, car personne n’ignore ce qu’il vous a donn´e et ce qu’il a re¸cu de vous”. »

434 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 21. Ils reprenaient leur haleine tout en buvant. Ils baptisaient leur vin, Quel jeune gar¸con, au plus tˆot,Horace [35], II, xi, 18-20. Va temp´erer l’ardeur du Falerne trop chaud Avec cette eau qui court pr`es de nous? Et les attitudes effront´ees de nos laquais s’observaient d´ej`a en ce temps-l`a aussi. O Janus, `a toi par derri`ere on ne fait pas les cornes,Perse [60], I, 58-60. Ni les oreilles d’ˆane en agitant des mains blanches, Ni la langue pendante d’un chien d’Apulie assoiff´e ! 22. Les dames argiennes et romaines portaient le deuil en blanc, comme elles le faisaient autrefois chez nous et comme elles devraient continuer de le faire si l’on m’en croyait. Mais il y a des livres entiers sur ce sujet.

Chapitre 50 Sur D´emocrite et H´eraclite 1. Le jugement est un outil bon pour tous les sujets, et on s’en sert partout. C’est pour cela que je profite de toutes les occasions pour en faire ici des Essais. S’il s’agit d’un sujet que je ne connais pas, je le teste sur lui : sondant le gu´e de tr`es loin, si je le trouve trop profond pour ma taille, je reste sur la rive. Le fait de reconnaˆıtre que je ne puis traverser, c’est justement un trait caract´eristique de ses effets, et pr´ecis´ement celui dont il est le plus fier. Tantˆot je l’essaie sur un sujet creux, un sujet de rien du tout, pour voir s’il trouvera de quoi lui donner corps, l’appuyer et l’´etayer. Tantˆot je le conduis vers un sujet noble et rebattu, auquel il ne peut rien ajouter d’original, le chemin ´etant si fr´equent´e qu’il ne peut marcher l`a que sur la piste d’autrui. . . Il s’amuse alors `a choisir la route qui lui semble la meilleure, et entre mille sentiers possibles, il dit que celui-ci, ou celui-l`a, a ´et´e le mieux choisi. 2. Je prends le premier sujet qui me vient au hasard : tous me sont ´egalement bons, et je ne tente jamais de les traiter en entier, car je suis incapable d’embrasser la totalit´e de quoi que ce soit. Et d’ailleurs, ceux qui nous promettent de le faire ne le font pas plus ! Des cent membres et visages de chaque chose, j’en retiens un, parfois pour l’effleurer, pour le l´echer seulement, et parfois pour le ronger jusqu’`a l’os. J’y enfonce mon scalpel1 , non 1. D’apr`es le « Dictionnaire ´etymologique de la Langue fran¸caise » (BlochWartburg), le mot « scalpel » semble attest´e depuis 1539, et peut-ˆetre mˆeme (selon le « TLF »), d`es 1370 (traduction du « trait´e de chirurgie » de Guy de Chaullac). Il n’est donc pas anachronique de l’employer ici.

436 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I pas le plus largement, mais le plus profond´ement possible. Et le plus souvent, j’aime saisir les choses par leur cˆot´e insolite2 . 3. Je me risquerais `a traiter `a fond quelque sujet si je me connaissais moins, et si je m’abusais moi-mˆeme sur mes capacit´es3 . Prenant un mot ici, un autre l`a, ´echantillons sortis de leur contexte, sans dessein et sans avoir rien promis `a mon lecteur, je ne suis pas tenu d’en tirer quelque chose de bon, ni de m’y tenir moi-mˆeme sans changer d’avis quand il me plaˆıt ; je puis me livrer au doute et `a l’incertitude, voire `a l’´etat qui domine chez moi : l’ignorance. 4. Tout mouvement nous r´ev`ele. L’ˆame de C´esar, qui se montre quand elle organise et conduit la bataille de Pharsale, se montre aussi dans l’organisation de parties fines et oisives !. . . On juge un cheval non seulement en le voyant manœuvrer dans le man`ege, mais aussi en le voyant marcher au pas, et au repos `a l’´ecurie. 5. Parmi les fonctions de l’ˆame, il en est de viles : qui ne la voit aussi sous ce jour ne la connaˆıt pas vraiment. Et peut-ˆetre est-ce quand elle va de son propre pas qu’on l’observe le mieux. Le souffle des passions l’atteint surtout dans ses nobles dispositions. Et `a cela s’ajoute le fait qu’elle s’applique et s’attache enti`erement `a chacune, sans jamais s’occuper de plus d’une seule `a la fois. L’ˆame ne traite pas une passion pour ce qu’elle est, mais en fonction de l’id´ee qu’elle s’en fait. Les choses, en elles-mˆemes, ont peut-ˆetre leurs poids, leurs dimensions, et leurs propri´et´es, mais `a l’int´erieur, en nous-mˆemes, l’ˆame les retaille `a sa guise4 . 6. Pour Cic´eron, la mort est effroyable ; pour Caton, elle est d´esirable ; et pour Socrate, elle est indiff´erente. La sant´e, la conscience, l’autorit´e, le savoir, la richesse, la beaut´e – et leurs contraires – quittent leurs vˆetements `a l’entr´ee, et re¸coivent de 2. A. Lanly [51] conserve « inusit´e ». Mais ce mot ´etant r´eduit aujourd’hui au sens de « inemploy´e » ne me semble pas tout `a fait conforme `a l’esprit de ce que dit Montaigne. C’est pourquoi j’ai pr´ef´er´e risquer « insolite ». 3. La deuxi`eme partie de cette phrase ne figure que dans l’´edition de 1595. 4. Ici, et c’est assez rare pour ˆetre soulign´e, Montaigne se fait plus que moraliste : il s’agit bien de philosophie. Et en distinguant les choses « en soi » de leurs repr´esentations, sa position n’est pas tellement ´eloign´ee de l’id´ealisme de Berkeley qui – contrairement `a ce que l’on dit souvent – ne niait pas l’existence objective des « choses », mais pr´etendait seulement qu’il ´etait impossible de les connaˆıtre absolument, dans leur « essence ».

Chapitre 50 – Sur D´emocrite et H´eraclite 437 l’ˆame un nouveau costume, et de la couleur qu’il lui convient de leur donner : brune, verte, claire, sombre, criarde, douce, profonde, superficielle. . . Et chacune des ˆames en d´ecide `a sa fa¸con, car elles n’ont pas d´ecid´e en commun de leurs styles, de leurs r`egles, ni de leurs mod`eles : chacune est maˆıtresse chez elle. 7. Ne prenons donc plus comme excuse les qualit´es ext´erieures des choses : nous ne devons nous en prendre qu’`a nous. Notre bien et notre mal ne d´ependent que de nous. Adressons `a nousmˆemes nos offrandes et nos vœux, et non pas au « destin » : il ne peut rien sur notre caract`ere. C’est notre caract`ere, au contraire, qui l’entraˆıne derri`ere lui, et lui donne sa forme. 8. Pourquoi ne jugerais-je pas Alexandre quand il ´etait `a Le jeu d’´echecstable devisant et buvant sec ? Ou quand il jouait aux ´echecs? Quelle corde ´etait pinc´ee, dans son esprit, par ce jeu stupide et pu´eril ? (C’est un jeu que je d´eteste et que je fuis, car ce n’est pas assez un jeu, et il nous amuse trop s´erieusement : j’ai honte de lui porter une attention qui suffirait `a quelque chose de bien. ) Alexandre n’´etait pas plus absorb´e qu’aux ´echecs quand il pr´eparait son c´el`ebre passage dans les Indes. Ni cet autre, quand il cherche `a d´ebrouiller le sens d’un verset dont d´epend le salut du genre humain ! 9. Voyez combien notre ˆame change5 cette distraction ridicule, et si tous ses nerfs ne se tendent? Comme elle fournit `a chacun, pour le coup, l’occasion de se connaˆıtre et de se juger vraiment ! Il n’est pas d’autres circonstances dans lesquelles je me vois et m’examine plus compl`etement. Quelle passion ne nous y agite? La col`ere, le d´epit, la haine, l’impatience – et un violent besoin de vaincre, dans un domaine o`u il serait plus excusable de souhaiter ˆetre vaincu. Car montrer une sup´eriorit´e rare et hors du commun dans une activit´e frivole ne sied pas `a un homme d’honneur. Et ce que je dis pour ce cas-l`a peut se dire en toute autre circonstance. Chaque parcelle de lui-mˆeme, chaque activit´e d’un homme le r´ev`ele et le d´evoile aussi bien qu’une autre. 10. Des deux philosophes D´emocrite et H´eraclite, le premier, qui trouvait ridicule et vaine la condition humaine, n’affi5. Le texte manucrit de Montaigne sur l’« exemplaire de Bordeaux » comporte ici : « Voici combien nostre ame grossit et espessit cet amusemant ridicule » ce qui est assez diff´erent – sans que l’on puisse voir clairement pourquoi les ´editeurs de 1595 ont apport´e ce changement?

438 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I chait en public qu’un visage moqueur et souriant ; le deuxi`eme, au contraire, ´eprouvant de la compassion et de la piti´e pour cette mˆeme condition, montrait un visage continuellement triste et avait les yeux pleins de larmes. Sitˆot le pied en dehors du logis,Juv´enal [38], X, 28. L’un riait, et l’autre pleurait. 11. Je pr´ef`ere la premi`ere de ces attitudes, non parce qu’il est plus plaisant de rire que de pleurer, mais parce qu’elle est plus d´edaigneuse, et qu’elle nous condamne plus que l’autre. Il me semble en effet que nous ne pouvons jamais ˆetre m´epris´es autant que nous le m´eritons. La plainte et la commis´eration supposent une certaine estime pour la chose que l’on plaint : celles dont on se moque, ce sont celles auxquelles nous n’attachons aucun prix. Je ne pense pas qu’il y ait en nous autant de malheur que de frivolit´e, autant de m´echancet´e que de bˆetise ; nous sommes moins remplis de mal que d’inanit´e, nous sommes moins malheureux que vils. 12. C’est pourquoi Diog`ene, qui baguenaudait `a sa guise en roulant son tonneau, et qui se moquait bien du grand Alexandre, quand il nous consid´erait tous comme des mouches ou des outres pleines de vent, ´etait un juge plus s´ev`ere et plus aigu, et donc plus juste selon moi que Timon, celui qui fut surnomm´e l’ennemi des hommes. Car ce que l’on hait, on le prend encore `a cœur. Et Timon nous voulait du mal, d´esirait ardemment notre ruine, fuyait notre soci´et´e comme dangereuse, celle de m´echants et de gens d´eprav´es. L’autre, au contraire, nous estimait si peu que nous ne pouvions le troubler, ni le changer par notre contagion, et s’il fuyait notre compagnie, c’est qu’il ne la craignait pas, mais la d´edaignait : il ne nous estimait capables de faire ni du bien ni du mal. 13. La r´eponse de Statilius, auquel Brutus proposa de se joindre `a la conspiration contre C´esar, fut de la mˆeme veine : il trouva que l’entreprise ´etait juste, mais que les hommes n’´etaient pas dignes qu’on prˆıt cette peine pour eux. Il se conformait ainsi `a la doctrine d’H´eg´esias disant que le sage ne devait rien faire que pour lui-mˆeme, car il est seul `a m´eriter que l’on fasse quelque chose pour lui. Et aussi `a celle de Th´eodore, qui pr´etendait injuste que le sage risque sa vie pour le bien de son pays et mette ainsi

Chapitre 50 – Sur D´emocrite et H´eraclite 439 pour des fous la sagesse en p´eril. Si notre condition individuelle est ridicule, c’est pourtant elle aussi qui nous permet d’en rire6 . 6. Le texte est : « Nostre propre condition est autant ridicule que risible ». L’interpr´etation de cette sentence est quelque peu probl´ematique. . . Apr`es ce tout ce que Montaigne vient de dire, je partage le point de vue d’Andr´e Lanly [51] pour donner `a « risible » le sens de « capable de rire ». Mais je vais un peu plus loin que lui dans mon interpr´etation : l’Homme est `a la fois ridicule et capable de rire de son ridicule.

Chapitre 51 Sur la vanit´e des mots 1. Un rh´etoricien des temps anciens disait que son m´etier consistait `a faire paraˆıtre et trouver grandes les petites choses. Comme un cordonnier qui saurait faire de grands souliers pour un petit pied. A Sparte, on lui aurait fait donner le fouet pour s’ˆetre vant´e d’exercer un art trompeur et mensonger. Et je crois qu’Archidamus, qui en ´etait le roi, n’a pas dˆu ˆetre peu ´etonn´e d’entendre la r´eponse de Thucydide1 , `a qui il avait demand´e qui ´etait le plus fort `a la lutte, de P´ericl`es ou de lui : « c’est malais´e `a ´etablir, dit-il, car quand je le mets `a terre en luttant avec lui, il persuade tous ceux qui l’ont vu qu’il n’est pas tomb´e, et il gagne. » 2. Ceux qui fardent et maquillent les femmes font moins de mal car on ne perd pas grand-chose `a ne pas les voir au naturel, alors que les autres s’emploient `a tromper, non pas nos yeux, mais notre jugement, et `a abˆatardir et `a corrompre les choses dans leur essence mˆeme. Les ´etats qui sont rest´es longtemps bien gouvern´es et r´eglement´es, comme en Crˆete ou `a Lac´ed´emone, n’ont jamais fait grand cas des orateurs. 3. Ariston d´efinit bien la rh´etorique en disant que c’est la science de persuader le peuple. Pour Socrate et Platon, c’est l’art de tromper et de flatter. Et ceux qui pr´etendent le contraire dans la d´efinition g´en´erale qu’ils en donnent, le prouvent cependant partout dans leurs pr´eceptes. 1. Il ne s’agit pas ici de l’historien Thucydide, mais du chef du parti aristocratique et adversaire de P´ericl`es, `a Ath`enes. Plutarque [68] raconte cela dans son P´ericl`es, V.

442 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 4. Les musulmans en interdisent l’enseignement `a leurs enfants, la consid´erant comme inutile. Quant aux Ath´eniens, quand ils virent combien son usage ´etait pernicieux, bien qu’il soit pourtant fort pris´e dans leurs cit´es, ils ordonn`erent que sa principale partie, qui consiste `a exciter les passions, soit ˆot´ee, de mˆeme que les exordes et les p´eroraisons. 5. La rh´etorique est un outil invent´e pour agiter et manipuler une foule, un peuple en r´evolte, et on ne l’emploie que pour des ´Etats malades, comme la m´edecine pour les corps. Dans les pays o`u la populace, les ignorants, tout le monde en somme, a eu le pouvoir, comme `a Ath`enes, `a Rhodes, `a Rome, les orateurs ont afflu´e. Et en v´erit´e, il y a peu de gens dans ces ´etats-l`a qui aient pu acqu´erir une grande influence sans le secours de l’´eloquence : Pomp´ee, C´esar, Crassus, Lucullus, Lentulus, M´etellus y ont puis´e l’appui qui leur ´etait n´ecessaire pour se hausser au niveau o`u ils sont finalement parvenus. Et cela leur a ´et´e encore plus utile que les armes, `a la diff´erence de ce qui se passe en des temps moins agit´es !. . . 6. Voici ce que disait L. Volumnius, parlant en public `a l’occasion de l’´election au Consulat de Q. Fabius et P. Decius : « Ce sont l`a des gens n´es pour faire la guerre, grands dans l’action, et maladroits au babillage : des esprits vraiment consulaires. Les subtils, les ´eloquents et les savants sont bons pour la ville : magistrats, ils rendront la justice. » 7. A Rome, c’est lorsque les affaires publiques ´etaient les plus mauvaises, et que l’orage des guerres civiles les secouait, que l’´eloquence a fleuri ; de mˆeme, c’est dans un champ en jach`ere, non cultiv´e, que poussent les herbes les plus vigoureuses. On peut donc penser que les soci´et´es qui d´ependent d’un monarque ont moins besoin de l’´eloquence que les autres, car le peuple, qui est bˆete et veule, a des oreilles qui le rendent sujet `a la manipulation et `a l’agitation. C´edant aux harmonieuses paroles qu’on y d´everse, il ne prend pas la peine de soupeser et chercher `a connaˆıtre la v´erit´e des choses de fa¸con raisonnable. Mais cette disposition ne se retrouve pas aussi facilement chez un individu isol´e, car il est plus facile de le garantir contre ce poison par une bonne ´education et de bons principes. On n’a vu sortir aucun orateur de renom de la Mac´edoine ni de la Perse ! 8. Si j’ai ´evoqu´e la rh´etorique, c’est `a propos d’un Italien, avec qui je viens de parler, et qui a servi comme maˆıtre d’hˆotel

Chapitre 51 – Sur la vanit´e des mots 443 chez feu le cardinal Caraffe jusqu’`a la mort de celui-ci. Je le faisais parler de sa charge. Il m’a fait un expos´e de cette science de la bouche avec une gravit´e et une contenance magistrales, comme s’il m’avait entretenu de quelque point important de th´eologie. . . 9. Il m’a expliqu´e les diff´erences d’app´etit : celui qu’on a `a jeun, celui qu’on a apr`es le second et le troisi`eme service. Les moyens qu’il faut soit pour l’apaiser, soit pour l’´eveiller et le stimuler. L’ordonnance de ses sauces, d’abord en g´en´eral, puis les particularit´es de leurs ingr´edients, et de leurs effets. Les diff´erences entre les salades selon les saisons ; celle que l’on doit r´echauffer, celle qui doit ˆetre servie froide, et la fa¸con de les orner et de les embellir, pour les rendre encore plus agr´eables `a la vue. Apr`es cela, il est pass´e `a l’ordonnance du service, avec quantit´e de belles et importantes consid´erations. Il n’est certes pas de peu d’importance de savoir distinguer Juv´enal [38], V, 123. La d´ecoupe d’un li`evre et celle d’une poule. 10. Et tout cela ´etait enfl´e de riches et magnifiques paroles : les mˆemes mots que ceux que l’on emploie pour traiter du gouvernement d’un empire ! A propos de cet homme, un souvenir m’est revenu, Ceci est trop sal´e ; ceci est brˆul´e ; ceci encore a peu de goˆut. T´erence [91], III, 3. Cela est bien : souviens-t’en la prochaine fois. . . Je les instruis aussi bien que je peux, avec ce que je sais. Et enfin, Demea, je les exhorte `a se mirer Dans leur vaisselle comme dans leur miroir, Et je les pr´eviens de tout ce qu’ils ont `a faire. 11. Toujours est-il que les Grecs eux-mˆemes lou`erent grandement l’ordre et la disposition du festin que Paul-´Emile leur donna `a leur retour de Mac´edoine. Mais je ne parle pas ici des choses r´eelles, seulement des mots. 12. Je ne sais s’il en est des autres comme de moi ; mais quand j’entends nos architectes se gargariser de ces grands mots de « pilastres », « architraves », « corniches », d’ouvrage corinthien et dorique, et de termes du mˆeme acabit pris dans leur jargon, je ne puis m’empˆecher d’imaginer aussitˆot le palais d’Apolli

444 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I don2 lui-mˆeme. . . et puis je me rends compte qu’il s’agit seulement des malheureuses parties de la porte de ma cuisine ! 13. ´Ecoutez les gens parler de « m´etonymie », de « m´etaphore », d’« all´egorie » et autres termes de grammaire du mˆeme genre : ne vous semble-t-il pas qu’on d´ecrit par l`a une langue rare et ´etrang`ere? C’est pourtant du bavardage de votre femme de chambre qu’il s’agit. . . ! 14. C’est une tromperie voisine de la pr´ec´edente que de d´esigner les fonctions de notre ´Etat par les titres majestueux que leur donnaient les Romains, car elles n’ont aucune ressemblance avec les charges qu’elles repr´esentaient chez eux, et en ont encore moins en ce qui concerne l’autorit´e et le pouvoir. 15. En voici encore une, que l’on reprochera3 un jour ou l’autre `a notre ´epoque, il me semble : elle consiste `a attribuer indˆument `a qui bon nous semble les surnoms les plus glorieux, ceux par lesquels l’Antiquit´e a honor´e seulement un ou deux personnages en plusieurs si`ecles. Platon a acquis ce surnom de « divin » par le consentement de tous, et personne n’a essay´e de le lui contester. Et voil`a que les Italiens, qui se vantent `a juste titre d’avoir en g´en´eral l’esprit plus ´eveill´e et le discours plus sain que les autres nations de leur temps, viennent d’attribuer ce qualificatif `a l’Ar´etin ! Et pourtant, mis `a part un style boursoufl´e et bourr´e de traits d’esprit, ing´enieux certes, mais plutˆot bizarres et tir´es par les cheveux ; `a part enfin son ´eloquence, quelle qu’elle puisse ˆetre, je ne vois rien l`a-dedans qui le situe au-dessus des auteurs ordinaires de son si`ecle. Et tant s’en faut qu’il s’approche de cette « divinit´e » antique que fut Platon !. . . 16. Quant au surnom de « grand », nous l’attribuons `a des princes dont la taille n’est en rien sup´erieure `a la normale! 2. Le palais (fictif) d’Apollidon est ´evoqu´e dans « Amadis », roman de chevalerie espagnol tr`es c´el`ebre et traduit en fran¸cais en 1561. 3. Le texte de 1588 comportait « de tesmoignage d’une singuli`ere vanit´e de nostre siecle ». Le mot « vanit´e » a ´et´e barr´e par Montaigne, et remplac´e par « ineptie ». Mais dans l’´edition de 1595 on lit seulement l’expression tr`es affaiblie « de reproche `a notre siecle ».

Chapitre 52 Sur la parcimonie des Anciens 1. Attilius Regulus, g´en´eral de l’arm´ee romaine en Afrique, au milieu de sa gloire et de ses victoires contre les Carthaginois, ´ecrivit aux tenants de la puissance publique qu’un valet de ferme, qu’il avait laiss´e seul pour administrer ses biens – soit en tout sept arpents de terre – s’´etait enfui apr`es avoir d´erob´e ses instruments de labourage. Il demandait la permission de s’en retourner chez lui s’occuper de l’affaire, de peur que sa femme et ses enfants n’eussent `a en souffrir. Le S´enat se chargea de placer quelqu’un d’autre `a la tˆete de ses biens, et lui fit restituer ce qui lui avait ´et´e d´erob´e. Il ordonna ´egalement que sa femme et ses enfants soient nourris aux frais de l’´Etat. 2. Caton l’Ancien, revenant d’Espagne pendant qu’il ´etait Consul, vendit son cheval de service pour ´economiser l’argent que cela eˆut coˆut´e de le ramener par mer en Italie. Quand il ´etait Gouverneur de la Sardaigne, il faisait ses inspections `a pied, n’ayant pour toute suite qu’un fonctionnaire de l’´etat pour lui porter ses effets et un vase pour les sacrifices ; et le plus souvent, il portait lui-mˆeme sa malle. Il se vantait de n’avoir jamais eu de vˆetements qui eussent coˆut´e plus de dix ´ecus, ni avoir d´epens´e au march´e plus de dix sols par jour. Quant `a ses maisons de campagne, il n’en avait aucune qui fˆut cr´epie et enduite `a l’ext´erieur. 3. Scipion ´Emilien, apr`es deux triomphes et le consulat, alla en ambassade avec sept serviteurs seulement. On pr´etend qu’Hom`ere n’en eut jamais qu’un seul, et Platon trois. Quant `a Z´enon, chef de l’´ecole « sto¨ıque », il n’en avait aucun.

446 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 4. Il ne fut allou´e que cinq sous et demi par jour `a Tiberius Gracchus, qui ´etait pourtant le premier personnage de Rome, quand il alla en mission pour l’´Etat.

Chapitre 53 Sur un mot de C´esar 1. Si nous prenions parfois la peine de nous examiner, d’employer `a nous sonder nous-mˆemes le temps que nous passons `a contrˆoler autrui et `a connaˆıtre les choses qui sont en dehors de nous, nous sentirions facilement combien tout notre agencement intime est compos´e de pi`eces faibles et imparfaites. 2. N’est-ce pas une preuve notoire de notre imperfection que de ne pouvoir nous contenter de rien et, sous l’empire de la passion et de l’imagination, ne parvenir `a discerner ce qu’il nous faut? En t´emoigne la grande controverse qui s’est toujours ´elev´ee entre les philosophes, `a propos du souverain bien de l’Homme : elle dure encore, et durera ´eternellement, sans que jamais ils ne parviennent `a s’accorder et `a lui trouver une solution. L’objet de notre d´esir nous ´echappe? On le pr´ef`ere `a tout autre. Lucr`ece [41], III, 1082-1084. Quand nous l’avons, nous en voulons un autre, Et notre soif demeure la mˆeme. 3. Quel que soit ce qui vient `a notre connaissance et dont nous disposions, nous sentons que cela ne nous satisfait pas, et nous courons toujours apr`es les choses futures et inconnues, car celles du pr´esent ne parviennent pas `a nous combler. Ce n’est pas, `a mon avis, qu’elles n’aient de quoi le faire, mais c’est que nous les saisissons maladroitement.

448 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I Il vit que tout ce qui est pour vivre n´ecessaireLucr`ece [41], VI, 9-17. ´Etait offert, ou presque, aux mortels. Les puissants regorgeaient de richesses et d’honneurs, Fiers de leurs enfants `a la bonne renomm´ee. Pourtant pas un qui ne fr´emˆıt, en son for int´erieur, Pas un qui ne g´emˆıt, angoiss´es malgr´e eux ! Il comprit que le mal venait du vase lui-mˆeme, Dont les d´efauts int´erieurs corrompaient Ce que l’on y versait, fˆut-ce le meilleur. 4. Notre d´esir est ind´ecis et changeant ; il ne sait rien conserver, ni jouir de rien convenablement. L’homme en attribue la cause `a un d´efaut des choses qu’il poss`ede, et il se nourrit et se gave de celles qu’il ne connaˆıt ni ne comprend, auxquelles il attribue ses d´esirs et ses espoirs, qu’il honore et r´ev`ere. 5. Comme le disait C´esar : « car c’est une erreur courante et naturelle, chez l’homme, que de ressentir une confiance accrue ouC´esar [21], II, 4. une terreur plus vive devant une situation inconnue et nouvelle. »

Chapitre 54 Sur les subtilit´es inutiles 1. Les hommes cherchent quelquefois `a se faire remarquer par des raffinements frivoles et inutiles. Ainsi des po`etes qui composent des ouvrages entiers de vers commen¸cant par la mˆeme lettre, ou les œufs, les boules, les ailes et mˆeme les haches dessin´ees autrefois par les Grecs1 en allongeant ou raccourcissant leurs vers de mani`ere `a ce qu’ils repr´esentent telle ou telle figure. C’est d’une science de ce genre dont fit preuve celui qui s’amusa `a compter en combien de fa¸cons pouvaient se ranger les lettres de l’alphabet, et il aboutit `a ce nombre incroyable2 que l’on trouve dans Plutarque. 2. Je trouve bonne l’opinion de celui `a qui on avait pr´esent´e un homme entraˆın´e `a jeter de la main un grain de mil avec une telle pr´ecision qu’il passait `a tout coup par le trou d’une aiguille : comme on lui demandait ensuite quelque pr´esent pour r´ecompenser une semblable prouesse, il ordonna, bien plaisamment et judicieusement `a mon avis, qu’on fasse donner `a cet 1. Ce sont les po`etes alexandrins qui semblent s’ˆetre livr´es les premiers `a ce genre de performances. A la fin du Moyen Age, les « Grands Rh´etoriqueurs » firent eux aussi des prouesses dans la versification, et de nos jours les aimables fac´eties de l’« Oulipo » en d´erivent. Quand aux aspects « figuratifs » des po`emes eux-mˆemes, on sait que Guillaume Apollinaire avait renou´e avec cette tradition dans ses « Calligrammes ». 2. L’anecdote se trouve dans Plutarque [67], Les propos de table : « Xenocrates a asseur´e que le nombre des syllabes que font les lettres joinctes et meslees ensemble, monte `a la somme de cent millions et deux cent mille. » On trouve cela aussi dans Rabelais, III, iii.

450 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I homme deux ou trois sacs3 de mil, afin qu’un si bel art ne demeure pas inemploy´e. 3. C’est une preuve extraordinaire de la faiblesse de notre jugement que de donner de la valeur aux choses en fonction de leur raret´e, de leur nouveaut´e, ou mˆeme de leur difficult´e, si la qualit´e et l’utilit´e n’y sont pas associ´ees. 4. Nous venons justement de jouer, chez moi, `a qui pourrait trouver le plus de choses qui se touchent par leurs extrˆemes comme : « Sire », qui est le titre qui se donne `a la personne de rang le plus ´elev´e dans notre soci´et´e, le roi, et qui se donne aussi aux gens du peuple, comme les marchands, et ne s’utilise pas pour ceux qui sont entre les deux. Les femmes de qualit´e, on les nomme « Dames », celles de rang moyen « demoiselles », et « dames » encore celles qui sont au bas de l’´echelle. Les d´es que l’on fait rouler sur les tables ne sont permis que dans les maisons des princes et dans les tavernes. 5. D´emocrite disait que les dieux et les bˆetes avaient les sens plus aiguis´es que les hommes, qui sont dans la cat´egorie moyenne. Les Romains ´etaient vˆetus de la mˆeme fa¸con les jours de deuil et les jours de fˆete. Il est certain que la peur extrˆeme et le courage extrˆeme troublent tous deux le ventre et le relˆachent. 6. Le sobriquet de « Tremblant », dont on affubla le XIIe roi de Navarre, Sancho4 , nous apprend que la hardiesse nous fait trembler aussi bien que la peur. Ceux qui l’armaient, lui ou un autre du mˆeme genre, et dont la peau frissonnait, s’efforc`erent de le rassurer, att´enuant le danger5 qu’il allait affronter. « Vous me connaissez mal », leur dit-il. « Si ma chair savait jusqu’o`u mon courage la m`enera tout `a l’heure, elle s’affalerait de tout son long. » 7. L’impuissance due `a la froideur et au d´egoˆut pour les ´ebats amoureux est aussi bien caus´ee par un d´esir trop violent 3. Le « minot » dont parle Montaigne ´etait une mesure de capacit´e, ´equivalant `a la moiti´e d’une mine, soit 39 litres environ. 4. Tous les commentateurs depuis Strowski [47] ont not´e que Montaigne confond Sancho Garcia et son fils Garcia. C’est de ce dernier qu’il s’agit, qui a r´egn´e au Xe si`ecle et dont « les historiens » disent qu’au moment d’aller au combat il tremblait si fort qu’on l’entendait grelotter. 5. Variantes : Dans le texte de l’« exemplaire de Bordeaux », Montaigne a ´ecrit de sa main « hasard » et non « danger ».

Chapitre 54 – Sur les subtilit´es inutiles 451 et une ardeur d´emesur´ee. L’extrˆeme froid et l’extrˆeme chaleur cuisent et rˆotissent de mˆeme. Aristote dit que le froid et les rigueurs de l’hiver font fondre et couler les lingots de plomb aussi bien que la violente chaleur6 . Le d´esir et la sati´et´e remplissent de douleur les ´etats situ´es au-dessus et au-dessous de la volupt´e. 8. La bˆetise et la sagesse se rencontrent au mˆeme point quand il s’agit de l’attitude `a prendre face aux malheurs qui frappent les hommes : les sages r´epriment le mal et le dominent, les autres l’ignorent. Ces derniers sont, en quelque sorte, en de¸c`a des ´ev´enements fˆacheux, les autres au-del`a, et apr`es les avoir bien soupes´es et appr´eci´es, les avoir mesur´es et jug´es tels qu’ils sont, sautent par-dessus grˆace `a leur courage. Ils les d´edaignent et les foulent aux pieds, parce que leur ˆame est solide et forte, et que les fl`eches d´ecoch´ees contre elle par le hasard, trouvant un objet dans lequel elles ne peuvent p´en´etrer, rebondissent sur lui et s’´emoussent. La condition moyenne et ordinaire des hommes se situe entre ces deux extr´emit´es : ceux-l`a per¸coivent les malheurs, et ne peuvent les supporter. 9. L’infantilisme et la d´ecr´epitude se rejoignent dans une mˆeme faiblesse du cerveau ; l’avidit´e et la prodigalit´e, dans un mˆeme d´esir d’attirer `a soi et d’acqu´erir. 10. On peut dire aussi, d’une certaine fa¸con, qu’il y a une ignorance « ab´ec´edaire », avant la connaissance, et une autre, « doctorale », apr`es la connaissance. Et c’est la connaissance elle-mˆeme qui engendre cette derni`ere, du mˆeme mouvement par lequel elle d´efait et d´etruit la premi`ere. 11. On fait de bons chr´etiens avec des esprits simples, peu curieux et peu instruits, qui par respect et ob´eissance, se contentent de croire, et se soumettent aux lois. C’est dans les esprits moyennement vifs et dou´es que naissent les opinions erron´ees : ils suivent le premier sens qui leur apparaˆıt, et se croient alors en droit de consid´erer comme de la niaiserie et de la bˆetise de notre part le fait que nous nous cramponnions aux anciennes interpr´etations, consid´erant que nous n’avons pas suffisamment ´etudi´e ces choses-l`a. 6. Strowski [47] (T. 4, p. 161) a fait remarquer qu’Aristote n’a pas dit cela. . . ! Aristote parlait de l’´etain qui fond plus tˆot que le plomb, et mˆeme dans l’eau, et ajoute : « l’´etain fond aussi par le froid quand il g`ele ». Ce qui ne veut pas dire que c’est le froid qui le fait fondre ! Mais Montaigne ne fait pas toujours preuve de discernement.

452 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 12. Les grands esprits, plus sages et plus clairvoyants, font une autre cat´egorie de bons croyants : par une longue et pieuse recherche, ils p´en`etrent plus avant dans la profonde et obscure clart´e7 des ´Ecritures, et ressentent le myst´erieux et divin secret de notre institution eccl´esiastique. 13. Certains sont pourtant parvenus `a ce stade ultime en passant par le second, avec une assurance et un succ`es remarquables, comme s’ils ´etaient parvenus `a la limite extrˆeme de l’intelligence chr´etienne. Et ils jouissent de leur victoire, qui leur procure une consolation en faisant des actions de grˆaces, en r´eformant leur conduite et en faisant preuve d’une grande modestie. Et je ne range pas du tout dans cette cat´egorie ceux qui, pour se laver des soup¸cons concernant leurs erreurs pass´ees, et pour nous rassurer, se montrent excessifs, d´ebrid´es, et injustes dans la conduite de notre cause, et la salissent par quantit´e d’actes r´epr´ehensibles. 14. Les simples paysans sont des gens pleins de bon sens ; de mˆeme les philosophes, ou encore, comme on dit maintenant8 , des natures fortes et brillantes, enrichies d’une bonne connaissance des sciences utiles. . . Ceux qui tiennent des uns et des autres, qui ont d´edaign´e le premier stade, celui des illettr´es, mais n’ont pu rejoindre le second, (et qui ont donc le « cul entre deux selles », comme moi-mˆeme et tant d’autres), sont des gens dangereux, incapables et importuns ; ils perturbent l’ordre des choses. . . Pour ma part, je me retranche autant que je le puis dans le premier ´etat, le plus naturel, d’o`u j’ai en vain tent´e de m’´echapper. 15. La po´esie populaire et purement naturelle a des na¨ıvet´es et des grˆaces par lesquelles elle soutient la comparaison avec la po´esie « parfaite », selon les r`egles de l’art. On peut voir cela dans les villanelles de Gascogne, et les chansons qu’on nous rapporte des pays qui n’ont pas de connaissances scientifiques, ni mˆeme d’´ecriture. La po´esie moyenne, celle qui demeure entre deux, est d´edaign´ee, sans gloire, et sans valeur. 7. Montaigne ´ecrit « abstruse lumiere ». A. Lanly [51], I, p. 337, traduit par « asbconse ». J’ai pr´ef´er´e « obscure clart´e » tout de mˆeme plus joli. . . voire plus po´etique. 8. L’« exemplaire de Bordeaux » porte ici de la main de Montaigne luimˆeme : « selon nostre temps ». P. Villey [49] donne en note : « Autant qu’on peut l’esp´erer en un temps comme le nˆotre. » Mais l’´edition de 1595, qui porte « selon que nostre temps les nomme », me semble justement avoir tent´e de pr´eciser le sens de la formule, et c’est elle que je suis ici.

Chapitre 54 – Sur les subtilit´es inutiles 453 16. Mais quand la porte a ´et´e ouverte `a l’esprit, j’ai trouv´e, Le destin des « Essais » comme souvent, que ce que l’on prenait pour un exercice difficile et consacr´e `a un sujet rare, ne l’´etait pas du tout. Quand notre imagination a ´et´e comme ´echauff´ee, elle d´ecouvre un nombre infini d’exemples du mˆeme ordre, et je n’en donnerai qu’un seul : si ces Essais ´etaient dignes que l’on portˆat sur eux un jugement, il pourrait se faire, `a mon avis, qu’ils ne plaisent gu`ere aux esprits communs et vulgaires, non plus qu’aux singuliers et excellents. C’est que ceux-l`a ne les comprendront pas suffisamment, et que ceux-ci ne les comprendraient que trop. Ils pourraient donc fort bien vivoter dans la r´egion moyenne de l’esprit. . .

Chapitre 55 Sur les odeurs 1. On dit de certains hommes, comme Alexandre le Grand, que leur sueur r´epandait une odeur suave, du fait d’une rare et extraordinaire constitution naturelle, dont Plutarque et d’autres1 ont recherch´e la cause. Mais pour les gens ordinaires, c’est le contraire, et la meilleure chose qu’ils puissent esp´erer, c’est de ne rien sentir du tout. La douceur des haleines les plus pures ellesmˆemes n’est jamais aussi agr´eable que lorsqu’elle est sans odeur gˆenante, comme sont les haleines des enfants en bonne sant´e. 2. Voil`a pourquoi, dit Plaute, La plus exquise odeur d’une femme, Plaute [65], Mostellaria, I, 3. c’est de ne rien sentir du tout2 . [De mˆeme que l’on dit que la meilleure odeur de ses actions c’est que celles-ci soient imperceptibles et muettes. ]3 3. Et l’on a raison de tenir pour suspectes, chez ceux qui les emploient, les bonnes odeurs qui ne sont pas naturelles4 , et de penser qu’elles sont employ´ees pour dissimuler quelque d´efaut 1. La source de cette «anecdote» est dans Plutarque, Alexandre, I, et dans Propos de table, I, 6 2. Ici, Montaigne a traduit lui-mˆeme le vers de Plaute. 3. La phrase entre crochets a ´et´e omise dans l’´edition de 1595. 4. A. Lanly, [51] apr`es Villey [49], traduit « estrangieres » par « artificielles ». Bien que le mot « artificieux » soit attest´e depuis le XIIIe si l’on en croit le dictionnaire Bloch-Wartburg, j’ai pr´ef´er´e l’´eviter.

456 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I naturel de ce cˆot´e-l`a. C’est de l`a que proviennent ces mots d’esprit des po`etes anciens, comme « c’est puer que sentir bon ». Tu te moques, Coracinus, parce que je n’ai pas d’odeur. Martial [45], IV, 55. Mais j’aime mieux ne rien sentir que sentir bon. Ailleurs on trouve aussi : Posthumus, il ne sent pas bon, celui qui toujours sent bon. Martial [45], II, 12. 4. J’aime pourtant beaucoup les bonnes odeurs, et d´eteste ´enorm´ement les mauvaises, que je per¸cois de plus loin que tout autre : Car j’ai un flair unique pour sentir un polype,Horace [34], XII, 4. Ou cette odeur d’aisselles velues puant le bouc, Mieux qu’un chien d´ecouvrant un sanglier cach´e. 5. Les odeurs qui me semblent les plus agr´eables sont celles qui sont simples et naturelles. Et ce souci des parfums concerne particuli`erement les dames. Dans les contr´ees les plus barbares, les femmes Scythes, apr`es s’ˆetre lav´ees, se saupoudrent et s’enduisent le corps et le visage d’un certain onguent odorif´erant que l’on trouve l`a-bas. Quand elles approchent les hommes, elles enl`event ce fard, qui laisse leur corps doux et parfum´e5 . 6. De quelque odeur qu’il s’agisse, il est ´etonnant de constater comme elle s’attache `a moi, et combien ma peau a le don de s’en impr´egner. Celui qui se plaint que la nature ait laiss´e l’homme d´epourvu de moyen pour porter les odeurs jusqu’`a son nez se trompe : elles y vont bien d’elles-mˆemes. Mais en ce qui me concerne particuli`erement, les moustaches, que je porte drues, jouent ce rˆole. Si j’en approche mes gants ou mon mouchoir, l’odeur y demeurera toute la journ´ee : elles trahissent l’endroit d’o`u je viens. 7. Les baisers passionn´es de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluants s’y impr´egnaient autrefois et s’y maintenaient plusieurs heures apr`es. Et pourtant je suis peu sujet aux maladies les plus r´epandues, qui se transmettent par les contacts avec les autres, et qui sont transport´ees par l’air. J’ai ´et´e ´epargn´e par celles de mon temps, dont on a connu plusieurs sortes, dans nos villes et 5. Source : H´erodote [36], IV, 75.

Chapitre 55 – Sur les odeurs 457 dans nos arm´ees. On raconte6 que Socrate, n’ayant jamais quitt´e Ath`enes pendant les ´epid´emies de peste qui l’accabl`erent tant de fois, fut le seul `a ne pas s’en porter plus mal7 . 8. Je crois que les m´edecins pourraient tirer des odeurs plus de profit qu’ils ne le font, car j’ai souvent remarqu´e qu’elles ont un effet sur moi et modifient mon humeur8 . Ce qui me conduit `a penser que ce que l’on dit est vrai : que l’invention et l’usage des encens et des parfums, dans les ´Eglises, qui est une pratique si ancienne et si r´epandue dans tous les pays, est destin´ee `a nous rendre euphoriques, `a ´eveiller et purifier nos sens, pour nous rendre mieux aptes `a la contemplation. 9. Je voudrais bien, pour pouvoir en juger, avoir pris part au travail de ces cuisiniers qui savent accommoder les parfums ´etrangers `a la saveur des aliments, comme on le remarqua particuli`erement dans le service du roi de Tunis qui, de nos jours, d´ebarqua `a Naples pour rencontrer l’empereur Charles-Quint9 . On farcissait ses viandes de drogues odorif´erantes, avec une telle somptuosit´e qu’un paon et deux faisans revenaient `a cent ducats pour ˆetre apprˆet´es selon les habitudes de leur pays. Et quand on les d´ecoupait, non seulement la grande salle, mais toutes les chambres du palais et les rues d’alentour en ´etaient remplies d’une odeur tr`es d´elicate, et qui ne disparaissait pas de sitˆot. 10. Mon principal souci pour me loger, c’est de fuir l’air pesant et puant. Ces belles villes de Venise et de Paris gˆachent la faveur que je leur porte `a cause de l’odeur aigre, l’une de ses marais, l’autre de sa boue10 . 6. Diog`ene La¨erce [39] Socrate, II, 25. 7. On pourra noter que Montaigne, qui vante ici le courage de Socrate, passe sous silence son absence `a Bordeaux, dont il ´etait le Maire, en juin 1585, lors de l’´epid´emie de peste. . . Mˆeme si, selon P. Villey [49], ce chapitre a probablement ´et´e compos´e vers 1580 : rien `a ce sujet dans l’´edition de 88, et aucune annotation manuscrite ult´erieure non plus sur l’« exemplaire de Bordeaux ». 8. Montaigne ´ecrit « agissent en mes esprits ». A. Lanly [51] ne traduit pas le mot, et indique en note (I, p. 340, note 13) que ces « esprits » sont ceux de la « psychologie traditionnelle, corps subtils et l´egers consid´er´es comme le principe de la vie. » Je ne suis pas sˆur, pour ma part, que le mot employ´e ici par Montaigne soit `a interpr´eter de cette fa¸con ; « mon humeur » me semble mieux convenir. 9. Charles-Quint avait men´e en 1535 une exp´edition victorieuse contre Tunis. 10. Montaigne ´etait all´e `a Venise en 1580.

Chapitre 56 Sur les pri`eres 1. Je propose ici des id´ees informes et incertaines comme le font ceux qui pr´esentent des questions sujettes `a controverse pour qu’on en d´ebatte dans les ´ecoles, non pour ´etablir la v´erit´e mais pour la rechercher. Et je les soumets au jugement de ceux auxquels il revient de juger non seulement mes actions, mais aussi mes pens´ees. Leur approbation ou leur condamnation me sera ´egalement acceptable et utile. Je tiendrai en effet pour absurde et impie ce qui pourrait se trouver, dans cet ouvrage improvis´e, par ignorance ou inadvertance, contraire aux saintes r`egles et prescriptions1 de l’´eglise catholique, apostolique et romaine, au sein de laquelle je suis n´e et mourrai. Et bien que je m’en remette pour cela `a l’autorit´e de leur censure, qui a tout pouvoir sur moi, je me mˆele ainsi t´em´erairement de toutes sortes de choses – comme ici mˆeme. 2. Je ne sais si je me trompe, mais puisque par une faveur sp´eciale de la bont´e divine, une certaine fa¸con de prier nous a ´et´e prescrite et dict´ee mot `a mot par la bouche mˆeme de Dieu, il m’a toujours sembl´e que nous devions en faire usage plus couramment que nous ne le faisons. Et si l’on m’en croyait, au d´ebut et `a la fin des repas, `a notre lever et `a notre coucher, `a toutes nos actions particuli`eres, auxquelles nous avons l’habitude de mˆeler des 1. Le texte de 1588 diff`ere ici notablement de celui de l’´edition de 1595. Sur l’« exemplaire de Bordeaux », on peut lire, de la main de Montaigne : « tenant pour ex´ecrable, s’il se trouve chose dite par moy ignorament ou inadvertament contre les sainctes prescriptions. . . »

460 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I pri`eres, je voudrais que ce soit le « Notre P`ere » que les chr´etiens emploient, sinon seulement, mais au moins constamment. 3. L’´Eglise peut multiplier et diversifier les pri`eres pour les besoins de notre instruction : je sais bien que c’est toujours la mˆeme substance et la mˆeme chose. Mais on devrait donner `a celle-l`a ce privil`ege : que le peuple l’ait continuellement `a la bouche. Car il est certain qu’elle dit tout ce qu’il faut, et qu’elle s’adapte `a toutes les circonstances. C’est la seule pri`ere que j’emploie partout, je la r´ep`ete au lieu d’en changer. Et c’est pour cela qu’il n’en est pas d’autre que j’aie si bien en m´emoire. 4. J’´etais justement en train de me demander d’o`u nous vient cette mauvaise habitude de recourir `a Dieu en toutes nos entreprises et tous nos projets, de l’appeler au secours `a propos de tout et de rien, `a chaque fois que notre faiblesse a besoin d’aide, sans nous demander s’il est juste de le faire dans ces circonstances, et d’invoquer son nom et sa puissance, en quelque condition et situation que nous nous trouvions, si vicieuse qu’elle soit. 5. Il est bien notre seul et unique protecteur, et pour nous venir en aide, il peut tout faire. Mais bien qu’il daigne nous honorer de cette douce sollicitude paternelle2 , il est aussi juste qu’il est bon et qu’il est puissant, et il use bien plus souvent de sa justice que de son pouvoir : il nous favorise selon que cela est juste, et non selon nos d´esirs. 6. Dans ses « Lois », Platon3 distingue trois sortes d’id´ees injurieuses `a l’´egard des Dieux : qu’il n’y en ait pas, qu’ils ne se mˆelent pas de nos affaires, qu’ils ne refusent rien `a nos vœux, offrandes et sacrifices. `A son avis, la premi`ere erreur n’est jamais demeur´ee immuable chez aucun homme, de son enfance `a sa vieillesse. Les deux suivantes, elles, peuvent demeurer constantes. 7. En Dieu, justice et puissance sont ins´eparables. C’est en vain que nous implorons son secours pour une mauvaise cause : il faut avoir l’ˆame pure, au moins au moment o`u nous lui adressons une pri`ere, une ˆame lib´er´ee des passions mauvaises ; car sinon, nous lui fournissons nous-mˆemes les verges pour nous faire battre. Au lieu de r´eparer notre faute, nous la redoublons, en pr´esentant 2. Montaigne emploie le mot « alliance », terme biblique. Mais il m’a sembl´e plus juste de rendre « douce alliance » par « sollicitude » 3. Chap. X.

Chapitre 56 – Sur les pri`eres 461 `a celui `a qui nous devons demander le pardon, des sentiments pleins de m´epris et de haine. 8. Voil`a pourquoi je n’admire gu`ere ceux que je vois prier Dieu si souvent et si constamment, si leurs actions apr`es cela ne me semblent pas modifi´ees ou am´elior´ees. Si pour commettre nuitamment l’adult`ere, Juv´enal [38], VIII, v. 144. Tu te couvres la tˆete d’un capuchon gaulois. . . 9. Il me semble que le comportement d’un homme mˆelant la d´evotion `a une vie ex´ecrable est bien plus condamnable que celui d’un homme conforme `a lui-mˆeme, et dont la vie est compl`etement dissolue. Et pourtant notre ´Eglise refuse tous les jours la faveur de se joindre `a sa communaut´e `a ceux dont la conduite persiste `a t´emoigner de quelque notable perversit´e. 10. Nous prions par habitude et tradition ; ou, pour mieux dire, nous lisons et pronon¸cons nos pri`eres : ce n’est au fond qu’une mascarade. Il me d´eplaˆıt de voir faire trois signes de croix avant le repas, autant `a la fin, et voir le reste du temps occup´e par la haine, l’envie, et l’injustice. Et cela me d´eplaˆıt d’autant plus que c’est un signe que je respecte et que j’utilise constamment, mˆeme quand je baille. . . Comme s’il y avait certaines heures d´evolues aux vices et d’autres `a Dieu, en guise de compensation. Il est vraiment ´etonnant de voir se succ´eder de fa¸con aussi constante des actions si diff´erentes, sans que l’on y ressente quelque rupture, quelque changement `a leur fronti`ere et au passage de l’une `a l’autre ! 11. Comme elle est ´etrange, la conscience qui peut connaˆıtre le repos, nourrissant en un mˆeme lieu de fa¸con si tranquille, sans heurt, et le crime et le juge? Celui dont la paillardise gouverne sans cesse la tˆete, et qui la juge tr`es odieuse au regard divin, que dit-il `a Dieu, quand il lui en parle? Il se tourne vers le bien, et puis il rechute. 12. Si l’obstacle que constitue la justice divine et sa pr´esence le frappaient comme il le dit, et chˆatiaient son ˆame, pour courte que soit la p´enitence, la crainte y ram`enerait si souvent sa pens´ee qu’aussitˆot il se rendrait maˆıtre de ces vices qui se sont install´es et comme incrust´es en lui. Mais quoi ! Il en est qui font reposer une vie enti`ere sur le fruit et le profit du p´ech´e qu’ils savent pourtant mortel.

462 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 13. Combien y a-t-il de m´etiers et de professions admises pourtant, et dont l’essence mˆeme est vicieuse? En voici un qui, se confiant `a moi, me raconte qu’il a toute sa vie suivi et pratiqu´e une religion damnable selon lui, et contraire `a celle qu’il portait en son cœur, pour ne pas perdre sa position sociale et les honneurs li´es `a ses fonctions. . . 4 Comment a-t-il pu s’accommoder de ces chosesl`a? Quel discours tiennent-ils, ces gens-l`a, `a la justice divine? Leur repentir devrait se marquer par une r´eparation visible et palpable, mais ils perdent envers Dieu et envers nous le droit de s’en pr´evaloir. 14. Sont-ils assez hardis pour demander leur pardon sans manifester de repentir et sans s’amender? Je pense qu’il en est des premiers dont j’ai parl´e, les paillards par exemple, comme de ceux-ci ; mais leur obstination n’est pas aussi facile `a vaincre. Cette contradiction, cette versatilit´e dans leurs opinions, si soudaine et si violente, telle qu’ils nous la pr´esentent, me font l’effet d’un miracle. Ils sont la repr´esentation d’une lutte impossible `a comprendre. 15. Il en est qui, ces derni`eres ann´ees, pr´etendaient ne voir que de l’hypocrisie chez ceux qui manifestaient une lueur d’esprit et professaient en mˆeme temps la religion catholique. Cette fa¸con de voir me semblait fallacieuse : ils allaient mˆeme jusqu’`a pr´etendre leur faire honneur en consid´erant que, quoi qu’ils puissent dire en apparence, ils ne pouvaient manquer d’avoir, au fond d’eux-mˆemes, la croyance r´eform´ee qu’ils souhaitaient y trouver. C’est une fˆacheuse maladie que croire au point de se persuader qu’il ne puisse y avoir de croyances contraires ! Et plus fˆacheuse encore celle qui fait qu’on se persuade qu’un tel esprit fait plutˆot passer je ne sais quelle sup´eriorit´e de son sort pr´esent avant les esp´erances et les menaces d’une vie ´eternelle ! Ceux-l`a peuvent m’en croire : si quelque chose avait dˆu me tenter en ma jeunesse, le goˆut du hasard et de la difficult´e qu’impliquait la foi nouvelle y auraient eu bonne part. 4. Selon P. Villey ([47], IV, p. 164) le personnage dont il s’agit serait Arnaud du Ferrier (1505-1585), professeur puis ambassadeur `a Rome et `a Venise. Il devint chancelier d’Henri de Navarre apr`es sa conversion au protestantisme. Montaigne eut souvent affaire `a lui dans son rˆole d’interm´ediaire entre Henri de Navarre et le Mar´echal de Matignon.

Chapitre 56 – Sur les pri`eres 463 16. Ce n’est pas sans de bonnes raisons, il me semble, que l’´Eglise d´efend l’usage `a tout bout de champ, sans discernement, et `a la l´eg`ere, des Psaumes saints et divins que le Saint-Esprit a dict´e `a David. Il ne faut mˆeler Dieu `a nos actions qu’avec r´ev´erence et une attention pleine de dignit´e et de respect. Cette voix est trop divine pour n’avoir d’autre usage que d’exercer nos poumons et plaire `a nos oreilles : c’est de la conscience qu’elle doit surgir, et non de la langue. Il n’est pas bon que l’on permette `a un gar¸con de boutique de s’en occuper agr´eablement et de s’en faire un jeu, au beau milieu de ses pens´ees futiles et frivoles. 17. Il n’est certes pas bon non plus de voir trimballer, dans la grande salle ou la cuisine de la maison, le Saint livre des myst`eres sacr´es de notre foi. Il s’agissait autrefois de myst`eres. . . ce ne sont `a pr´esent que jeux et distractions. Ce n’est pas en passant, et de fa¸con d´esordonn´ee, qu’il faut s’adonner `a une ´etude aussi s´erieuse et v´en´erable. Ce doit ˆetre une action d´ecid´ee `a l’avance, calme, `a laquelle on doit toujours ajouter cette pr´eface `a l’office religieux : « sursum corda » [´elevons nos cœurs], et avec le corps dispos´e de fa¸con `a t´emoigner d’une attention et d’un respect particuliers. 18. Ce n’est pas une ´etude que tout le monde peut faire, c’est l’´etude des personnes qui y sont vou´ees, que Dieu y appelle ; les mauvais et les ignorants deviennent pires en s’y adonnant. Ce n’est pas une histoire `a raconter, mais `a r´ev´erer, craindre et adorer. Ils m’amusent, ceux qui pensent l’avoir mise `a la port´ee du peuple en la traduisant dans la langue populaire ! Comprendre tout ce que l’on y trouve ´ecrit n’est pas seulement une question de mots. Faut-il en dire plus? En les en rapprochant ainsi un peu, ils les en ´eloignent, en fait. L’ignorance pure, par laquelle on s’en remet totalement `a autrui, ´etait bien plus salutaire, et mˆeme plus savante, que n’est cette science des mots, vaine, et qui nourrit la pr´esomption et la t´em´erit´e dans l’interpr´etation. 19. Je crois aussi que la libert´e donn´ee `a chacun de r´epandre en un si grand nombre d’idiomes une parole si profond´ement religieuse et si importante, pr´esente beaucoup plus de dangers que d’utilit´e. Les Juifs, les Musulmans et presque tous les autres ont adopt´e et r´ev`erent le langage dans lequel leurs myst`eres ont ´et´e con¸cus `a l’origine, et son alt´eration, son changement, sont interdits – non sans quelque apparence de raison.

464 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 20. Est-on certain qu’au pays Basque5 et en Bretagne, il y ait des Juges capables d’´etablir une traduction faite dans leur langue ? L’´Eglise universelle n’a pas de jugement plus difficile `a rendre, ni plus solennel : Quand on prˆeche, quand on parle, l’interpr´etation est vague, libre, changeante, et ne concerne que des ´el´ements isol´es ; dans une traduction, il n’en est pas de mˆeme. 21. Un de nos historiens grecs6 reproche justement `a son ´epoque d’avoir r´epandu sur la place publique les secrets de la religion chr´etienne, et de les avoir mis dans les mains des moindres artisans : chacun pouvait donc en d´ebattre et en parler selon sa propre interpr´etation. Il trouvait que c’´etait l`a une grande honte, nous qui par la grˆace de Dieu jouissons des purs myst`eres de la pi´et´e, de les laisser profaner par la bouche de personnes ignorantes et du petit peuple, puisque les Gentils interdisaient `a Socrate, `a Platon, et aux plus sages de s’enqu´erir et de parler des choses dont les Prˆetres de Delphes ´etaient les d´epositaires. 22. Il dit aussi que les factions des Princes `a propos de Th´eologie sont arm´ees, non de z`ele, mais de col`ere ; que le z`ele religieux, qui rel`eve de la raison divine et de sa justice, doit ˆetre mod´er´e et ordonn´e ; mais qu’il se change en haine et en envie, et qu’il produit, au lieu du froment et du raisin, de l’ivraie et des orties, quand il est men´e par une passion humaine. 23. Et cet autre, conseiller de l’empereur Th´eodose, disait que les disputes th´eologiques ne calmaient pas les schismes de l’´Eglise, mais au contraire suscitaient et excitaient les h´er´esies ; qu’il fallait fuir toutes les querelles et les argumentations dialectiques, et s’en remettre purement et simplement aux prescriptions et formules de la foi telles qu’elles ont ´et´e ´etablies par les Anciens. 24. L’empereur Andronicos, ayant trouv´e en son palais deux personnages7 importants qui s’en prenaient verbalement `a Lapo5. Ce n’est pas ici de la part de Montaigne une affabulation : d’apr`es P. Villey ([47], IV, p. 165), « une traduction du Nouveau Testament en basque, faite par Jean de Li¸carague, ministre protestant, et d´edi´ee `a Jeanne d’Albret, a paru `a La Rochelle en 1571. » 6. Nic´etas Acominate, historien byzantin (1150-1220 env. ). « Son principal ouvrage relate, en vingt livres, les ´ev´enements de 1118 `a 1206. Montaigne le connaˆıt et le cite d’apr`es Juste Lipse, Adversus liber de una religione, III » (A. Lanly [51]). P. Villey ([47], IV, 165) donne la r´ef´erence : II, iv dans Nic´etas, ainsi qu’un large extrait tir´e de l’ouvrage de Lipse. 7. Le texte de 1595 (« des principaux hommes ») semble ici fautif : Mon

Chapitre 56 – Sur les pri`eres 465 dius8 , sur un point de foi de grande importance, les morig´ena, allant jusqu’`a les menacer de les faire jeter dans la rivi`ere s’ils continuaient. 25. Ce sont les enfants et les femmes, de nos jours, qui font la le¸con aux hommes ˆag´es, ceux qui ont de l’exp´erience, `a propos des lois eccl´esiastiques, alors que la premi`ere des « lois » de Platon leur d´efendait de simplement demander la raison d’ˆetre des lois civiles qui devaient tenir lieu d’ordonnances divines. Il permettait aux anciens d’en parler entre eux, ainsi qu’avec les magistrats de la cit´e ; mais il ajoutait : « pourvu que ce ne soit pas en pr´esence des jeunes gens et des profanes ». 26. Un ´evˆeque9 a ´ecrit qu’`a l’autre bout du monde il y a une ˆıle que les Anciens nommaient Dioscoride10 , appr´eciable par sa fertilit´e pour toutes sortes d’arbres et de fruits et la salubrit´e de son air. Ses habitants sont chr´etiens, ils ont des ´eglises et des autels qui ne sont orn´es que de croix, sans autres images. Ils observent scrupuleusement les jeˆunes et les fˆetes, payent scrupuleusement la dˆıme aux prˆetres, et sont si chastes qu’ils ne connaissent qu’une seule femme en toute leur vie. Et avec tout cela, ils sont si contents de leur sort que, vivant au milieu de la mer, ils ignorent l’usage des navires, et si simples, que de la religion qu’ils observent si soigneusement, ils ne comprennent pas un seul mot. Chose incroyable pour qui ne saurait que les pa¨ıens, si d´evˆots idolˆatres, ne connaissaient de leurs dieux que le nom et la statue11 . taigne a ´ecrit « deus grands hommes » dans l’ajout important fait en marge de l’« exemplaire de Bordeaux ». 8. C’est bien l`a le sens litt´eral de ce qu’a ´ecrit Montaigne. . . Mais selon P. Villey ([47], IV, 166) Montaigne a tout bonnement « pris Lopadius (qu’il ´ecrit d’ailleurs fautivement Lapodius) pour le nom d’un personnage alors que c’est celui d’un lac » ! 9. Osorius, auteur d’une histoire d’Emmanuel de Portugal intitul´ee De rebus Emmanuelis virtute et auspicio gestis. 10. Il s’agit en fait de l’ˆıle de Socotra, entre la Somalie et l’Arabie Saoudite. Selon l’Encyclop´edia Universalis « En raison de la s´echeresse, l’agriculture se limite `a la production de dattes et d’aromates. » La « fertilit´e » dont parle Montaigne est donc largement imaginaire ! Quant `a sa population chr´etienne. . . Osorius ´ecrit : « Les habitants sont bigarrez et se disent Chrestiens [. . . ] ne savent que c’est de navires, et sont si ignorans, encores qu’ils facent profession de Chrestient´e, qu’ils n’entendent un seul mot de religion chrestienne. » (Histoire du roi Emmanuel de Portugal, V, vi, 191). 11. Dans tout ce qui pr´ec`ede, Montaigne ne fait que transcrire, en l’enjolivant encore un peu, le passage d’Osorius d´ej`a cit´e.

466 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 27. La trag´edie antique d’Euripide, M´enalippe, d´ebutait ainsi : ˆO Jupiter, de toi je ne connais rien, Sinon seulement ton nom. 28. J’ai vu aussi, de mon temps, des gens se plaindre de certains ´ecrits parce qu’ils ´etaient purement humains et philosophiques, sans aucun apport de la th´eologie. Mais celui qui dirait le contraire n’aurait pourtant pas forc´ement tort. Il est vrai en effet que la place de la doctrine divine est de r´egner sur tout et dominer tout, qu’elle doit ˆetre au premier rang partout, et non point subordonn´ee et subsidiaire. Mais peut-ˆetre est-il plus judicieux de prendre les exemples pour la grammaire, la rh´etorique et la logique ailleurs que dans un domaine aussi sacr´e, de mˆeme d’ailleurs que pour les arguments des pi`eces de th´eˆatre, des jeux et spectacles publics : le style des d´ecrets divins doit ˆetre consid´er´e comme v´en´erable, et r´ev´er´e comme unique, plutˆot que proche de celui des discours humains. 29. On voit plus souvent chez les th´eologiens cette faute qui consiste `a ´ecrire trop humainement, que celle qui consiste au contraire pour les humanistes, `a ´ecrire de fa¸con trop th´eologique. La philosophie, dit Saint Chrysostome, est depuis longtemps bannie de l’enseignement sacr´e, car c’est une servante inutile, et jug´ee indigne de voir, mˆeme en passant, et depuis l’entr´ee, le sanctuaire des tr´esors de la doctrine c´eleste. 30. Quant au langage humain, ses formes sont plus basses, et il ne peut se pr´evaloir de la dignit´e, de la majest´e, de l’autorit´e du verbe divin. Pour moi, je me contente d’employer les « termes non approuv´es »12 : « hasard », « sort », « accident », « bonheur », « malheur », « les dieux », et autres expressions courantes13 . 31. Je propose des id´ees personnelles et humaines seulement comme des id´ees humaines, consid´er´ees dans leur particularit´e, et non comme si elles ´etaient voulues et fix´ees par l’ordonnance 12. « verbis indisciplinatis » selon saint Augustin, [5], X, 29. 13. Montaigne ´ecrit « fortune », que je rends, selon les cas, par « sort » ou « hasard ». L’emploi de « fortune » lui avait ´et´e reproch´e par Rome : il est vrai qu’il est plus « pa¨ıen » que chr´etien. . . Montaigne l’a cependant maintenu.

Chapitre 56 – Sur les pri`eres 467 c´eleste, et ne souffraient ni le doute ni la discussion. C’est donc l`a mati`ere `a opinion et non article de foi. C’est ce que je pense quant `a moi, et non ce que je crois selon Dieu. C’est ce qui vient d’un la¨ıc, et non du clerg´e, mais toujours de fa¸con tr`es religieuse. Je le fais comme les enfants montrent leurs essais, pour apprendre et non pour enseigner. 32. On pourrait peut-ˆetre dire aussi avec raison qu’enjoindre de n’´ecrire sur la religion qu’avec pr´ecaution, `a tous ceux dont ce n’est pas express´ement la profession, aurait certainement quelque apparence d’utilit´e et de justice. Et que moi de mˆeme, je ferais bien de me taire l`a-dessus ! 33. On m’a dit que mˆeme ceux qui ne sont pas des nˆotres14 interdisent pourtant l’usage du nom de « dieu » dans leur langage courant : ils ne veulent pas que l’on s’en serve comme interjection ou exclamation, pas plus que pour le prendre `a t´emoin ou comme comparaison. Je trouve qu’ils ont raison l`a-dessus. Et de toutes fa¸cons, quand nous appelons Dieu `a venir en notre compagnie, il faut que ce soit s´erieusement et religieusement. 34. Il y a, me semble-t-il, dans X´enophon, un passage dans lequel il montre que nous devrions moins souvent prier Dieu. D’autant qu’il n’est pas si commode de placer notre ˆame dans les dispositions n´ecessaires pour cela : maˆıtris´ee, amend´ee et d´evote. `A d´efaut de quoi, nos pri`eres ne sont pas seulement vaines et inutiles, mais mauvaises. Nous disons : « Pardonne-nous, comme nous pardonnons `a ceux qui nous ont offens´es. » Que disons-nous par l`a, sinon que nous lui offrons notre ˆame exempte de vengeance et de rancune? Et pourtant, nous invoquons l’aide de Dieu `a propos de nos fautes, et nous le convions ainsi `a l’injustice ! Ces choses que l’on ne peut confier aux dieux qu’en secret. Perse [60], II, 4. 35. L’avare prie Dieu pour la conservation vaine et superflue de ses tr´esors ; l’ambitieux pour ses victoires et la conduite de ses entreprises ; le voleur pour qu’il l’aide `a franchir les dangers et les difficult´es qui s’opposent `a l’ex´ecution de ses d´etestables projets, ou pour le remercier de la facilit´e avec laquelle il a pu ´egorger un passant !. . . . Au pied de la maison qu’ils vont escalader ou faire sauter, [les soldats] font leurs pri`eres, et leurs intentions et leurs 14. Donc : les protestants.

468 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I espoirs sont pleins de cruaut´e, de vice et de cupidit´e. Cette pri`ere que tu veux faire `a l’oreille de Jupiter,Perse [60], II, 21-23. Dis-la donc `a Staius : « ˆO Jupiter, bon Jupiter ! » S’´ecriera Staius ; Jupiter en dirait-il autant? 36. Dans son livre, la Reine Marguerite de Navarre ´evoque un jeune prince, qu’elle ne nomme pas, mais que son haut rang rend assez reconnaissable15 . Allant `a un rendez-vous amoureux, pour coucher avec la femme d’un avocat de Paris, et une ´eglise se trouvant sur son chemin, il ne passait jamais en ce lieu saint, `a l’aller ou au retour de son escapade, sans y faire ses pri`eres et oraisons. Je vous laisse `a penser, avec ce qui emplissait alors son ˆame, `a quoi il employait la faveur divine. La Reine donne pourtant cela comme le t´emoignage d’une particuli`ere d´evotion ! Mais ce n’est pas l`a une preuve suffisante pour affirmer que les femmes sont incapables de traiter des sujets th´eologiques. 37. Une v´eritable pri`ere, une r´econciliation fervente entre Dieu et nous ne peuvent se produire dans une ˆame impure et soumise au mˆeme moment `a la domination de Satan. Celui qui en appelle `a Dieu pour qu’il l’aide, alors qu’il est plong´e dans le vice, fait comme le coupeur de bourse qui appellerait la justice `a son aide. Ou comme ceux qui invoquent le nom de Dieu `a l’appui d’un mensonge : Nous murmurons tout bas,Lucain [40], V, v. 104. Des pri`eres infˆames. 38. Il y a peu de gens qui oseraient r´ev´eler en public les requˆetes qu’ils adressent `a Dieu en secret : Plutˆot que murmurer et chuchoter dans le temple,Perse [60], II, 6-7. Tout le monde ne peut ´elever la voix et prier tout haut. 39. Voil`a pourquoi les Pythagoriciens voulaient que les pri`eres soient publiques et que chacun puisse les entendre. Afin qu’on n’aille pas chercher Dieu pour des choses ind´ecentes et injustes, comme fit celui-l`a : `A haute voix, il s’´ecrie : « Apollon ! »Horace [34], I, xvi, 59-62. 15. Il ne peut s’agir que du futur Fran¸cois 1er.

Chapitre 56 – Sur les pri`eres 469 puis il remue les l`evres de crainte qu’on l’entende : « Belle Laverne16 , permets-moi de tromper, de sembler juste et bon, Couvre de nuit mes fautes et mes vols d’un nuage. » 40. Les Dieux punirent cruellement les vœux iniques formul´es par Œdipe en les accomplissant17 . Il avait pri´e pour que ses enfants vident par les armes le diff´erent qui les opposait quant `a la succession de son trˆone, et il fut bien malheureux de se voir pris au mot. Il ne faut pas demander que les choses ob´eissent `a notre volont´e, mais qu’elles ob´eissent `a la sagesse. 41. En v´erit´e, il semble que nous nous servions de nos pri`eres comme de simples formules, `a la fa¸con de ceux qui emploient des paroles saintes et divines pour des actes de sorcellerie ou des op´erations magiques, et que ce soit de leur arrangement, de leur sonorit´e, ou de notre attitude que nous attendions un effet. C’est que nous avons l’ˆame pleine de concupiscence, et non de repentir, ni d’aucune r´econciliation nouvelle avec Dieu, que nous allons lui pr´esenter ces mots que la m´emoire prˆete `a notre langue, et que nous esp´erons en tirer une expiation de nos fautes. 42. Il n’est rien d’aussi facile, d’aussi doux, et d’aussi favorable que la loi divine : elle nous appelle, tout fautifs et d´etestables que nous sommes. Elle nous tend les bras et nous re¸coit en son giron, aussi vils, sales, et pleins de fange que nous puissions ˆetre, et que nous puissions l’ˆetre `a l’avenir. Mais encore faut-il, en retour, la regarder d’un bon œil ; encore faut-il recevoir ce pardon avec une action de grˆaces, et au moins, quand nous nous adressons `a elle, que notre ˆame soit contrite par ses fautes, et qu’elle se dresse contre les passions qui nous ont pouss´e `a l’offenser. Car ni les dieux ni les gens de bien, dit Platon, n’acceptent de pr´esent venant d’un m´echant. Si la main touchant l’autel est innocente, Horace [35], III, 23. Elle peut sans recourir `a une riche victime Des P´enates adverses calmer l’hostilit´e D’un gˆateau de froment et d’un grain de sel p´etillant. 16. D´eesse protectrice des voleurs. 17. Montaigne suit ici la l´egende d’Œdipe dans la version expos´ee par Platon dans son Second Alcibiade (dans la traduction de Marsile Ficin).

Chapitre 57 Sur l’ˆage 1. Je ne puis accepter la fa¸con dont on ´etablit la dur´ee de la vie. Je vois que les sages la raccourcissent beaucoup par rapport `a l’id´ee qu’on s’en fait couramment. 2. « Comment? dit Caton d’Utique `a ceux qui voulaient l’empˆecher de se suicider, suis-je encore `a un ˆage o`u l’on puisse me reprocher d’abandonner trop tˆot la vie? » Il n’avait pourtant que quarante-huit ans, mais il estimait que c’´etait un ˆage mˆur et bien avanc´e, puisque si peu d’hommes y parviennent1 . 3. Ceux qui se complaisent dans l’id´ee de je ne sais quel « cours » qu’ils appellent « naturel », et qui leur promet quelques ann´ees de plus, pourraient y parvenir s’ils avaient le privil`ege d’´echapper au grand nombre d’accidents auxquels nous sommes tous expos´es de fa¸con. . . naturelle, et qui risquent fort d’interrompre ce « cours » qu’ils se promettent. 4. Quelle sottise que de s’attendre `a mourir de la d´efaillance de forces due `a l’extrˆeme vieillesse, et de fixer cela comme terme `a notre vie, alors que c’est la mort la plus rare de toutes, la moins r´epandue? C’est la seule que nous appelions « naturelle », comme s’il ´etait « contre nature » de voir un homme se rompre le cou dans une chute, se noyer dans un naufrage, se laisser surprendre par la peste ou par la pleur´esie, comme si notre condition ordinaire ne nous exposait elle-mˆeme `a tous ces dangers ! 1. P. Villey ([47], IV, p. 168) fait remarquer qu’`a trente-neuf ans, Montaigne se disait d´ej`a « ˆag´e » et avoir « pass´e les termes accoustumez de vivre. »

472 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I 5. Ne nous flattons pas de ces jolis mots ; peut-ˆetre doit-on plutˆot appeler « naturel » ce qui est g´en´eral, commun, et universel. Mourir de vieillesse, c’est une mort rare, exceptionnelle et extraordinaire, et donc bien moins naturelle que les autres. C’est la derni`ere, l’ultime fa¸con de mourir, et nous pouvons d’autant moins l’esp´erer qu’elle est loin de nous : c’est bien en effet la borne au-del`a de laquelle nous n’irons pas, que la loi naturelle a interdit d’outrepasser. Et c’est un privil`ege qu’elle accorde rarement que de nous faire durer jusque-l`a. C’est une exemption qu’elle attribue par faveur particuli`ere `a un seul homme en l’espace de deux ou trois si`ecles, lui permettant d’´echapper aux obstacles et aux difficult´es qu’elle a elle-mˆeme sem´es sur sa longue route. 6. `A mon avis il faut donc consid´erer que l’ˆage auquel nous sommes parvenus est un ˆage auquel peu de gens parviennent. Et puisque, selon l’allure ordinaire, les hommes n’arrivent pas jusque-l`a, c’est le signe que nous sommes bien loin en avant d’eux. Et puisque nous avons pass´e les limites habituelles, qui sont la vraie mesure de notre vie, nous ne devons gu`ere esp´erer aller audel`a. Ayant ´echapp´e `a tant d’occasions de mourir, sur lesquelles tant d’hommes tr´ebuchent, il nous faut bien reconnaˆıtre qu’une chance extraordinaire, comme celle qui nous maintient en vie hors de l’usage commun, ne saurait gu`ere durer. 7. C’est un d´efaut de nos lois elles-mˆemes que de pr´esenter ces id´ees fausses : elles ne permettent pas qu’un homme puisse disposer pleinement de ses biens avant vingt-cinq ans, et c’est `a peine s’il peut se maintenir en vie jusque-l`a ! Auguste retrancha cinq ans des anciennes dispositions l´egislatives romaines, et d´eclara qu’il suffisait, pour prendre une charge de juge, d’avoir atteint trente ans. Servius Tullius dispensa des corv´ees de la guerre les chevaliers ayant quarante-sept ans pass´es. Auguste ramena cet ˆage `a quarante-cinq. 8. Il ne me semble pas tr`es raisonnable de renvoyer les hommes dans leurs foyers avant cinquante-cinq ou soixante ans. Je serais d’accord pour qu’on ´etende la dur´ee de notre profession et activit´e autant qu’il est possible, dans l’int´erˆet public. Et `a l’autre bout, je trouve anormal que l’on ne se mette pas au travail plus tˆot. Celui qui avait ´et´e `a dix-neuf ans le juge suprˆeme

Chapitre 57 – Sur l’ˆage 473 du monde2 estimait qu’il fallait avoir trente ans pour juger de la place `a donner `a une goutti`ere ! 9. J’estime quant `a moi que notre ˆame est d´evelopp´ee `a vingt ans comme elle doit l’ˆetre, et qu’elle offre d´ej`a tout ce dont elle sera capable. Jamais une ˆame qui n’a pas donn´e `a cet ˆage-l`a des gages bien ´evidents de sa capacit´e n’en a donn´e par la suite la preuve. Les qualit´es et les vertus naturelles montrent d`es ce temps-l`a, ou jamais, ce qu’elles ont de vigoureux et de beau. Si l’´epine ne pique quand elle naˆıt, Elle ne nous piquera jamais dit-on dans le Dauphin´e. 10. De toutes les belles actions humaines que je connais, et de quelque type qu’elles soient, dans les temps anciens comme `a notre ´epoque, je pense que le plus grand nombre en a ´et´e r´ealis´e avant l’ˆage de trente ans plutˆot qu’apr`es. Et souvent aussi dans la vie d’un mˆeme homme. Ne puis-je pas dire cela en toute certitude `a propos d’Hannibal, et de Scipion, son grand adversaire? Ils v´ecurent une bonne moiti´e de leur vie sur la gloire acquise durant leur jeunesse. Ce furent ensuite de grands hommes en comparaison des autres, mais nullement par rapport `a ce qu’ils avaient ´et´e eux-mˆemes. 11. Quant `a moi, je tiens pour certain que depuis cet ˆage, mon esprit et mon corps ont plus d´eclin´e qu’augment´e, et plus recul´e qu’avanc´e. Il se peut que ceux qui emploient comme il faut leur temps, le savoir et l’exp´erience s’accroissent avec leur vie ; mais la vivacit´e, la promptitude, la fermet´e et autres qualit´es bien plus intimes, plus importantes et plus essentielles, se fanent et s’alanguissent. Quand les assauts du temps ont bris´e le corps, Lucr`ece [41], III, v. 451-453. Quand les membres ont perdu de leur force, Le jugement se met `a boiter, la langue et l’esprit divaguent. 12. Tantˆot c’est le corps qui capitule le premier devant la vieillesse, tantˆot c’est l’ˆame. J’en ai vu beaucoup qui ont eu le 2. Auguste, n´e en 63, avait dix-neuf ans `a la mort de C´esar; il ne fut cependant « maˆıtre du monde » qu’apr`es la bataille d’Actium, en 30 av. J. -C.

474 MONTAIGNE : « Essais » – Livre I cerveau affaibli avant l’estomac et les jambes ; et comme c’est un mal peu sensible pour celui qui en est atteint, qui ne se voit pas facilement, il en est d’autant plus redoutable. 13. Et pour le coup, je me plains des lois, non pas parce qu’elles nous maintiennent trop tard au travail, mais parce qu’elles nous y mettent trop tard. Il me semble que si l’on tient compte de la faiblesse de notre vie, et du nombre des ´ecueils ordinaires et naturels auxquels elle est expos´ee, on ne devrait pas consacrer une part aussi grande apr`es la naissance `a l’oisivet´e et `a l’apprentissage. FIN DU LIVRE I

Table des mati`eres Pr´eface `a la 2`eme ´edition. 7 Pr´eface de Marie de Gournay. 11 Au Lecteur. 39 1 Par divers moyens on arrive au mˆeme r´esultat 41 2 Sur la tristesse 47 3 Nos fa¸cons d’ˆetre nous survivent 51 4 Comment on s’en prend `a de faux objets. . . 61 5 Le chef d’une place assi´eg´ee doit-il. . . 65 6 L’heure des pourparlers est dangereuse 69 7 L’intention juge nos actions 73 8 Sur l’oisivet´e 77 9 Sur les menteurs 79 10 Sur la r´epartie facile ou tardant `a venir 85

11 Sur les pr´edictions 89 12 Sur la constance 95 13 Le c´er´emonial de l’entrevue des rois 99 14 On est puni de s’obstiner. . . 101 15 De la punition de la couardise 103 16 `A propos de quelques ambassadeurs 105 17 Sur la peur 109 18 Il ne faut juger de notre bonheur qu’apr`es. . . 113 19 Philosopher, c’est apprendre `a mourir 117 20 Sur la force de l’imagination 137 21 Ce qui profite `a l’un nuit `a l’autre 153 22 Sur les habitudes, et le fait qu’on ne change. . . 155 23 R´esultats diff´erents d’un mˆeme projet. 177 24 Sur le p´edantisme 189 25 Sur l’´education des enfants 205 26 C’est une sottise de faire d´ependre. . . 253 27 Sur l’amiti´e 259 28 Vingt-neuf sonnets d’Etienne de la Bo´etie 275 29 Sur la mod´eration 277 30 Sur les cannibales 285

31 Qu’il faut peu se mˆeler de juger. . . 301 32 Fuir les plaisirs au prix de la vie? 305 33 Le hasard va souvent de pair avec la raison 307 34 Choses qui manquent dans nos usages 311 35 Sur l’usage de se vˆetir 313 36 Sur Caton le Jeune 319 37 Comment nous pleurons et rions. . . 325 38 Sur la solitude 329 39 Consid´erations sur Cic´eron 343 40 Le Bien et le Mal d´ependent surtout. . . 351 41 On ne transmet pas sa r´eputation `a un autre 375 42 Sur l’in´egalit´e entre les hommes 379 43 Sur les lois somptuaires 391 44 Sur le sommeil 395 45 Sur la bataille de Dreux 399 46 Sur les noms 401 47 Sur l’incertitude de notre jugement 409 48 Sur les chevaux 417 49 Sur les coutumes anciennes 429 50 Sur D´emocrite et H´eraclite 435

51 Sur la vanit´e des mots 441 52 Sur la parcimonie des Anciens 445 53 Sur un mot de C´esar 447 54 Sur les subtilit´es inutiles 449 55 Sur les odeurs 455 56 Sur les pri`eres 459 57 Sur l’ˆage 471

Bibliographie [1] Dante Alighieri, La Divine Com´edie, La Diff´erence, 2003, bilingue, traduction juxtali´eaire de Didier Marc Garin. [2] Anacr´eon, Odes, http://remacle. org/bloodwolf/poetes/ falc/anacreon/oeuvre. html. [3] Anonymes, Po`etes gnomiques, Editions Crispin, 1569. [4] Aristote, Morale `a Nicomaque, Œuvres, texte et trad. , Les Belles-Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, `a partir de 1926. [5] Saint Augustin, La Cit´e de Dieu, Seuil, 2 tomes, Coll. Points sagesse, 3 vol. , traduction de Louis Moreau (1846), revue par jean-Claude Eslin. [6] Aulu-Gelle, Nuits attiques, Les Belles-Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 2003, trad. R. Marache. [7] Catulle, Po´esies, Les Belles Lettres, 2002, Coll. « Classiques en poche ». [8] Catulle, ´Epigrammes, Les Belles Lettres, 2002, Coll. « Classiques en poche ». [9] Cic´eron, Acad´emiques, Belles-Lettres, Œuvres compl`etes. Collection des universit´es de France (G. Bud´e), bilingue. [10] Cic´eron, De Amicitia, Belles-Lettres, Œuvres compl`etes. Collection des universit´es de France (G. Bud´e), bilingue. [11] Cic´eron, De Divinatione, Belles-Lettres, Œuvres compl`etes. Collection des universit´es de France (G. Bud´e), bilingue.

[12] Cic´eron, De finibus, Belles-Lettres, Œuvres compl`etes. Collection des universit´es de France (G. Bud´e), bilingue. [13] Cic´eron, De natura deorum, Belles-Lettres, Œuvres compl`etes. Collection des universit´es de France (G. Bud´e), bilingue. [14] Cic´eron, De Officiis, Belles-Lettres, Œuvres compl`etes. Collection des universit´es de France (G. Bud´e), bilingue. [15] Cic´eron, Paradoxes, Belles-Lettres, Œuvres compl`etes. Collection des universit´es de France (G. Bud´e), bilingue. [16] Cic´eron, Tusculanes, Belles-Lettres, Œuvres compl`etes. Collection des universit´es de France (G. Bud´e), bilingue. [17] Claudien, Oeuvres : In Ruffinum, Les Belles Lettres, coll. des Universit´es de France, s´erie latine, 1936 et 1942, 2 tomes, texte ´etabli et traduit par J. -L. Charlet. [18] Claudien, Oeuvres : Les Pan´egyriques, Les Belles Lettres, coll. des Universit´es de France, s´erie latine, 1936 et 1942, 2 tomes, texte ´etabli et traduit par J. -L. Charlet. [19] Cotton, Les Essais de Montaigne, William Carew Hazilitt, 1877, Translated by Charles Cotton. [20] Jules C´esar, La Guerre des Gaules, Les Belles-Lettres, Paris, 1926, 1989-1990, trad. L. A. Constans, 2 vol. [21] Jules C´esar, La Guerre civile, les Belles-Lettres, Paris, 1936, 1987, trad. P. Fabre, livres I-II, r´eimpr. 1987, livre III, 1982. [22] Francisco Lopez de Gomara, Histoire generalle des Indes Occidentales, et terres neuves, qui jusques `a present ont est´e descouvertes compos´ee en espagnol par Fran¸cois Lopez de Gomara & trad. en fran¸cois par le S. de Genille Mart. , Fum´ee, 1605, Texte num´eris´e sur Gallica (1995). [23] Chr´etien de Troyes, le Chevalier de la Charrete, Champion, 1969, Publi´e par Mario Roques d’apr`es le Ms de Guiot. [24] Diodore de Sicile, Sept livres des Histoires de Diodore de Sicile nouvellement traduits de grec en fran¸coys. , Michel de Vascosan, Paris, 1574, Traduction Amyot. [25] Joachim du Bellay, Les Regrets. [26] Du Bellay Martin et Guillaume, Les m´emoires de mess. Martin du Bellay, seigneur de Langey. . . , 1569.

[27] D. M. Frame, The complete Essays of Montaigne translated by D. M. Frame, Stanford University Press, 1965. [28] Jacques Le Goff, Saint Louis, Gallimard, 1996. [29] Simon Goulard, Histoire du Portugal. [30] Guichardin, Histoire d’Italie. [31] Hom`ere, l’Iliade, Garnier. [32] Horace, Art Po´etique, Œuvres, 3 vol. , texte et trad. fran¸c. F. Villeneuve, Les Belles Lettres, Paris, 1927-1934. [33] Horace, Satires, Œuvres, 3 vol. , texte et trad. fran¸c. F. Villeneuve, Les Belles Lettres, Paris, 1927-1934. [34] Horace, ´Epˆıtres, Les Belles Lettres, Œuvres, 3 vol. , texte et trad. fran¸c. F. Villeneuve, Paris, 1927-1934. [35] Horace, Odes, Œuvres, 3 vol. , texte et trad. fran¸c. F. Villeneuve, Les Belles Lettres, Paris et Œuvres, 3 vol, trad. F. Richard, GF-Flammarion, 1927-1934 et 1967. [36] H´erodote, L’enquˆete, coll. Folio, Gallimard, Paris, 2 vol. , A. Barguet ´ed. , 1985 et 1990. [37] Juste Lipse, Politiques, 1886, in « Œuvres », Gand, Vyt. [38] Juv´enal, Satires, Belles Lettres, Paris, 1921, 1983. , P. de Labriolle et F. de Villeneuve. [39] Diog`ene La¨erce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Livre de Poche, 2003, 10 livres. [40] Lucain, La guerre civile ou La Pharsale, Les Belles Lettres, 2003, Coll. des Universit´es de France, Trad. Abel Bourgey. [41] Lucr`ece, De la Nature, Les Belles Lettres, Coll. des Universit´es de France, 1972, 2 tomes, bilingue, trad. (prose) A. Ernout. [42] Ariosto Ludovico, Orlando Furioso, Einaudi, 2006, 2 t. , broch´e. coll. « Einaudi Tascabili Classici ». [43] Macrobe, Les Saturnales, Les Belles-Lettres, 1997, Coll. « La roue `a livres », traduction Ch. Guittard. [44] Manilius, Astronomica, in oeuvres compl`etes de Stace, martial, manilius, lucilius junior, rutilius, gratius faliscus, nemesianus et calpurnius avec leur traduction en fran¸cais publi´ees sous la direction de M. Nisard - Didot, Paris, 1860. [45] Martial, ´Epigrammes, Arl´ea, Paris, 2001, 15 livres.

[46] Pseudo-Gallus (Maximianus), Poetae Latini Minores, Baehrens, Leipzig, 1879-1923, 7 vol. - voir aussi : ´edition num´erique `a http://www. thelatinlibrary. com/maximianus. html. [47] Montaigne, Les Essais de Michel de Montaigne, P. Villey et F. Strowski, 1922-1927. [48] Montaigne, Œuvres compl`etes, Les Belles Lettres, 1959, ´edition de Jean Plattard. [49] Montaigne, Les Essais, Presses Universitaires de France, 1965, ´edition P. Villey, 3 tomes. [50] Montaigne, Œuvres compl`etes de Montaigne, ´edition d’Albert Thibaudet et Maurice Rat, Gallimard, coll. Pl´eiade, 1965, Une nouvelle ´edition est sortie en mai 2007 : elle reproduit le texte de 1595 - celui qui a servi de base `a la pr´esente traduction. [51] Montaigne, Essais, Honor´e Champion, 2002, 3 t. , Traduction en fran¸cais moderne par Andr´e Lanly. [52] Montaigne, Les Essais, Gallimard, coll. « Pl´eiade », 2007, ´ed. ´etablie par Jean Balsamo, Michel Magnien, et Catherine Magnien-Simonin, avec les « notes de lecture » et « sentences peintes » par Alain Legros, 1970 p. [53] Cornelius Nepos, Vie d’Atticus. [54] Ovide, Les M´etamorphoses, Les Belles Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 1972, ´ed. G. Lafaye, 3 tomes. [55] Ovide, Tristes, Les Belles Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 1988. [56] Ovide, Pontiques, Les Belles Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 2000, B. G. Teubner- 1863 (Latin seulement). [57] Ovide, Amours, Les Belles Lettres, Coll. Classiques en Poche, 2002, Bilingue, Trad. Henri Bornecque ; introduction et notes par jean-Pierre N´eraudau. [58] Ovide, H´ero¨ıdes, Les Belles Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 2003, Trad. Henri Bornecque et M. Pr´evost. [59] Bernard Palissy, Discours Admirables des eaux et des fontaines. . . chez Martin Le Jeune, Paris, 1580. , ´Edition num´erique, avec texte original et modernis´e en regard, par G. de Pernon, 2002, http : //pernon. com/pernoneditions/palissy/discours. html.

[60] Perse (Aulus Persius-Flaccus), Satires, Les Belles Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 2003, ´ed. A. Cartault. [61] Philippe de Commynes, M´emoires, Les Belles Lettres, 1981, Classiques de l’histoire de France aau moyen ˆage. [62] Platon, Les Lois, Œuvres, texte et trad. , Les Belles Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 1976, ´ed. A. Di`es. [63] Platon, La R´epublique, Gallimard Coll. « Folio - Essais », 1993, Traduction de Pierre Pachet. [64] Platon, Œuvres compl`etes, tome X : Tim´ee, Critias, Les Belles Lettres, Collect. des Univ. de France, 2002. [65] Plaute, Œuvres compl`etes, P. Grimal, trad. et ´ed. , 1971, Paris, Gallimard, La Pl´eiade. [66] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Œuvres, texte et trad. , Les Belles Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 1951, ´ed. Jean Beaujeu. [67] Plutarque, Œuvres mˆel´ees, 1572, Traduction Jacques Amyot. Michel de Vascosan, 1572 Paris (BNF « Gallica », fac-simil´e, t´el´echargeable). [68] Plutarque, Vies Parall`eles, Gallimard, Coll. « Quarto », 2001, trad. Anne-Marie Ozanam, ´ed. sous la direction de F. Hartog. [69] Properce, El´egies amoureuses - Cynthia, ´ed. de l’Imprimerie Nationale, 2003, ´ed. de Pascal Charvet, bilingue latinfran¸cais. [70] P´etrarque, Canzoniere, Gallimard Coll. « Po´esie », 1983, Voir aussi : http://digilander. libero. it/testi di petrarca/petrarca canzoniere. html. [71] Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, Gallimard Coll. Folio, 2007, ´ed. Claude Moss´e et Annette Flobert. [72] Quintilien, Institution Oratoire, Œuvres, texte et trad. , Les Belles Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 1979, trad. Jean Cousin, 6 tomes. [73] Salluste, Histoires (fragments), Les Belles-Lettres, 1946, 1994, ´ed. A. Ernout. [74] Stob´ee, Fragments de Stob´ee, Les Belles Lettres, 1983, Pr´esent´es par andr´e Festugi`ere, I-XXIII.

[75] Su´etone, Vies des Douze C´esars, Les Belles Lettres, coll. Poche bilingue, 1975, Trad. Henri Ailloud, introd. et notes de Jean Maurin. [76] S´en`eque, Hercule furieux, Les Belles Lettres, coll. des Universit´es de France, Paris, Trag´edies, tome I : Hercule furieux, Les Troyennes, Les Ph´eniciennes, M´ed´ee, Ph`edre ; broch´e, 441 p. [77] S´en`eque, Hyppolite. [78] S´en`eque, Les Troyennes, Les Belles Lettres, coll. des Universit´es de France, Paris, Trag´edies, tome I : Hercule furieux, Les Troyennes, Les Ph´eniciennes, M´ed´ee, Ph`edre ; broch´e, 441 p. [79] S´en`eque, La Vie heureuse, la Providence, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en poche », Trad. Abel Bourgey, Ren´e Waltz. [80] S´en`eque, Œdipe, Les Belles Lettres, coll. des Universit´es de France, Paris, Tome II : Oedipe - Agamemnon - Thyeste. [81] S´en`eque, ´Epitres, ou « Lettres `a Lucilius », Texte et trad. , Les Belles Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 1992, Trad. Fran¸cois Pr´echac. [82] S´en`eque, De clementia, De la cl´emence, Œuvres, texte et trad. , Les Belles Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 2005. [83] S´en`eque le Rh´eteur, Controverses et d´eclamations (latin), Teubner, Fac-sim. de l’´ed. de Stuttgart : Teubner 1872. , 1967, Texte latin disponible `a : http://www. thelatinlibrary. com/seneca. suasoriae. html. [84] Tacite, Annales, Œuvres, texte et trad. , Les Belles Lettres, coll. Universit´es de France, Paris, 1976, 3 tomes, ed. de P. Wuilleumier, J. Hellegouarc’h, Paul Jal. [85] Le Tasse (Torquato Tasso), J´erusalem d´elivr´ee, Gallimard, Folio Classique, 2002, Trad. de Michel Orcel (en vers libres non rim´es). [86] Tertullien, Apolog´etique, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en Poche« », 2002, Texte ´etabli et traduit par J. -P. Waltzing. Introd. et notes par Pierre-Emmanuel Dauzat.

[87] Silius Italicus (Tiberius), De bello punico secundo XVII libri (La Guerre punique), Les Belles Lettres, 1982, Trad. Pierre-Jean Miniconi. [88] Tibulle, El´egies, Œuvres, texte et trad. , Les Belles Lettres, « Corpus Tibullianum« », Coll. Bud´e des Universit´es de France, 1924. [89] Tite-Live, Annales ou Histoire romaine, Les Belles Lettres, Paris, 1943 sqq. ; ´ed. et trad. E. Lasserre, 1934 sqq. ; ´ed. et trad. P. Jal, 1976-1979, ´ed. et trad. J. Bayet et G. Baillet,. [90] Tite-Live, ´Epitom´e, textes apocryphes, r´esum´es de chapitres de « L’Histoire Romaine » Cf. ce titre. [91] T´erence, Les Adelphes, Œuvres compl`etes, Gallimard, coll. La Pl´eiade, 1971, ´ed. et trad. P. Grimal. [92] T´erence, Andrienne, Œuvres compl`etes, Gallimard, coll. La Pl´eiade, 1971, ´ed. et trad. P. Grimal. [93] T´erence, Heautontimorumenos, Œuvres compl`etes, Gallimard, coll. La Pl´eiade, 1971, ´ed. et trad. P. Grimal. [94] T´erence, L’eunuque, Œuvres compl`etes, Gallimard, coll. La Pl´eiade, 1971, ´ed. et trad. P. Grimal. [95] Val`ere Maxime, Des faits et des paroles m´emorables, Les Belles Lettres ; Collection des Universit´es de France, Paris, 2003, 2 tomes, Trad. Robert Comb`es. [96] Virgile, ´Eglogues in « Œuvres », Hachette, Coll. « Classiques Latins », 1969. [97] Virgile, ´En´eide, in Œuvres compl`etes, tome I, Ed. de La Diff´erence, 1993, texte bilingue juxtalin´eaire - trad. J. -P. Chausserie-Lapr´ee. [98] Virgile, Bucoliques, Gallimard, Coll « Folio », 1997, Bilingue, trad. Paul Val´ery et J. Delille. [99] Virgile, G´eorgiques, Gallimard, Coll « Folio », 1997, Bilingue, trad. Paul Val´ery et J. Delille.

Index ˆame (l’ˆame), 48, 49 Alexandre, 44, 45, 122 amiti´e, 211, 248, 250, 260–263, 265, 268, 270–273, 387, 388 amoureuse, 261 parfaite amiti´e, 269 que je me porte, 268 unique, 270 amour, 265, 355 avec amour, 310 pour les livres, 247 son amour, 229 Aristote, 131, 192, 232, 260, 451 Auguste, 63 C´esar, 105, 129 chastet´e, 319 chaste, 319 d´efaillance, 103, 471 d´efaillance (impuissance), 49, 140 douleur, 47–49, 61, 62, 119, 121, 147, 218, 281, 335, 352, 357–361, 364, 366, 372, 451 Essais(Les Essais), 244, 259, 345, 435, 453 folie (la folie), 138 fran¸cais gentilhomme –, 159, 387 gentilshommes –, 41 le fran¸cais, 207, 242, 245 gascon gentilhomme –, 168 histoire cette histoire, 312 eccl´esiastique, 281 livres d’histoire, 106 notre histoire, 297 son histoire, 306 une histoire, 270, 463 homme (l’homme), 43 latin historien –, 355 latin (le latin), 193, 196, 245 en latin, 403 mon latin, 247 lecture, 106, 248, 362 486

livre, 92, 195, 206, 216, 224, 238, 244, 245, 248, 260, 287, 362, 366, 423 (Heptameron), 468 ´ecrire des livres, 338 ce livre, 205 des livres entiers, 434 faiseur de livres, 128 les livres, 81, 193, 200 livres, 106, 206, 207, 226, 233, 247, 248, 251, 260, 273, 333, 339, 340, 349, 375, 386 livres d’histoire, 106, 182 livresque, 216 m´emoire des livres, 221 mon livre, 39 saint livre, 463 son livre, 216 livre (les Essais), 6, 39 m´edecin, 56, 121, 123, 137, 147, 153, 201, 245, 271, 308, 354 d’Alexandre, 183 un bon m´edecin, 105 M´edecine, 205 m´edecine, 181, 217, 278, 282, 339, 442 m´edecins, 61, 106, 109, 121, 135, 146, 147, 155, 179, 180, 281, 294, 301, 308, 330, 361, 392, 397, 457 mariage, 83, 160, 199, 209, 263, 268, 269, 279, 280, 306 les mariages, 92, 106 mariages, 163, 168, 278, 298, 312 mariages entre eux, 161 mort apr`es sa mort, 53–56, 74, 419 leur mort, 115 m´epris de la –, 119, 305 ma mort, 75, 126, 178, 340 raide mort, 49, 110, 138 sa mort, 43, 73, 277, 420 mort (la mort), 115, 117, 121– 123, 125, 128 mourir, 53, 58, 73, 74, 114, 125, 127, 128, 131, 135, 148, 178, 183, 225, 264, 278, 295, 305, 321, 333, 341, 353, 354, 397, 422, 471, 472 N´eron, 53 nature (la nature), 39, 51, 59, 80, 103, 118, 125, 129, 131, 135, 138, 146, 153, 155, 157, 159, 160, 165, 166, 181, 191, 194, 200, 229, 230, 254–256, 260, 275, 278, 282, 289–291, 297, 301, 305, 314, 315, 322, 326, 335, 352, 357, 360, 362, 365, 381, 397, 419, 456 Paris, 86, 150, 244, 311, 362, 422, 457 avocat de –, 468 philosophe, 57, 62, 70, 71, 123, 207, 235, 269, 332, 336, 356, 431 philosopher, 117, 232, 238 philosophie, 115, 164, 200, 216, 222, 225, 227, 228, 231,

232, 234, 278, 290, 342, 372 Platon, 51, 79, 89, 155, 157, 167, 194, 196, 200–202, 210, 214, 215, 234, 236, 280, 286, 290, 291, 315, 360, 370, 393, 401, 419, 444, 445, 465 Pomp´ee, 114 roi, 47, 49, 55, 56, 62, 63, 65, 73, 74, 83–86, 90, 96, 100, 102, 107, 108, 113, 114, 125, 138, 139, 142, 149, 155, 159, 160, 162, 168, 184, 204, 214, 223, 237, 240, 255, 282, 285, 297– 299, 308, 314, 315, 317, 325, 330, 344, 345, 353, 354, 362–364, 376, 377, 381, 384, 386–389, 392, 397, 402, 404, 409, 411, 412, 414, 415, 418, 419, 423, 426, 433, 450, 457 rois (les rois), 52, 113, 226, 280, 286, 354, 380, 382, 386, 391, 392, 402 sagesse (la sagesse), 47, 52 Socrate, 58, 70, 93, 95, 131, 146, 169, 203, 204, 212, 219, 223, 226, 230, 239, 331, 335, 353, 402, 406, 436, 441, 457, 464 Solon, 53, 54 Sparte, 53 Sto¨ıciens, 47, 97, 214 vertu, 43, 44, 118, 119, 201, 229, 230, 256, 267, 277, 278, 292, 298, 320–322, 333, 335, 359, 395, 405 cause, 107, 379 facult´e, 148, 346

La mise en page de ce livre a ´et´e r´ealis´ee sur Macintosh avec LATEX 1`ere ´edition: novembre 2008 Derni`ere r´evision du texte le 26 juillet 2009 Pernon-´editions http://pernon-editions. fr D´epˆot l´egal : octobre 2008 DLE-20081014-55427

« J’´ecris ce livre pour peu de gens et pour peu d’ann´ees. S’il s’´etait agi de quelque chose destin´e `a durer, il eˆut fallu y employer un langage plus ferme : puisque le nˆotre a subi jusqu’ici des variations continuelles, qui peut esp´erer que sous sa forme pr´esente il soit encore en usage dans cinquante ans d’ici? » Montaigne ne croyait peut-ˆetre pas si bien dire. . . Qui peut en effet aujourd’hui, hormis les sp´ecialistes, lire Montaigne dans le texte original? Les ´editeurs modernes ont tous, d’une mani`ere ou d’une autre, tent´e de « toiletter » le texte en ajoutant des accents, en harmonisant la ponctuation selon nos habitudes d’aujourd’hui: ils ont fait ainsi un texte qui ressemble `a du fran¸cais moderne, mais n’en est pas, et demeure toujours aussi difficile d’acc`es au plus grand nombre. Quel dommage, pour un texte que l’on se plaˆıt `a consid´erer comme une œuvre majeure de notre litt´erature ! J’ai donc pens´e qu’il ´etait n´ecessaire d’en donner une v´eritable traduction. Le lecteur dira si j’ai eu raison. GdP

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Les Essais (1580)

– Michel Eyquem de Montaigne –

Un ouvrage rebelle à toute classification

Organisation des essais, une œuvre « en mouvement », extrait : livre troisième, chapitre 6, 📽 15 citations choisies de montaigne.

Montaigne

💡 Les Essais , « Des Cannibales » (I, 31) et « Des coches » (III, 6) sont l’une des œuvres au programme du bac de français pour l’année scolaire 2019-2020. → Consultez la liste des œuvres .

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Conçue à l’origine comme un ornement intellectuel à la louange de l’ami disparu, La Boétie, cette œuvre est devenue le miroir d’une vie et d’une personnalité, dont les reflets sont aussi variés que peuvent l’être les expériences de l’être humain qui, dans les faits, en est devenu le véritable sujet.

C omposés de trois livres et de cent sept chapitres, il est malaisé d’y discerner un ordre tranché. Le Livre I, qui peut sembler plus anecdotique que les suivants, est consacré à différentes observations, d’ordre politique ou ethnographique, ainsi qu’à des réflexions philosophiques sur la mort, la solitude, l’éducation, l’amitié. Le Livre II est centré davantage sur la peinture que Montaigne fait de lui-même et de ses sentiments, tandis que le Livre III, publié pour la première fois dans l’édition de 1588, approfondit la réflexion et comporte le récit des voyages de l’auteur. Quoi qu’il en soit, il serait vain de vouloir donner un ordre trop strict à ce livre qui se veut composé « à saut et à gambade », de sorte que la pensée glisse naturellement d’un sujet à un autre.

Publiés pour la première fois en 1580, corrigés et augmentés une première fois pour la version de 1588, et, de nouveau, sur les annotations manuscrites de l’auteur pour l’édition posthume de 1595, les Essais sont pour ainsi dire composés de « strates » superposées. Montaigne n’a cessé d’expérimenter les limites de son propre texte, l’enrichissant selon le principe des « allongeails ».

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Les Essais sont donc, selon le titre de l’étude d’un de ses exégètes Jean Starobinski, une œuvre « en mouvement » ( Montaigne en mouvement , 1982). Consubstantiels à leur auteur, ils forment un livre au second degré où le « je » de celui qui écrit conduit la réflexion autant qu’il en est l’objet. Par ailleurs, la poétique du recueil est fondée sur « l’art de conférer » c’est-à-dire de converser. Dès lors que l’enchaînement des idées se produit par le jeu aléatoire des associations, il apparaît que le chemin intellectuel parcouru par Montaigne est proposé en modèle au lecteur qui est implicitement invité à « s’essayer » à son tour, le but final étant de parvenir à une connaissance de soi-même et de l’homme en général, tant il est vrai que « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » ( Essais , III, 2).

À une autrefois, ils mirent brusler pour un coup, en mesme feu, quatre cens soixante hommes tous vifs, les quatre cens du commun peuple, les soixante des principaux seigneurs d’une province, prisonniers de guerre simplement. Nous tenons d’eux-mesmes ces narrations, car ils ne les advouent pas seulement, ils s’en ventent et les preschent. Seroit-ce pour tesmoignage de leur justice ou zele envers la religion ? Certes, ce sont voyes trop diverses et ennemies d’une si saincte fin. S’ils se fussent proposés d’estendre nostre foy, ils eussent consideré que ce n’est pas en possession de terres qu’elle s’amplifie, mais en possession d’hommes, et se fussent trop contentez des meurtres que la necessité de la guerre apporte, sans y mesler indifferemment une boucherie, comme sur des bestes sauvages, universelle, autant que le fer et le feu y ont peu attaindre, n’en ayant conservé par leur dessein qu’autant qu’ils en ont voulu faire de miserables esclaves pour l’ouvrage et service de leurs minieres : si que plusieurs des chefs ont esté punis à mort, sur les lieux de leur conqueste, par ordonnance des Rois de Castille, justement offencez de l’horreur de leurs deportemens, et quasi tous desestimez et mal-voulus. Dieu a meritoirement permis que ces grands pillages se soient absorbez par la mer en les transportant, ou par les guerres intestines dequoy ils se sont entremangez entre eux, et la plus part s’enterrerent sur les lieux, sans aucun fruict de leur victoire.

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    Michel de Montaigne. Essais, exemplaire de Bordeaux (1595) (Livre II, p. 137-343v). ESSAIS DE MICHEL. DE MONTAIGNE. LIVRE SECOND. De l'inconstance de nos actions. Chap. I. EUX qui s'exerçent à contreroller les actions humaines, ne se trouvent en aucune partie si empeschez, qu'à les r'apiesser et mettre à mesme lustre : car elles se contredisent communément de si estrange façon ...

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    1 Montaigne - Des Cannibales. Les Essais - Livre I, chapitre 31 « Des Cannibales » Michel de Montaigne - 4 [A] Quand le Roi Pyrrhus passa en Italie, après qu'il eut reconnu l'ordonnance de l'armée que les Romains lui envoyaient au devant : "Je ne sais, dit-il, quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs appe- laient ainsi toutes les nations étrangères), mais la disposition de cette ...

  23. PDF Livre:Montaigne

    Montaigne - Essais, 1595.pdf. Titre. Les essais de Michel seigneur de Montaigne. Sous-titre. éd. nouv., trouvée après le deceds de l'autheur, rev. & augm. par luy d'un tiers plus qu'aux précédentes impressions. Auteur.

  24. PDF Montaigne question du moi

    Montaigne, « Apologie de Raymond Sebond36 », Les Essais, II, 12, 563 Montaigne relate ici une expérience récurrente : « ce que je tiens aujourd'hui et ce que je crois (…) ». Depuis Pétrarque, l'experientia désigne la connaissance dont on peut témoigner par soi-même, tandis que son corollaire, l'historia, renvoie aux connaissances acquises par le témoignage d'un tiers. Ce ...